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Page d'essai



N°47  Mai-Juin 1997  pp7-9
45FF

Georges Rouault :

une éternelle actualité



"Mille
et une nuits"
1942, hst
58x44,5cm

Contemporain et fidèle soutien des fauves, grand ami de Matisse, l'œuvre de Rouault semble pourtant inclassable, hors de tout mouvement pictural. Mû par une foi profonde et par la conviction de répondre à un "besoin intérieur", Rouault sut toujours préserver sa liberté d'artiste. Sa liberté d'expression fut totale, au risque de heurter quelques esprits étroits ou conformistes.

Le musée d'Art moderne de Lugano nous donne l'occasion de découvrir toute la signification de cette œuvre à travers un choix de plus de cent vingt tableaux et oeuvres gravées. Une exposition unique, exhaustive qui rend justice à celui qui se moquait du jugement des hommes, ne croyant qu'en la justice de Dieu. Donner une définition précise de l'art de Rouault a toujours relevé de la gageure. L'artiste lui-même se découvrait au fur et à mesure qu'évoluait son art, donnant par ses propres écrits et sa correspondance, les clés de son oeuvre peinte.

Une première définition nous est donnée par Apollinaire qui met l'accent sur les oppositions internes de Rouault : "A mon sens, depuis Daumier, peu de peintres avaient atteint aussi haut dans le sublime comique, qui se confond ici avec le sublime tragique" (1).


"La sainte
face"
1953, hst
99x72cm
Kunsten Gent

Pierre Courthion est l'un des premiers à avoir vu chez Rouault une "signification picturale". A l'instar de Maritain, il rapproche l'artiste de l'esthétique médiévale. " S'il y avait eu de beaux vitraux comme autrefois, au Moyen Age, je ne serais peut-être pas devenu peintre ", disait l'artiste lui-même. Courthion dépasse l'analyse de Maritain. Selon lui, Rouault est directement "rattaché au gothique", car il existe un véritable lien entre le mode des gargouilles qui décorent les cathédrales et son oeuvre.

En fait l'oeuvre de Rouault hésite entre la lumière sourde, propre à l'art roman, et la lumière spirituelle de l'art gothique. Une lumière qui l'aide à faire l'éloge de l'humilité en nous livrant des portraits qui sont à la fois sensibilité et document.

Une lumière qui mêle le grotesque au sublime, la bouffonnerie et l'épopée, révélant dans la nature profonde des choses, au-delà de leurs apparences, leur essence divine.


"Samson
tournant
la meule"
1893, hst
146x114cm

Dans l'art de Rouault, l'adéquation est parfaite entre le message et son expression. Un dessin simplifié, synthétique, d'un seul jet et d'une telle largeur qu'il ne suscite que de grandes formes. Une couleur multiple et diverse, mais qui superpose à la variété de ses roses, de ses verts, de ses jaunes, de ses noirs, l'unité de ses bleus et celle de son clair-obscur. Des couleurs dont il n'attend pas un équilibre mais une "signification" comme l'a défini André Malraux dans ses notes sur l'expression tragique en peinture (1929).

La véhémence chromatique et gestuelle, la distorsion des formes (" le contour me fuit " disait-il) le rapproche certainement des expressionnistes dont il partageait le goût pour la volontaire distanciation de tout esprit académique.
 
Les préoccupations techniques et artisanales porteront parfois Rouault vers un dessin plus rigide, souligné par de gros cernes, une forme plus hiératique, une couleur plus variée, où, à côté des bleus, des verts argentés et les rouges lie-de-vin occupent, avec les blancs, une place importante.

La matière surtout deviendra plus épaisse, plus nourrie, plus travaillée. Après 1939, les figures diaprées de mille nuances se dégageront d'une pâte toujours plus abondante accumulée avec une passion toujours plus lente, faisant rivaliser le tableau avec la splendeur des émaux.

Enfin l'universalité de Rouault provient également de ses dons d'observateur, de sa manière de forger des " types " parfois jusqu'à la caricature.

Rouault est grave mais ne désespère jamais de l'humanité. Sa peinture fait rentrer le quotidien dans la sphère du sacré, ouvrant à l'art sacré des perspectives plus larges que ne lui autorisait l'Eglise.


"Le couple
(la loge)"
1905, hst
96,5x78,5cm

Comme l'écrit André Chastel dans Fables, Formes et Figures, "Les Saintes Faces" de Rouault, comme " la Madone " d'Henry Moore ou le " Chemin de Croix " de Matisse à Vence ont, quelle qu'ait été l'attitude, pieuse ou non, de l'artiste, un trait commun : ce sont des images privées, où paraissent le tact, la lucidité supérieure, la douleur poignante d'esprits supérieurs. Il ne s'en dégage aucun état d'oraison, aucune invitation précise à la participation liturgique, aucune nécessité sacramentelle... "(2)

Celui qui " aurait désiré créer avec des teintes pures comme des flammes " n'eut finalement qu'un seul modèle : le Christ " obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix ". Car son oeuvre iconique et magistrale fut d'abord une oeuvre de charité...
 
T. Demaubus
 

(1) G. Apollinaire. Chroniques d'Art en hommage à Georges Rouault, XX siècle, numéro spécial 2 - p. 94 - 1971 - Cité en Catalogne exposition du musée d'Art moderne de la Ville de Paris 1983.

(2) A. Chastel. Le feu et le Sacré dans l'Art moderne, 1955. (En Fables, Formes, Figures - Paris 1978 - T2 - p. 497).
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