Prologue




À la recherche du lieu de naissance de mon tee-shirt



Supérette Walgreen

Fort Lauderdale, Floride

Printemps 1999


Ces dernières années, la municipalité de Fort Lauderdale a fait de louables efforts pour améliorer l’image de la ville. Les surfeurs camés et les étudiants tapageurs ont été éloignés de la plage, des cafés à la mode et des hôtels de luxe. Ceux qui étaient encore à l’école dans les années 70 sont maintenant des parents. Ils ont de l'argent à dépenser. La ville a nettoyé, repeint, fait briller tout ce que peuvent voir les visiteurs. Elle se tourne désormais vers l'argent comme un cocotier vers la mer. Cependant, comme pour n'importe quelle destination touristique, une éraflure dans la peinture brillante révèle des dessous moins chics. Les édiles peuvent préférer les galeries d'art, ce sont néanmoins les boutiques de tee-shirts qui s'alignent en bord de mer car c'est ce que les gens veulent acheter.

Un grand panier de tee-shirts était installé à l’entrée de la supérette Walgreen à côté de la plage. Il avait été placé là pour attirer l’attention des touristes et des clients de la boutique, et ça marchait : presque tous ceux qui passaient à côté s’arrêtaient, plongeaient les mains et brassaient les tee-shirts, ne serait-ce qu'une minute. Le panier contenait des centaines de tee-shirts, $5,99 la pièce, deux pour $10. Ils étaient tous imprimés avec des thèmes relatifs à la Floride, des coquillages, des poissons multicolores, des palmiers.

Je m'approchai et choisis un tee-shirt. Il était blanc, avec perroquet flamboyant imprimé sur le devant et « Floride » écrit dessous. Après être passée le payer à la caisse, je suis sortie au soleil pour admirer mon tee-shirt à travers son emballage de cellophane.

« Eh bien, nous y voilà ! » me suis-je dit.

De retour à Washington, j'ai sorti le tee-shirt du sachet. L'étiquette indiquait : « Sherry Manufacturing », et dessous « Made in China ». J'ai tapé « Sherry Manufacturing » dans mon moteur de recherche. Un quart d’heure plus tard j’étais au téléphone avec Gary Sandler, le président de Sherry. « Bien sûr, descendez donc nous voir, me dit-il. Nous n'avons pas tant de visiteurs que ça venant de Washington. »




Sherry Manufacturing Company

Miami, Floride

Été 1999


La Sherry Manufacturing Company est située dans la zone industrielle la plus ancienne de Miami, un paysage blafard d'usines et d'entrepôts non loin de l'aéroport. Gary Sandler est un homme aimable, avec un bronzage de Floride et un scepticisme de bon aloi vis-à-vis des professeurs d’université. Il est totalement dénué de vanité, mais clairement fier de ce que lui et sa famille ont construit. Des photographies de ses enfants et de son équipe de vente ornent les murs de son bureau.

Quentin, le père de Gary, a créé Sherry Fashions juste après la Seconde Guerre mondiale. Le nom de l’entreprise est celui de sa fille. Quentin commença comme grossiste à son compte. Il allait de boutique en boutique le long de la plage et vendait des babioles souvenir aux propriétaires des magasins. Il montait de temps en temps à New York pour s'approvisionner, puis retournait à Miami proposer ses marchandises pour la saison touristique. À l'époque, autant que maintenant, les gens aimaient faire des achats lorsqu’ils étaient en vacances, surtout des souvenirs. Quentin découvrit que les articles avec un thème tropical étaient particulièrement appréciés des touristes du Nord en vacance en Floride.

Dans les années 50, le choix de souvenirs avec lesquels on pouvait s'habiller était très limité. Typiquement les estivants ramenaient chez eux plutôt des bibelots que des vêtements. Cependant, Quentin observa que l'un des articles qui se vendait le mieux était un foulard, un carré de coton imprimé avec un motif lié à la Floride. Comme beaucoup de produits touristiques kitsch de l'époque, ce foulard était tissé et imprimé au Japon. Au bout de quelques années, Sherry se retrouva dans la situation classique du grossiste dont les marges sont coincées entre les exigences des fournisseurs et celles des détaillants. En 1955, Quentin Sandler s'émancipa de ses fournisseurs new-yorkais et démarra à Miami son propre atelier d'impression sur tissu. Sherry Fashions devint Sherry Manufacturing Company.

Gary Sandler quitta l'université au milieu des années 70 pour entrer dans l'entreprise paternelle, et en 1986 il en est devenu le président. Aujourd'hui, Sherry est l’une des plus grandes entreprises d'impression au cadre de tee-shirts des États-Unis. Elle est restée une affaire servant surtout les marchés touristiques. De Key West en Floride à Mount Denali en Alaska, ainsi que dans beaucoup d'autres endroits touristiques entre les deux, en passant par l'Europe, on peut acheter des tee-shirts Sherry. Les graphistes de Sherry conçoivent des motifs pour chaque marché géographique, et les illustrations et les noms des localités sont imprimés ou bien brodés sur les chemisettes dans l'usine de Miami

Le stock de tee-shirts blancs de Sherry (mais aussi les serviettes de plage, les casquettes de base-ball, etc.) remplit un entrepôt sur deux niveaux. Les blancs sont convoyés de l'entrepôt vers la machine d'impression. Figurez-vous une grande roue de Luna Park couchée sur le côté. Les ouvriers enfilent chaque chemisette sur la section plate d'un rayon de la roue. Elle tourne et s'arrête brièvement jusqu'à 14 fois. A chaque arrêt, une couleur différente est diffusée à travers les minuscules trous d'un écran monté sur un cadre. Quand la chemisette est revenue à son point de départ, un ouvrier la retire et la passe à un autre ouvrier qui la pose à plat sur un convoyeur de séchage. Au bout du tapis de séchage, l'opérateur suivant la reprend et la pose sur un deuxième convoyeur. Elle s’engouffre alors dans un tunnel puis réapparaît à l'autre bout soigneusement pliée. Ce n'est plus un sous-vêtement, c'est maintenant un souvenir.

Une visite dans l'atelier d'impression de Sherry est comme un reportage géographique. Les chemisettes finies, qui s'empilent sur les chariots, évoquent des scènes de plage, de montagne, de gratte-ciel, de glaciers. Chacune d'elles permettra à un acheteur de s'approprier un fragment du site touristique où il vient de séjourner et de le rapporter chez lui. Une visite dans l'entrepôt des produits blancs à côté de l'usine est lui aussi un reportage, encore plus exotique. Pour imaginer où partent les chemisettes finies vous avez sans doute eu besoin de crème solaire, maintenant pour imaginer d'où elles viennent il va vous falloir un carnet de vaccination.

Gary Sandler achète ses tee-shirts au Mexique, au Salvador, en République Dominicaine, au Costa Rica, au Bangladesh, au Honduras, en Chine, au Pakistan, au Botswana, en Inde, à Hong Kong et en Corée du Sud.

Mon tee-shirt vient de Chine. Il a vraisemblablement quitté Shanghaï vers la fin de l'année 1998, et est arrivé dans le port de Miami quelques semaines plus tard. Tous comptes faits, la chemisette a coûté à Sandler $1,42, dont 0,24 cents de tarifs douaniers. Ma chemisette faisait partie des 25 millions de tee-shirts de coton venant de Chine autorisés à entrer aux Etats-Unis, selon le système de quotas d'importation de vêtements négocié en 1998. Le voyage de cette chemisette, comme nous allons le voir, est une preuve de la puissance des forces économiques pour surmonter les obstacles commerciaux autant que réglementaires, et invite à nuancer une vision primaire du libéralisme. Pour arriver jusque dans le tiroir de ma commode, mon tee-shirt a dû combattre les lobbys de l'industrie américaine du textile et de la confection, les membres du Congrès des États du Sud, un système de tarifs et de quotas tellement labyrinthique qu'il est difficile d'imaginer comment quelqu'un pourrait vouloir prendre la peine de le comprendre. Mais Gary Sandler tenait à le comprendre.

Malgré tous les efforts des membres du Congrès, des leaders de l'industrie textile américaine et des lobbyistes, en dépit des quotas, des tarifs et de la bureaucratie chinoise, la Chine produit les meilleurs tee-shirts au meilleur prix.

Mais la Chine, c'est vaste. Où exactement, demandai-je à Sandler, les chemisettes étaient-elles produites ? Sandler fit tourner son Rolodex et en tira une carte, sur laquelle était inscrit : « M. Xu Zhao Min, Tricotages de Shanghaï. »

« Passez-lui un coup de fil, c'est un gars très sympathique. Il vous expliquera tout. »

« Xu Zhao Min », déchiffrai-je en faisant attention à l’orthographe.

« Non, non, me dit Sandler, Patrick. Ses clients américains l'appellent Patrick. »

Patrick Xu et sa femme acceptèrent mon invitation à venir visiter Washington lors de leur prochain voyage aux États-Unis.




Université de Georgetown

Washington, D.C.

Eté 1999


Patrick Xu est à l'aise entre l'Est et l'Ouest, entre les riches et les pauvres, entre le communisme et le capitalisme, avec l’équilibre d’un chat. Il vient aux États-Unis au moins deux fois par an rendre visite à ses clients et en prospecter de nouveaux. Il en profite pour étudier les nouvelles modes occidentales et ramener chez lui des idées de productions. Patrick est heureux de vendre des tee-shirts blancs à des clients fidèles comme Gary Sandler, mais il ne voit pas beaucoup d'avenir dans les blancs pour les « Tricotages de Shanghaï ». La compétition est trop intense avec les pays à bas coûts de main d’œuvre, ou même avec d'autres régions de Chine, et bientôt – il en est convaincu – les clients qu'il a conquis avec tant d'efforts feront venir leurs tee-shirts de régions éloignées de Shanghaï. Patrick cherche à s’élever sur l'échelle de valeur ajoutée vers des articles plus élaborés, par exemple des sweaters.

« Venez en Chine, me dit-il, je vous montrerai tout. »

Je lui ai expliqué que je désirais vraiment tout connaître. Est-ce qu'il pourrait me montrer où sont confectionnées les chemisettes ? Pas de problème. Où le tissu est-il tricoté ? Oui, bien sûr. J'ai poussé encore un peu plus ma chance : Et le fil ? Pourrait-il me montrer le fil avec lequel le tissu est tricoté ? Les filatures ? Oui, il pourrait arranger ça aussi. Mais ce n’était toujours pas le point de départ. Et le coton ? Pour raconter l'histoire de ma chemisette, il fallait commencer par son lieu de naissance. Je savais que la Chine était l'un des plus gros producteurs mondiaux de coton. Est-ce que je pourrais aller dans les fermes et voir comment le coton était produit ?

Patrick jeta un coup d’œil à mon tee-shirt. « Ça, ça risque d'être difficile. Je pense que ce coton pousse très loin de Shanghaï. Probablement à Tiksa. »

« Tiksa ? C'est où Tiksa ? C'est très éloigné de Shanghaï ? » lui demandais-je. Il y avait une mappemonde sur mon bureau et je la faisais tourner vers la Chine. Pouvait-il me montrer où ça se trouvait sur le globe ?

Patrick éclata de rire. Il fit tourner la mappemonde en sens inverse. « Je crois que ça pousse ici. » Je suivais son doigt.

Il pointait le Texas.