Source : Peter L. Bernstein, Le Pouvoir de l'Or, Fayard/Mazarine, 2007
Chapitre 2 de Peter L. Bernstein, Le Pouvoir de l'Or, Fayard/Mazarine, 2007
Le voeu de Midas et les créatures du hasard
Les couronnes en or que portaient sur leur tête les monarques dans les cérémonies officielles devaient être bien lourdes, pourtant aucun d’entre eux n’a jamais préféré arborer une couronne en zinc ou en plastique. Pendant des siècles, les dirigeants ont aimé frapper à leur effigie les pièces en or qui circulaient dans leur royaume et au dehors. L’opposition entre l'or matière décorative et l'or monnaie est apparue très tôt dans l'histoire, et elle dure encore de nos jours. L'éclat inaltérable de l'or, ainsi que sa rareté, lui conféraient une valeur telle qu'il était sans doute inéluctable qu'un jour il ne serait plus seulement la matière du Veau d'or, du phallus doré ou de la Toison, mais qu’il deviendrait aussi une monnaie. Le mécanisme fonctionne d'ailleurs dans l’autre sens : le pouvoir d'achat considérable de l'or ajoute au prestige que nous sommes invités à révérer quand nous contemplons un bijou en or ou bien le dôme doré du Capitole d'un état des Etats-Unis.
Ce chapitre traite de la nature de la monnaie et décrit comment sont nées les pièces d'or. Nous allons voir que l'association de l'or avec le pouvoir et avec la magie le relie à une palette de fonctions monétaires qui apparurent dès que l'industrie et le commerce se développèrent. La monnaie soutient une culture autant qu’elle en reflète les valeurs fondamentales. Cela explique mieux que tout autre argument la longévité de l'or dans les échanges. L'or a en effet joué un rôle central en tant que monnaie dans toutes les cultures qui tiennent l'industrie et le commerce en haute estime.
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Il ne suffit pas qu'une substance ait de la valeur pour qu’elle devienne une monnaie. Beaucoup de substances ont de la valeur mais ne sont pas utilisées comme monnaie. Du reste, aujourd'hui, la plupart des formes d'argent sont représentées par des éléments qui n’ont aucune valeur par eux-mêmes, comme le papier ou les bits informatiques.
Au début de l'histoire de la Grande-Bretagne, le bétail et les esclaves étaient utilisés comme monnaie. Leur valeur était fixée par la loi, bien que l'église qui voulait décourager l'esclavage n'acceptât pas les esclaves en règlement des pénitences.1 Le poivre a eu aussi son heure de gloire au Moyen-Âge. Dans certaines régions, on conservait les troupeaux non seulement pour la nourriture mais aussi pour conserver un patrimoine, une pratique qui a perduré jusque de nos jours. Elle a même eu des conséquences écologiques dramatiques dans certaines régions d'Afrique où la population de moutons et de chèvres a diminué de 66 millions entre 1955 et 1976.2
Cette situation est, néanmoins, rare. À l'époque moderne, jamais un bien ayant une utilité intrinsèque n'a longtemps servi de monnaie. Par exemple, les cigarettes qui étaient employées comme monnaie d’échange en Allemagne, au début de la Seconde guerre mondiale, finirent en fumée. L'or, au contraire, est généralement inutilisable dans les applications nécessitant un métal. C’est avant tout parce qu'il est trop mou. Et, de toutes façons, avec seulement 150 000 tonnes disponibles, il est trop rare pour pouvoir servir à grand-chose.
L'or, en revanche, a de clairs avantages en tant que monnaie sur les autres matières dénuées d’utilité propre qui ont été employées dans l’Histoire. Contrairement aux cauris – ces coquillages qui furent pendant des siècles la principale forme de monnaie dans une grande partie de l’Asie –, l'or jouit d'une remarquable durabilité et ne se casse pas aisément. Le moindre morceau d'or, aussi petit ou aussi grand soit-il, partout sur la terre est immédiatement accepté comme porteur d’une valeur substantielle. Et la valeur d'un morceau d'or dépend uniquement de son poids et de son degré de pureté, une caractéristique qu’il est difficile d’appliquer au bétail.
Du point de vue de l'inutilité, pourtant, les bits informatiques sur les écrans d'ordinateur des banques, qui constituent la plus grande partie de la monnaie moderne, sont encore supérieurs – nous n'en avons aucun autre usage, nous reconnaissons tout de suite leur rôle de monnaie, ils pèsent encore moins que l'or ou le papier, ils se transmettent facilement, ils peuvent représenter n'importe quelle valeur, depuis une fraction de penny jusqu'à des milliards de dollars et même au-delà, on peut les rendre aussi durables qu'on veut et ils ont un indiscutable caractère magique qui impose le respect.
Mais c’est l'or qui continue à représenter la valeur suprême. Que ce soit dans la Règle d'or ou dans l'or olympique, il a toujours inspiré beaucoup plus de vénération que n'importe quelle autre substance dans l'histoire.
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Ne nous pâmons pas trop vite, néanmoins, devant la sophistication de nos modernes devises, et ne nous moquons pas, sans savoir, des devises des sociétés soi-disant plus primitives que la nôtre. Considérons, par exemple, le système monétaire de la petite île de Yap, dans l'archipel des Carolines, qui a été décrit de façon si charmante par l'anthropologue américain William Henry Furness III après plusieurs mois passés sur Yap en 1903.*3
Furness remarque, pour commencer, que « sur une terre où la nourriture, la boisson ou les vêtements, prêts à être portés, poussent sur les arbres et sont faciles à récolter, il est difficile d’imaginer qu’on ait besoin de s’endetter sérieusement pour subvenir à ses besoins courants. » Néanmoins, les hommes aiment qu'il existe une représentation tangible du travail qu’ils ont fourni à d’autres hommes afin d’accumuler du pouvoir d’achat.
Le moyen d'échange, ou, plus exactement, la réserve de valeur sur Yap, à cette époque, était appelée fei. Fei consistait en d'épaisses roues en pierre dont le diamètre allait de la taille d'une soucoupe jusqu'à des meules de plus de quatre mètres de large. Les pierres qui servaient à fabriquer ces fei provenaient de carrières calcaires situées sur l'île de Babelthuap, une île distante de 600 km, dans l’archipel de Pelao. Elles avaient été amenées sur Yap, longtemps auparavant, pierre après pierre, en canoë et en radeau, par des indigènes entreprenants que Furness décrit comme « ayant plus de bagout que des agents d'assurance. »
Les fei les plus petits et les plus portables servaient de moyen d'échange circulant de main en main en paiement de poissons ou de cochons. Pour les paiements plus importants, qui impliquaient des fei plus volumineux, on procédait autrement. Afin de faciliter leur déplacement, les indigènes perçaient des trous au centre des gros fei. Mais les plus grosses pierres restaient trop lourdes et on ne les déplaçait tout simplement pas. Dans les rares occasions où une transaction particulièrement élevée avait lieu, on se contentait de noter un changement de propriétaire et la « pièce de monnaie » était laissée tranquillement là où le hasard l'avait déposée.
La famille la plus riche de la communauté possédait un énorme fei que personne n'avait jamais vu et, du reste, ne pouvait pas voir. En effet, leur fei reposait, assuraient ses membres, au fond de la mer. Plusieurs générations plus tôt, un ancêtre était en train de la remorquer sur un radeau attaché à son canoë quand une terrible tempête s’était levée. Cet homme, contrairement au protagoniste de l'histoire de Ruskin, avait jugé que la vie venait d'abord et l'argent seulement après : il avait coupé la corde, laissé filer le radeau et regardé son énorme pierre s’engloutir dans les flots. Comme il avait survécu, il avait pu raconter son histoire, la dimension exceptionnelle et la qualité de la pierre qu'il avait perdue. Personne n’avait jamais mis en doute la véracité son témoignage. Aussi, rapporte Furness, « le pouvoir d'achat de cette pierre conservait-t-il la même validité que si elle avait été posée au vu et au su de tous à côté de la maison de son propriétaire. »
Furness raconte ce qui s'est passé quand le gouvernement allemand, en 1898, racheta Yap aux Espagnols et qu’il décida de transformer les sentiers pavés de corail de l'île en routes adaptées aux transports modernes. Malgré les ordres répétés par les autorités allemandes de se mettre au travail, les indigènes ne voyaient pas l'intérêt de consacrer leur temps à cette activité et ils restaient oisifs. Finalement, les Allemands décidèrent d'imposer une amende, qui serait annulée une fois seulement le chantier fini. Un fonctionnaire allemand parcourut l'île avec un pinceau, marquant les fei qui avaient le plus de valeur avec une croix noire pour indiquer qu'ils étaient devenus la propriété du gouvernement. « Le système, nous dit Furness, fonctionna comme un charme ; les indigènes, peinés d'avoir été dépossédés de leurs biens, se résolurent à travailler et réparèrent bientôt les routes... qui sont aujourd'hui aussi belles que des avenues. » Le gouvernement effaça alors les croix et « Presto! l'amende payée, les heureux failus recouvrèrent leur capital et purent jouir de nouveau avec indolence de leur richesse. » En d'autres temps et d'autres lieux, on appelle cela lever des impôts et dépenser l’argent public.
Cette histoire me rappelle une expérience personnelle au tout début de ma carrière, en 1940. J'avais décroché un job dans le service de documentation de la Banque de Réserve fédérale de New York, au coeur du quartier financier. Un jour, pour me faire une faveur, mon chef m'emmena voir l'or qui était conservé dans les chambres fortes et aseptisées de la banque, cinq étages sous terre. Elles étaient creusées profondément dans la roche afin de décourager les cambrioleurs de construire un tunnel d’accès. On pénétrait dans l'espace sécurisé par de lourdes portes cylindriques en acier inoxydable, étanches à l'eau et à l’air, qui se déverrouillaient automatiquement à neuf heures du matin et se verrouillaient automatiquement à cinq heures du soir. Un panier à provisions était placé à l'intérieur, juste après l’entrée, avec des sandwiches frais, renouvelés quotidiennement, à l'intention des employés malchanceux qui se seraient retrouvés enfermés une fois les portes automatiquement verrouillées à la fin de la journée. Un peu plus loin, il y avait une balance pour peser l'or. Elle était si sensible qu'un petit pois la mettait en mouvement. Avec l'or, même la poussière compte.
L'or était rangé dans des grands logements d’environ trois mètres de large, trois mètres de haut et six mètres de profondeur. Les piles de briquettes d’or emplissaient les espaces jusqu'au plafond, chaque brique étant approximativement de la taille de trois grands bâtons de sucre d'orge. Les briques pesaient une douzaine de kilos chacune – quatre cents onces troy – et valaient, en ces temps-là, 14 000 dollars. En 1940, depuis 6 ans, l'or valait officiellement 35 dollars l'once. Avec cette valorisation il y avait entassés là 2 milliards de dollars, une somme suffisante à l'époque pour acheter la production totale de biens et de services des États-Unis pendant quatre jours. Elle tenait, néanmoins, dans un petit volume sécurisé, blotti cinq étages sous le trafic des rues de New York. Contempler plus de 100 000 lingots d'or empilés jusqu'au plafond et brillant sous la lumière des ampoules électriques était une expérience à la fois glaçante et inoubliable.
Cet or n'appartenait pas aux États-Unis. Il appartenait à la France, à l'Angleterre, à la Suisse et à beaucoup d'autres pays. Depuis longtemps, ces pays conservaient une partie de leurs avoirs officiels en or à la Banque de Réserve fédérale de New York, à la fois dans un souci de sécurité et par commodité. Chaque barre ainsi consignée portait le poinçon de son propriétaire ou un quelconque autre signe d'identification. Ce procédé de marquage s'appelle en anglais "earmarking" (littéralement "marquage de l'oreille"), une expression qui fait sans doute référence à la méthode utilisée autrefois pour indiquer les propriétaires des animaux des troupeaux. Ce marquage évitait à chaque nation les soucis et les dépenses liés au transport de l'or d'un pays à l'autre (surtout s’il fallait traverser un océan) quand, pour une raison ou pour une autre, l'or changeait de propriétaire. Si par exemple l'Angleterre devait payer de l'or à la France, un employé de la Réserve fédérale arrivait simplement avec un chariot devant le compartiment de l'Angleterre, chargeait les lingots, les transportait jusqu'au compartiment de la France, changeait les signes sur les lingots d’or et faisait une note dans un livre.
Ces déplacements de quelques mètres, d'un cabinet à l'autre, correspondaient souvent à des bouleversements considérables dans la répartition des richesses entre pays, avec des répercussions profondes sur le niveau de vie des populations. Pourtant, les citoyens de chaque pays ne voyaient jamais l'or de leurs gouvernements.* Si tout cet or, par exemple, avait été englouti dans l’Hudson mais si on avait continué à tenir les livres de compte de la même manière qu’auparavant, les conséquences économiques et financières pour chaque nation eussent été exactement les mêmes et tout aussi profondes que quand l'or était déplacé physiquement d'un compartiment à un autre.
Cette procédure ressemble de manière frappante à l'île de Yap et ses transferts de propriété sur des avoirs qui ne bougent pas, et à toute l'agitation économique que les Allemands déclenchèrent en traçant simplement des croix noires sur les fei. Comme nous allons le voir, la ressemblance entre les usages soi-disant primitifs et les usages soi-disant modernes de la monnaie ne s'arrête pas aux rivages de Yap ou aux caves de la Réserve fédérale de New York.
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Les fei de Yap étaient des réservoirs de richesse. Les réservoirs de richesse sont immobiles. La monnaie, elle, se déplace. Elle passe d'une poche à une autre. Une réserve de richesse est une masse ; la monnaie est une mesure de richesse.
Bien avant que les peuples ne songent à l'utiliser comme monnaie, la durabilité de l’or, sa densité et son brillant en avait fait un choix naturel pour conserver des richesses. Comme tout ce qui a servi de réserve de richesse, l'or, dans les temps anciens, était une ivresse, une expression ostentatoire de puissance, un instrument pour susciter la jalousie des ennemis et des couches sociales inférieures, ou encore un moyen pour accorder une faveur ou faire un cadeau – comme l'a fait la reine de Saba, quand elle submergea d'or le roi Salomon.
Quand il est mis en oeuvre en tant que monnaie de transaction, l’or change de nature. Celui qui dépense ou prête de l'argent doit garder la tête froide, doit calculer, être précis, avoir une vision stratégique. Avant que l'or puisse être utilisé comme monnaie et non plus seulement comme réserve de richesse, les peuples durent devenir suffisamment productifs pour avoir un surplus à échanger, les voyages durent être plus fréquents, et il fallut aussi définir une mesure pour cette fonction.
Bref, une monnaie émerge quand une société se met à faire des affaires. Il n'y avait pas beaucoup de transactions à Yap, la vie économique y étant plus de nature communautaire que commerciale. Nous avons besoin d'argent quand nous voulons embaucher, ou si nous voulons donner cet argent à quelqu'un d’autre en échange d’un bien que nous ne possédons pas. Nous empruntons à quelqu'un qui accepte de remettre à plus tard la jouissance de son argent. La monnaie se déplace de l'acheteur vers le vendeur, du prêteur vers l'emprunteur, puis elle retourne de l'emprunteur vers le prêteur. Jamais la monnaie ne reste longtemps immobile. Et elle implique toujours quelqu'un d'autre.
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À l’époque où l'or n’était qu’un réservoir de richesse, les paiements d'une personne à une autre étaient rares. C'était une opération lourde, qui prenait du temps. De plus, de même que les têtes de bétail ou les pierres de Yap, deux lingots d'or ou deux anneaux, dans l'Antiquité, n'étaient jamais exactement de la même taille ni de la même qualité. C’est pourquoi, lors de chaque transaction, il fallait tester la pureté du métal, déterminer son poids exact.
Les pièces de monnaie étaient une innovation ingénieuse, conçue pour éviter le fastidieux pesage et la fastidieuse vérification de la pureté, mais elles ne sont pas apparues avant 700 av. J.-C., deux bons milliers d'années après le début de la carrière monétaire de l’or. Les pièces de monnaie permettent de sauter les étapes de mesure et de passer directement aux affaires, à la condition, néanmoins, qu'elles soient authentiques – il était important qu'elles vaillent précisément ce que leurs inscriptions faciales indiquaient pour servir au paiement.
Dès le début de l’or-matière-d’échange, une méthode universellement acceptée pour évaluer sa pureté et pour déterminer son poids était donc essentielle, avant que l’or puisse devenir une monnaie. On mit au point un système spécifique pour l'or, même si plus tard des versions du système furent employées pour d'autres métaux précieux et même pour les bijoux les plus coûteux.
Nous définissons la pureté d'une pièce d'or par son nombre de carats. Ainsi, « l'or 24 carats » désigne l’or pur. Un carat – le mot vient du grec keration, qirat en arabe (« petit poids », qui vient lui-même du grec) et carato en italien – était, à l'origine, une mesure non pas de pureté mais de poids, et ceci pour la plus délicieuse des raisons. Carat vient, à l’origine, du mot caroube, le fruit légumineux du caroubier dont chaque gousse produite par la nature pèse presque exactement 1/5 de gramme. Le carat est maintenant, par définition, égal à 0,2592 g.
De nos jours, le carat a été remplacé par le grain comme unité conventionnelle de poids (100 grains valent 6,48 grammes). Les grains d'orge ou de blé, au milieu de l'épi, ont la même propriété remarquable que le carat, c’est-à-dire un poids quasiment invariable quel que soit l'épi. L'once troy, qui vient de la ville de Troyes en France, où la mesure fut utilisée pour la première fois, vaut 480 grains (soit 31,1 grammes) et douze onces troy font une livre troy. La livre troy est plus légère que la livre « avoirdupois », qui est utilisée à l’heure actuelle, 373,2 grammes au lieu de 453,6 grammes. Les onces troy sont donc plus lourdes que les onces « avoirdupois » de la vie courante (31,1grammes au lieu de 28,35 grammes). Les onces « avoirdupois » valent 1/16 de livre « avoirdupois ». La convention moderne est d'exprimer le poids d'or en grains, mais le prix de l’or reste par tradition exprimé en dollar par once troy.
Il y a quatre mille ans, les Égyptiens fondaient des lingots d'or pour en faire de la monnaie. Chaque barre était frappée au nom du pharaon Ménès. Les Égyptiens avaient même défini un ratio entre l'or et l'argent. Durant la plus grande partie de l'histoire, l'argent a valu entre 5 % et 8 % de la valeur de l’or – c'est-à-dire des rapports de 12 à 20 parties d'argent pour une partie d'or, « partie » mesurée en poids. Les Égyptiens, eux, avaient fixé la valeur de l'argent à 10 % de la valeur de l'or, sans doute parce qu'ils n'avaient pas de source intérieure d'argent.4 Il est possible aussi qu’ils aient trouvé les calculs plus simples avec ce ratio, mais nous n’avons pas de preuve à ce sujet. Quoi qu'il en soit, commençait alors une cohabitation complexe, incestueuse et parfois violente entre l'or et l'argent définissant la masse monétaire, un conflit qui resurgirait régulièrement dans l’histoire de l'or en tant que monnaie.
L'opération malcommode de pesage de l'or et de vérification de sa pureté, lors de chaque transaction, nous semble plus compliquée qu'elle n'était en réalité. Ces civilisations lointaines avaient plus de points communs avec l'île de Yap qu'avec nos sociétés industrielles. Quand le monarque possédait presque tout, quand l'activité économique était principalement agricole et quand les transports étaient tellement laborieux que la plupart des communautés vivaient en autarcie, le commerce et les transactions commerciales lointaines étaient rares et peu importants pour l’économie de la région.
Au fur et à mesure que l’usage de la monnaie croît en importance, les innovations pour la rendre encore plus efficace et plus commode sont encouragées. Les Assyriens et les Babyloniens du second empire babylonien étaient des commerçants plus actifs que les Égyptiens. Ils produisaient des lingots d'or de meilleure qualité et plus élaborés que les précédents. Sur les lingots les plus lourds, qui pesaient environ 30 livres, ils frappaient des lions et sur les plus légers, qui pesaient quinze livres, ils frappaient des canards. Les lions et les canards indiquaient une valeur, mais jusque vers 600 av. J.-C. les gens préféraient continuer à peser eux-mêmes chaque pièce plutôt que de faire confiance au signe indiquant la valeur, ce que l’on appelle la « valeur faciale ». Les peuples de Mésopotamie ont aussi divisé leur monnaie en dénominations plus petites, comme les talents, les mines ou les shekels. Ces dénominations se répandirent rapidement à travers toute l'Asie Mineure, au sein des cités grecques et même tout autour du bassin méditerranéen. Le shekel est encore utilisé de nos jours en Israël.
Peser le métal précieux dans chaque transaction était certainement contraignant, mais cette pratique ancienne offrait aussi un avantage que l'arrivée des pièces de monnaie allait effacer. Quand la monnaie consistait en pièces de différents poids, elle n'avait pas de nationalité. Même les lingots des Égyptiens s'échangeaient sur la base de leur poids et non pas parce qu'ils portaient le nom d'un pharaon ou d’un autre. Le chapitre 38 de la Genèse nous apprend que Joseph fut vendu par ses frères à des étrangers contre trente shekels d'argent, sans prêter la moindre attention au taux de change ou à l'acceptabilité de l'argent dans le pays étranger. Un shekel était un poids d’argent. Ainsi, alors que nos lointains aïeux utilisaient une forme de monnaie acceptée partout, nos modernes experts – connaissant les vices des monnaies nationales – rêvent d'une devise supranationale, mais n'ont aucune idée sur la façon de la mettre en oeuvre.*
Les évolutions qui conduisirent des simples lingots d'or à un système complet de pièces de monnaie sont la conséquence d'une série d'événements aussi romanesques que dramatiques qui se déroulèrent dans la partie occidentale de l'Asie Mineure, aujourd'hui la partie ouest de la Turquie. Cette histoire, qui contient inévitablement une part de légende, commence en Phrygie, un royaume dont la capitale, Gordion, se trouvait non loin d'un petit torrent montagneux appelé le Pactole. Le premier roi de Phrygie, vers 750 av. J.-C., se nommait Gordias. C'était un pauvre homme qui ne possédait qu’une paire de boeufs. Son fils Midas lui succéda. Ces deux personnages initièrent la curieuse tradition de la dynastie phrygienne d'alterner les noms de Gordias et de Midas.
Le premier roi Midas était aussi pauvre que son père, mais l'histoire nous dit qu’en dépit de sa pauvreté c'était un homme bon et généreux. Un étranger que Midas recevait un jour dans sa maison se révéla être le père nourricier de Bacchus. Bacchus fut tellement impressionné par l’hospitalité de Midas envers son père nourricier qu'il invita le roi à faire le voeu qu’il voudrait et celui-ci serait réalisé.
Cette offre, impossible à refuser, causa bien des ennuis au pauvre Midas. Le vœu qu’il fit – que tout ce qu'il toucherait serait instantanément changé en or – est généralement utilisé pour souligner les conséquences désastreuses d'une avidité excessive. L'argent n'est pas tout, dit le proverbe. Pourtant, il n’est pas sûr que Midas fût obsédé par l’argent. Si, comme le raconte la légende, il ne reçut de son père Gordias qu'une paire de boeufs, il devait être bien pauvre lui aussi, surtout pour un roi. Et, si c'était un homme bon, pourquoi devrions-nous croire qu'il était avide ? Son voeu était peut-être seulement l’expression du désir désespéré de sortir de la pauvreté, un choix fait sans prêter attention aux conséquences.
Midas comprit rapidement son erreur. Quand sa nourriture se transforma en or dès qu'il voulut manger et quand sa fille adorée se transforma en statue en or massif dès qu’il voulut l'embrasser, Midas implora Bacchus d’annuler son voeu. Bacchus devait tenir Midas en haute estime car il l'obligea immédiatement : il lui donna pour instruction d'aller se baigner dans la rivière Pactole. Et c'est ainsi, dit la légende, que Midas transféra au Pactole son pouvoir de changer tout ce qu'il touchait en or et que la rivière devint une telle source de richesse pour les Phrygiens, ainsi que pour leurs voisins les Lydiens. Finalement tout s’arrangeait pour le mieux pour Midas : l'or du Pactole allait le rendre riche et il pouvait de nouveau manger et embrasser ceux qu'il aimait, sans changer instantanément les objets ou les personnes en or massif. L'emplacement de la rivière Pactole n’est plus visible aujourd’hui, mais les géographes pensent qu'il s'agissait d'un torrent charriant de l'or alluvial sur les pentes du mont Tmolus en Anatolie. Quand les Romains s'emparèrent de la région, un demi millénaire plus tard, les eaux torrentueuses avaient érodé la montagne et elles ne donnaient plus d'or.
Pourtant Midas ne vécut plus jamais heureux. Les Cimmériens, une puissante tribu nomade du sud de la Russie, envahirent la Phrygie et renversèrent Midas. Pour échapper aux hordes sauvages qui approchaient, il se suicida en avalant du poison. Mais le souvenir de Midas fut conservé : pendant trois cents ans, son chariot resta attaché par un solide nœud à un poteau dans le grand temple de la ville de Gordion. Un oracle avait prédit que celui qui saurait défaire le noeud deviendrait roi de toute l'Asie. C'est ce Noeud gordien que viendrait trancher d'un vigoureux coup d'épée, en 334 av. J.-C., le jeune Alexandre de Macédoine, en route vers la conquête de toutes les terres situées entre l’Égypte et les Indes.5
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La plupart des données historiques fiables sur cette région de l'Asie Mineure, par opposition à l'habituel mélange de faits et de fiction caractéristique des légendes, nous viennent d'Hérodote, l'historien grec qui vivait aux environs de 500 av. J.-C. L’ouvrage Histoires d'Hérodote est la première longue narration en prose de la civilisation occidentale. Il mit d'emblée la barre très haut pour les historiens qui vinrent après lui. Dans ses récits, il est constamment observateur, spirituel, plein d'humour, avec un oeil aiguisé pour les anecdotes et les travers des personnages qu'il décrit.
L'histoire racontée par Hérodote débute en 700 av. J.-C. en Lydie, une région à l’ouest de la Phrygie. La Lydie occupait une bande de terre d'approximativement 300 km de large, entre la mer Égée et l'intérieur du pays.6 Sardes, sa capitale, avait la chance d'être située près de grandes quantités d'or alluvial qui descendaient des montagnes lessivées par les eaux de pluie et qui s'écoulaient dans la rivière Pactole – sans doute grâce au voeu de Midas. On exploitait aussi en Lydie un métal appelé électrum, ou « or blanc », un mélange de deux tiers d'or et un tiers d'argent. Ce nom vient de l'ancien mot grec Hlektwr (élector) qui signifie « ce qui brille. » Le mot grec pour soleil est « Hélio », comme dans héliotrope, et il nous a donné électrique. Grâce à toute la richesse que la nature leur avait donnée, les Lydiens s'adonnaient souvent à de grandes danses orgiaques en l'honneur de Cybèle, la déesse des montagnes et gardienne des minerais et des métaux.7
Les rois de Lydie, tel que le rapporte Hérodote, faisaient remonter leur ascendance à Hercule et dirigeaient le pays depuis vingt-deux générations, soit depuis environ 550 ans. Leur premier roi était Candaule, un homme follement amoureux de sa femme, laquelle était très belle. C'était aussi un vantard. Un jour, il se dissimula avec son garde du corps favori, Gygès, pour lui permettre d'apercevoir sa femme se déshabiller et révéler sa splendide nudité. Mais, sans qu'eux ne le sachent, la reine s'était rendue compte de leur jeu. Le lendemain, elle appela Gygès et lui dit que soit celui qui avait organisé cette offense devait mourir, soit devait mourir celui qui n'aurait pas dû la voir nue. Elle laissait à Gygès le choix entre légaliser l'incident en tuant le roi afin de l'épouser elle et devenir roi à la place de Candaule, ou bien être immédiatement tué par elle. Ce genre d'alternative est ce que nous appelons un non choix.8 Ainsi commença, en 685 av. J.-C., toujours selon Hérodote, la nouvelle dynastie au nom difficile à prononcer des Mermnades.
Les Lydiens étaient outrés par le meurtre de leur roi, mais Gygès les persuada d'attendre de savoir ce que la Pythie de Delphes en dirait. L'oracle se prononça en faveur de Gygès – un choix peut-être pas sans rapport avec les généreux présents d'or et d'argent que Gygès lui fit par la suite, en particulier six grands saladiers d'or d'un poids total de 1800 livres (plus de $10 millions au prix d'aujourd'hui). Mais l'oracle prédit aussi que la dynastie de Gygès disparaîtrait à la cinquième génération, quand les descendants de Candaule viendraient prendre leur revanche sur les Mermnades. Sur le moment, Gygès et les Lydiens ne prêtèrent pas l’attention qu’il convient à cette prophétie.
Les trois premiers descendants de Gygès – Ardys, Sadyatte et Alyatte – régnèrent pendant un total de 118 années, dont 57 pour le seul règne de Alyatte.* Ces trois rois de Lydie passèrent la plus grande partie de leur temps à faire la guerre avec leurs voisins au sud et à l'ouest afin d'étendre leur territoire à l'ensemble de l'Asie Mineure occidentale jusqu'à la côte de la mer Égée, bien qu’Ardys (-660, -637) fût aussi préoccupé comme Midas par les envahisseurs Cimmériens venus du Nord. Contrairement à la plupart des bâtisseurs d'empires dans l'histoire, les Mermnades laissaient en général debout les maisons et les sanctuaires des peuples qu'ils avaient conquis. Et ils leur laissaient un grand degré d'autonomie, à condition qu'ils soient loyaux. Considérant qu'un empire où régnait la paix était préférable à un empire de peuples assoiffés de revanche, ils se contentaient de prélever un tribut monétaire et de s'assurer des sources de nourriture et d'autres biens.
Crésus, le fils d'Alyatte et arrière arrière petit-fils de Gygès, accéda au trône en 568, à l'âge de 35 ans.9 Crésus avait la chance d’hériter d’une richesse qui fit plus tard l'envie de l'humanité, mais il représentait aussi la cinquième génération des Mermnades, un mauvais point pour lui. En dépit du caractère ambigu des prédictions de la Pythie de Delphes, l’oracle qui prédisait que la cinquième génération après Gygès serait la dernière s'avéra correcte. Pendant son règne, Crésus acheva tout d’abord presque toutes les conquêtes entamées par ses prédécesseurs. Il occupa la plus grande partie de la Turquie occidentale, y compris la Phrygie. Il noua même une alliance avec Sparte, dans le Péloponnèse.10
Hérodote raconte des anecdotes amusantes concernant Crésus. La plus significative d’entre elles est la relation de sa rencontre avec Solon. Solon venait d'écrire un code de loi pour les Athéniens et ceux-ci avaient promis de s'y conformer pendant dix ans. Solon consacra alors les dix années dont il disposait à faire du tourisme. Quand Solon arriva à Sardes, Crésus avait hâte de lui montrer son trésor, en particulier ses immenses richesses d’or. Se tournant à un moment vers Solon, il lui demanda si, dans ses nombreux voyages lointains, celui-ci avait déjà rencontré quelqu'un « plus heureux que tous les hommes. » Solon cita alors un héros guerrier d'Athènes, quelques athlètes qui avaient remporté des prix et leurs mères comblées. Stupéfait, Crésus lui dit : « Alors tu considères que toute notre richesse ne compte pour rien, que le bonheur qu'elle nous donne n'est pas aussi grand que celui de vos citoyens privés ! »
Solon acquiesça. « Quand tu me poses une question sur la nature humaine, répondit-il, tu interroges quelqu'un qui sait combien les dieux sont jaloux et agressifs... Mon cher Crésus, les hommes sont des créatures du hasard. » Il admettait que les hommes riches pouvaient satisfaire leurs désirs et avaient les moyens d'atténuer leur infortune, mais, ajoutait-il, « l'homme vraiment heureux est celui qui n'a pas à se préoccuper de la malchance : il ne souffre pas de blessures physiques, il n'est pas malade... il a des beaux enfants et lui-même détient la grâce. »11
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Les Lydiens, nous raconte Hérodote, « sont le premier peuple que nous connaissions à avoir battu monnaie, utilisé des pièces d'or et d'argent et pratiqué le commerce de détail. »12 Sardes avait un marché constitué de petites échoppes dans lesquelles on trouvait de tout, depuis la viande et les céréales, jusqu'aux bijoux et aux instruments de musique. Hérodote utilisait le mot : kaphloi (kapeloi), dont la traduction littérale est « marchand » ou « vendeur ». En argot grec, il signifie « type avec un grand chapeau », ce que l'on traduirait aujourd’hui par « camelot ».* Les Lydiens étaient tellement occupés à transformer en marchandise destinée à être vendue tout ce qui leur tombait sous la main, nous rapporte Hérodote, « qu’à l’exception de la prostitution des filles [que seuls les Lydiens pratiquaient] ils étaient pénétrés de la même culture profondément commerciale que les Grecs. »13 Les femmes lydiennes, par le commerce de leurs charmes, se constituaient elles-mêmes leur dot, ce qui explique la liberté inaccoutumée dont elles disposaient ensuite pour choisir leur mari.
Ce n'est pas une coïncidence si c’est en Lydie qu’apparut l'usage de la monnaie pour faire du commerce. Non contente d'être bâtie sur les berges d’une rivière qui charriait de l'or alluvial, Sardes, la capitale de la Lydie, était située sur la grande route est-ouest reliant la mer Égée à l'Euphrate et à l’Asie, trois mille kilomètres plus à l'est.14 Les échanges commerciaux s’épanouirent naturellement. En parallèle, se fit sentir le besoin de fixer des poids et mesures. Mais surtout il devint nécessaire d'avoir une monnaie d’un usage commode pour les échanges. La monnaie à son tour créa une demande pour des orfèvres, des changeurs et même des banquiers. Sardes devint un important centre urbain, avec de riches familles vivant dans un luxe inouï.
Une innovation ingénieuse, introduite par les Lydiens, était l'emploi d'une pierre noire locale, similaire au jaspe, pour vérifier la pureté des pépites d'or données en paiement dans les transactions commerciales. Cette pierre fut bientôt connue sous le nom de pierre de touche, car les orfèvres frottaient les objets en or contre cette pierre et comparaient la trace qu'ils laissaient à des traces calibrées. Vingt-quatre aiguilles faites de différents alliages aux proportions prédéterminées d'or et d'argent, d'or et de cuivre et des trois métaux permettaient d'établir les traces calibrées qui servaient ensuite aux comparaisons. La 24e aiguille était en or pur ; c’est l’origine des vingt-quatre carats qui définissent l'or pur.** Tout cela contribua à l’apparition d'un système de pièces de monnaie qui fonctionnait parfaitement pour les échanges. Mais, pour bien comprendre ce que les Lydiens accomplirent et, en particulier, la contribution de Crésus, il est nécessaire d’effectuer un bref retour en arrière d'à peu près 150 ans.
Au début du VIIe siècle, la monnaie lydienne était formée de petits morceaux d'électrum ressemblant à des fèves appelés dumps. Ils étaient trop lourds pour être utilisés commodément dans les échanges. De plus, ils n’étaient pas d’un poids ni d’une taille uniformes et ne portaient aucun signe indiquant leur valeur.15
Une réforme révolutionnaire est due à Gygès, le premier roi de la dynastie des Mermnades : il supprima l'émission privée de monnaie métallique en Lydie (essentiellement faite d’électrum) et instaura un monopole d'état sur l'émission des dumps. Le monopole de la création de monnaie par les états s'est perpétué à travers toute l'histoire. L'Article 1, Section 8, de la Constitution des États-Unis, par exemple, stipule que « seul le Congrès aura le pouvoir de frapper des pièces de monnaie, de fixer leurs valeurs et de fixer la valeur des autres monnaies (par rapport à la monnaie américaine). » Ces concepts ont dominé le contrôle de la masse monétaire tant que la monnaie avait une valeur intrinsèque – noter la référence aux « pièces de monnaie » de la constitution américaine – mais ils ont perdu de leur importance à l'époque moderne.16 L'apparition des instruments de crédit négociables, à la fin du Moyen-Âge, puis l'utilisation croissante de simples passifs bancaires comme monnaie – nos comptes chèques modernes – contourna le monopole d'état dans la création de monnaie et réduisit l'importance de l'or comme moyen de paiement dans les transactions courantes. La fonction de l'or évolua alors graduellement vers une sorte de gendarme du système monétaire, assurant une protection de dernier ressort contre l'émission excessive d'autres formes de monnaie.
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Quand Ardys succéda à Gygès sur le trône, en 660 av. J.-C., il voulut rendre le système du numéraire plus efficace. Tout d'abord, il frappa les petits morceaux électrum avec des signes garantissant leur poids et leur valeur. Les lingots des différentes régions du royaume reçurent des marques différentes : la Lydie reçut un des jeux, les villes babyloniennes à l'est s’en virent attribuer un autre et les villes de la côte ionienne à l'ouest un troisième.17 Peu à peu, la taille des dumps s'uniformisa et, en moins de cinquante ans, les différents lingots et autres dumps s'étaient transformés en un ensemble cohérent de pièces rondes, uniformes, et portant toutes le même signe. Il s’agissait d’une tête de lion, l'emblème de la dynastie de Gygès. L'innovation se répandit rapidement vers l'ouest, jusqu’en Grèce. Et en peu de temps le système des pièces de monnaie devint une partie intégrante du commerce tout autour du bassin méditerranéen. Les Lydiens sont à l'origine de l'invention et de l'utilisation des pièces de monnaie, mais ce sont les Grecs qui leur ont ajouté une dimension esthétique. La beauté des dessins sur les pièces était un souci des Grecs, comme pour tout ce qu'ils utilisaient.
Cette histoire n'est sans doute qu'une description approximative de ce qui s'est réellement passé, car rien de ce qui a eu lieu il y a si longtemps ne peut être indiscutable. Certains experts en étaient venus à penser que le système monétaire lydien était déjà développé avant 700 av. J.-C., peut-être cinquante ans avant, bien qu’Hérodote, quant à lui, ait situé la date de son apparition à 687. Mais, en 1951, des archéologues travaillant dans la grande cité ionienne d'Éphèse découvrirent un amas important de monnaies lydiennes enterrées sous les ruines du temple d'Artémis construit vers 600 av. J.-C. Le trésor contenait plus de trois mille objets ; il y avait des dumps qui portaient une marque, d'autres qui n’en portaient pas ; un grand nombre de pièces étaient frappées de la tête de lion. Il y avait encore une grande quantité de bijoux et de statuettes en or et en argent. Un examen attentif révéla que les premières vraies pièces dataient des environs de 635 av. J.-C., confirmant ce qu’avait dit Hérodote, ce dont on n’aurait jamais dû douter.18 Cette datation plaçait finalement le début de l'usage des pièces de monnaie vers la fin du règne d'Ardys, le fils de Gygès, ou au tout début du règne de son propre fils, Sadyatte.
Crésus joua le rôle le plus important dans ce processus. Si en tant que stratège militaire nous verrons que sa carrière allait s’achevait sur un désastre, remplissant ainsi la prophétie de la pythie sur le cinquième roi des Mermnades, il se révéla en matière monétaire un innovateur extraordinaire. Il eut, le premier, l'intuition de toute la puissance économique et politique cachée au sein du métal précieux. Sa question à Solon n'était pas une boutade : il était convaincu que monnaie et bonheur étaient indissociables.
Alyatte, le père de Crésus, était le premier roi de la dynastie à avoir émis des pièces d'or. Elles se révélèrent une source d'exportations lucratives pour la Lydie et payèrent une grande partie de ses importations. Le niveau de vie des Lydiens s'éleva car ils bénéficiaient des avantages qu'il y a à importer quelque chose d'utile en échange de l'exportation de quelque chose d'inutile*. Conscient de la contribution de ces pièces d'or à la prospérité de son pays, Crésus rappela toutes les pièces en électrum, les fit fondre et frappa de nouvelles pièces en or pur et en argent pur. En 1964, des archéologues découvrirent en faisant des fouilles les creusets dans lesquels les hommes du temps de Crésus extrayaient les impuretés de l'or et de l'argent contenus dans électrum et séparaient les métaux en les faisant fondre mélangés avec du plomb et du sel – une technique qui n’a été observée dans aucune autre excavation.19
Les pièces de Crésus étaient frappées sur une face avec les armes de la ville de Sardes : les poitrines d'un lion et d'un taureau entremêlées. L'autre face était frappée avec un coin carré ou oblong – les numismates parlent de pièces incuses – qui désignait sa valeur faciale (l’origine du mot coin en anglais, qui signifie « pièce de monnaie »). Surtout, Crésus prit soin que les dénominations et les poids de ses nouvelles pièces soient aussi proches que possible des poids et dénominations de l'ancienne monnaie. La pièce de base avec laquelle tout le monde était familier dans cette région du monde était le statère, lui-même divisé en dénominations plus petites, d'un tiers, un sixième et un douzième. Les pièces étaient frappées avec beaucoup de soin afin d'assurer une grande uniformité dans la taille et le poids.20 Ainsi étaient-elles acceptées dans tout le royaume. La division des statères en douzièmes se retrouverait jusque dans l'once troy, égale à 120 carats d'or pur, et dans le schilling anglais qui, jusqu'à la transition vers le système décimal en 1969, valait douze pennies.
La réforme de Crésus a aussi lancé le bimétallisme, un système monétaire qui resterait en vigueur dans la plupart des pays du monde jusqu'au XIXe siècle. Les pièces d’argent étaient nécessaires pour représenter les dénominations trop petites pour être en or. L'or était surtout utilisé dans le commerce avec l'étranger (où les paiements étaient plus importants). Suivant en cela les Égyptiens, Crésus avait arbitrairement fixé, par commodité, la valeur d'un poids donné d'or à dix fois la valeur du même poids d'argent, un ratio de 10:1, bien qu'il n’en fît jamais une loi officielle.21 Un système bimétallique a des avantages ; néanmoins, comme nous l'avons vu, les systèmes monétaires fondés sur deux métaux ont l'inconvénient d’être instables : quand l’offre relative d’un métal évolue au cours du temps par rapport à l’autre, sa valeur relative (en tant que métal brut) change aussi et ne correspond plus au ratio fixé par le système monétaire. Cela conduit à des trafics qui perturbent le système.
Quoi qu'il en soit, au terme de sa réforme, Crésus avait mis en place le premier système impérial de devises de l'histoire du monde. Ses belles pièces d'or et d'argent étaient acceptées – demandées, faudrait-il dire – dans toute l'Asie Mineure et circulaient aussi en Grèce, sur la côte occidentale de la mer Égée. Cette devise universellement acceptée contribua de manière décisive au développement économique et à la prospérité de toute la région. Elle stimula le commerce, tant au sein de l'empire Lydien qu'avec les autres nations à l'est, à l'ouest et au sud, ce qui à son tour encouragea la libre circulation des idées et des personnes.22 Ce qu'a accompli Crésus il y a plus de 2500 ans est équivalent à la mise en place de l'euro en Europe occidentale à notre époque. Si la réforme révolutionnaire consistant à créer une devise commune pour des communautés qui ont toujours eu leur propre monnaie réussit, l'euro aura réalisé la même chose que Crésus : accroître le commerce à l'intérieur de l'Europe et avec le reste du monde, accroître la mobilité des populations et donner une impulsion vigoureuse à la croissance économique.
Crésus a lancé une innovation considérable dont les répercussions se feraient sentir à travers toute l'histoire jusqu'à nos jours. Il ne s'agit pas seulement de la mise en place d'une monnaie rationnelle, systématique et largement acceptée, une étape en elle-même déjà très importante. Beaucoup d'autres substances ou objets auraient pu servir de base à son système monétaire – du cuivre, des coquillages ou des perles, par exemple. Son choix de l'or et de l'argent a aussi transformé pour toujours ces deux métaux en étalons ultimes de la richesse et de la monnaie. Avec le temps, ces nouveaux attributs des deux métaux se révéleraient encore plus importants que la vénération dont ils avaient fait l'objet pour des raisons religieuses ou pour leur beauté.
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Crésus régnait depuis quinze ans quand les Perses commencèrent à menacer son territoire. Les troupes du roi Cyrus occupaient déjà la partie orientale de l'Asie Mineure, le long de la mer Noire. Crésus savait bien que Cyrus rêvait de s'emparer de la puissance économique et des riches territoires de son empire.
Crésus décida de passer à l'offensive et d’attaquer la puissance perse avant qu'elle ne devienne invincible. Dans de telles circonstances, la plupart des chefs de guerre de l'histoire auraient plutôt choisi de se réunir avec leurs généraux et leurs conseillers afin d'élaborer une stratégie pour contrer l'ennemi. Pas Crésus. Autant il était réfléchi et habile dans les questions de monnaie et d'or, autant, en matière de stratégie militaire, Crésus était naïf et s’en remettait aux oracles. Il envoya des messagers consulter la Pythie de Delphes ainsi que six autres oracles grecs ; l'un de ses messagers alla même jusqu'en Libye. Pour tester la capacité de prédiction des oracles, Crésus ordonna à chaque messager de rendre visite à son oracle, exactement cent jours après son départ, et de lui demander ce que Crésus faisait ce jour-là. Ensuite il choisit, toujours ce jour-là, de faire quelque chose d’inhabituel, que personne, pensait-il, ne pourrait deviner : il découpa en morceaux une tortue et un agneau et les fit bouillir ensemble dans un pot en bronze.
Quand les messagers revinrent, porteurs des réponses des différents oracles, Crésus fut stupéfait de découvrir que l'un d'eux avait deviné juste. C’était la Pythie de Delphes. En plus, Crésus avait toujours eu un faible pour cet oracle qui avait légitimé le règne de son arrière-arrière-grand-père, Gygès. La Pythie de Delphes avait prophétisé que Crésus serait en train de manger « une tortue à la solide carapace mijotant dans le bronze avec des morceaux de chair d'agneau. »23
Sans perdre une minute, Crésus combla l'oracle de cadeaux abondants, parmi lesquels 117 lingots d'or pur pesant chacun 150 livres, un lion en or pesant 600 livres et une vasque d’or de 522 livres et d'une contenance de 20 mètres cubes pour mélanger l'eau et le vin. Il ordonna aussi que tous les Lydiens fassent un sacrifice pour l'oracle. De son côté, la pythie noua des relations d'affaires avec Crésus dans une forme tout à fait moderne. Crésus reçut, écrit Hérodote, « le droit de première consultation sans payer, des places bien situées aux jeux Pythiques et le droit permanent pour n'importe quel Lydien qui le souhaiterait de devenir citoyen de Delphes. »24
L'oracle avertit aussi Crésus que, s'il décidait de faire la guerre à Cyrus, il allait « détruire un grand empire. » Heureux et plein de confiance, Crésus partit donc attaquer les Perses, bien que leurs forces fussent très supérieures aux siennes. Le premier combat fut féroce mais sans vainqueur évident. Crésus se dit alors qu'il valait mieux battre en retraite jusqu'à Sardes pour rassembler ses forces alliées avant de repartir à l'attaque. Cyrus, cependant, comprenant la manœuvre, fonça vers Sardes et imposa à Crésus la confrontation dans la grande plaine qui s'étendait devant la ville. Quand Cyrus vit la puissante cavalerie de Crésus déployée en première ligne, il décida que ses propres cavaliers chevaucheraient les chameaux de l’intendance, normalement employés au transport de la nourriture et des équipements. Les chevaux sont effrayés par les chameaux ; ils ne supportent ni leur vue ni leur odeur. La charge des chameaux provoqua la débandade de la cavalerie lydienne, et l'armée de Crésus dut se replier jusque dans la ville pour se protéger. Après un siège de quatorze jours, les Lydiens se rendirent, offrant la victoire aux Perses. Une fois de plus, la Pythie de Delphes avait eu raison : un puissant empire avait été détruit, mais c'était l'empire de Crésus qui était tombé, pas celui des Perses.
Cyrus décida de célébrer sa victoire en brûlant Crésus sur un bûcher en offrande aux dieux perses. Alors que les flammes commençaient à s’élever, les soldats entendirent Crésus prononcer trois fois le mot Solon. Ils lui demandèrent ce qu'il voulait dire, et Crésus expliqua que Solon était « un homme à qui [il] donnerait une grande fortune pour qu'il aille parler à tous les tyrans de la terre. » Cyrus fut si intéressé par la description que lui fit Crésus de la visite de Solon qu'il ordonna qu'on éteigne le feu et qu'on dénoue les liens du prisonnier. Peu après, ils bavardaient entre amis assis sous un arbre et Cyrus montrait à Crésus la foule en train « de piller sa ville et d’emporter ses richesses. » Crésus, qui avait gardé ses facultés en dépit des épreuves qu'il venait de traverser, répliqua : « Ce n'est pas ma ville ni ma richesse qu'ils sont en train de piller. Rien de tout cela ne m'appartient plus. Ce sont tes possessions qu'ils emportent. »25
Avec ses mots poignants Crésus disparaît de l'histoire.
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L'un des aspects les plus singuliers de l'histoire de Crésus est son curieux mélange de talent et de chance. Crésus eut la chance de diriger un territoire sur les rives du Pactole. Cette rivière, avec la bénédiction de Midas, regorgeait d’or en quantité apparemment inépuisable. Ainsi que le lui rappela Solon, « Les hommes sont les créatures du hasard. » Malheureusement, la désespérante naïveté, teintée de superstition, avec laquelle il exerça ses fonctions de commandant en chef le mena finalement au désastre. C'était pourtant un dirigeant remarquable, doublé d'un financier hors pair, qui lança la longue carrière monétaire de l'or. Il n'avait peut-être pas gagné les richesses qu'il déploya, mais il sut les faire fructifier.
Il existe un dicton impertinent sur ceux qui ont de la chance, comme les Lydiens : ils pensent que leur richesse est due à leur travail, alors qu'ils sont en réalité nés avec une cuiller en argent dans la bouche. John Kenneth Galbraith a dit la même chose avec son éloquence coutumière : « Les hommes contemporains qui ont des possessions, tels les hommes du passé qui avaient la chance d'être bien nés et d'avoir des titres, ont invariablement pensé que l'admiration et la crainte inspirées par leur argent étaient le reflet de leur propre sagesse et de leurs mérites. »26 La remarque de Galbraith, avec son esprit acerbe, exprime une vérité, mais Crésus et les Lydiens sont l'exception qui confirme la règle. Les innovations politiques et financières des Lydiens étaient déjà remarquables pour leur époque ; avec le recul de 2500 ans depuis la mort de Crésus, ce qu'ils ont accompli est tout simplement extraordinaire. C'était bien leur sagesse et leur caractère qui inspiraient le respect et l'admiration pour leur monnaie et non l'inverse. Et, surtout, ils ont démontré qu'être riche n'implique pas nécessairement d'être stupide.
D'autres nations, dans le passé, ont conquis leurs voisines, mais aucune ne l’a fait avec la bienveillance dont ont fait preuve les Lydiens. D'autres nations ont mis en place des systèmes monétaires, mais aucun système n'a été mieux structuré et mieux accepté que le statère des Lydiens. Si les Grecs, les Perses, les Romains et, en fin de compte, toutes les nations d'Europe et du Nouveau Monde emboîtèrent le pas à l'Empire lydien, la plupart le firent avec une démarche plus pesante. Peut-être qu’à la fin du XIXe siècle le soleil ne se couchait jamais sur l'Empire de la reine Victoria, néanmoins la nature et même la forme des relations économiques et politiques entre la métropole et ses colonies, y compris les actifs financiers coloniaux déposés dans les banques londoniennes qui étaient tous libellés en livres sterling, s’inspiraient du modèle lydien.
Sans le voeu de Midas, les Lydiens auraient sans doute été oubliés par l'histoire. Comme aiment le dire les économistes, l'or était une condition nécessaire mais non suffisante à leur ascension. La puissance et la domination lydiennes – leur conception même de leur mission sur terre – plongeaient leurs racines dans la rivière Pactole et dans le minerai d'électrum qui parcourait les montagnes alentour. D'autres nations, en d'autres temps, se sont lancées à la conquête de la richesse. Les Lydiens, eux, bâtirent leur empire parce qu'ils étaient déjà riches – riches comme Crésus.
Notes du chapitre 2 : Le voeu de Midas et les créatures du hasard
1. Jacob, 1831, p. 313.
2. Davies, 1995, p. 43.
3. Furness, 1910, pp. 92-100.
4. Marx, 1978, p. 44.
5. Ibid., pp. 138-139.
6. Herodotus, 1992, pp. 5-35. The Histories ont été écrites entre -450 et -430 environ.
7. Tassel, 1998, p. 58. Cet article très intéressant mérite d’être lu en entier.
8. Herodotus, 1992, p. 77.
9. Burns, 1927, pp. 561 and 140.
10. Herodotus, 1992, p. 11.
11. Ibid., pp. 11-13.
12. Ibid., pp. 35.
13. Ibid., pp. 35.
14. Marx, 1978, p. 140.
15. Davies, 1995, p. 62.
16. Voir Burns, 1927, pp. 320-321.
17. Head (sans date), pp. 10-13.
18. Davies, 1995, p. 63, et Burns, 1927, p. 43.
19. Tassel, 1998, p. 60.
20. Head (sans date), pp. 18-19.
21. Burns, 1927, pp. 321-322.
22. Head (sans date), p. 20.
23. Herodotus, 1992, pp. 17-18.
24. Ibid., pp. 18-19.
25. Ibid., p. 33.
26. Galbraith, 1954, p. 2.
* Furness l'orthographiait Uap.
* Les Américains sont logés à la même enseigne. Lors des recherches effectuées pour ce livre, j'ai souhaité avoir accès aux réserves officielles d'or des États-Unis à Fort Knox, dans le Kentucky. Mais on m'a dit qu'il s'agissait d'une base militaire n’acceptant pas de visite. Le département américain du Trésor déclare que nous possédons $11 milliards en or, mais, si personne n'a le droit d'aller jeter un œil, comment pouvons-nous être sûrs que notre or est bien là ?
* Cette observation m'est venue après la lecture d'un manuscrit inédit, vivant et lumineux du conservateur des pièces de monnaie grecques au British Museum, Andrew Meadows, auquel j'exprime ma gratitude.
* Pour une fascinante description des tertres funéraires d'Alyatte et peut-être aussi de Gygès, voir Tassel, 1998.
* Est-ce ce que Napoléon avait à l'esprit, quand il traitait avec mépris les Anglais de nation de boutiquiers ?
** Un siècle plus tard, un philosophe grec du nom de Chilon fit remarquer qu' « on vérifie l’or avec une pierre de touche, et on vérifie les hommes avec l'or » (Kemmel, 1944, p. 178).
* Des pratiques comparables, plus élaborées, mettent aujourd’hui en péril le système monétaire international. (NdT)