Chers amis,
Nous sommes réunis pour lancer une série de cafés philosophiques, c'est-à-dire des réunions dans un café de gens qui ont envie de débattre de manière organisée sur des sujets de leur vie quotidienne ou sur leurs préoccupations intellectuelles. Il ne s'agit pas de philosophie prise de tête, à la Kant ou Husserl, « le noumène précède-t-il ou suit-il le phénomène ? », mais simplement d'une réflexion intelligente, d’échanges, de conversation sur des sujets de notre vie de tous les jours.
Le thème de ce soir est « le mensonge dans la vie quotidienne ». Précisons que ces réunions auront atteint leur but si on a passé une bonne soirée, si on a conversé de manière agréable et qu'on a eu le sentiment de ne pas perdre son temps, de passer même du bon temps, avec des gens que l'on aura appris à connaître en échangeant des idées qui nous font réfléchir.
Le mensonge peut être considéré comme une pathologie, quelque chose de lourd, mais c'est aussi un mode de communication que tout le monde emploie et qui fait fréquemment sourire. J'étais hier au café de la gare quand sonne à côté de moi le téléphone portable d’un consommateur. Une main protégeant le micro de son appareil, il s’éloigne pour répondre et a une brève conversation avec un interlocuteur, ou une interlocutrice : « Mais oui, bien sûr, là je suis au bureau ! »
Des mensonges, il y en a toute une palette, au sens du peintre comme du transporteur. Les mensonges des enfants par exemple sont la chose la plus naturelle du monde, une certaine façon de secouer la réalité pour voir comment ça marche. Plus tard il s’agit d’une forme de peur, de fuite. L'une des marques de l'adolescence et de l'âge adulte est justement de les quitter. Il y a aussi les mensonges pathologiques, ceux des mythomanes. On a parfois du mal d'ailleurs à distinguer les grands romanciers des grands malades. Je pense à Chateaubriand, qui n’est sans doute jamais allé à Jérusalem, et n’a certainement pas rencontré Washington aux Etats-Unis, ou à Malraux qui n’était pas à Shanghai prenant des notes pour la Condition humaine, car il était à Bantai-Srey, au Cambodge, avec Clara en train de découper à la scie d’inestimables sculptures khmères pour les vendre à des collectionneurs et faire un peu d’argent.
Il y a le mensonge blanc : quand on dit à une jolie femme se levant le matin avec un gros bouton sur le nez, qui la fait ressembler à un clown, qu'on le distingue à peine, c'est un petit mensonge, qui n'engage pas à grand-chose, et veut seulement faire du bien. Il y a encore d'autres types de mensonges, ceux qui permettent de se tirer d'une situation difficile, peut-être créée par soi-même. Nous le savons tous, on utilise continuellement le mensonge dans notre boîte à outils de communication.
Nous pourrons commencer si vous le voulez bien par chacun d'entre nous qui raconte une histoire lui étant arrivée dans laquelle le mensonge a joué un rôle significatif, voire décisif, tout au moins amusant. Voici donc une anecdote personnelle : une femme, qui a compté pour moi comme on dit, et dont la vie était confusément plus riche que ce qu'elle laissait entendre, était une sorte de Paganini du mensonge, l'archet de la craque (à moins que ce ne fût moi le crac). Mais elle s'est un jour laissée piéger d'une manière qui ni elle ni moi n’imaginions.
Cela se passait au mois de juillet. J'étais à Paris et nous avions rendez-vous ce soir-là. Mon téléphone sonne ; c'était elle ; et elle m'explique la bouche en cœur, enfin je l’imaginais ainsi, qu’ « ils sont encore à Montargis, n'arriveront pas à être ce soir à Paris, et donc elle m'invite à ce qu'on ne se voie que le lendemain ».
Bon.
Il se trouve que j'avais un téléphone dernier cri, c'était il y a une douzaine d'années, aujourd'hui ce serait banal mais sur le cadran s'affichait le numéro d'où elle m'appelait. La curiosité m'a piqué, parce que nous avons beau être des hommes, nous n’en avons pas moins nos antennes, une sorte de détecteur inné de mensonge. Et l’aiguille du mien s'était violemment déplacée et vibrait dans la zone rouge. J'ai donc voulu en avoir le coeur net. Le rétro-annuaire du web « C'était qui ? » m’apprit qu’il s'agissait d'une cabine téléphonique sur les grands boulevards dans le nord de Paris.
Un mensonge d'une nuit d'été… Elle s'apprêtait simplement à offrir ses charmes à quelqu'un d'autre, sans doute bêtement à son mari. Et moi j'eus matière à réfléchir aux mensonges. J'en avais du reste déjà amplement. Le lendemain, faute de meilleure inspiration, je faisais la tête. Quant à elle, assez rapidement, elle comprit qu'il y avait un truc qui clochait. Mais elle ne savait pas très bien quoi car, étant tellement habituée à raconter des craques, elle ne voyait pas ce qu'il y avait de nouveau. Si je me rappelle, je lui ai fait un topo sur les nouvelles technologies. Cette artiste du mensonge malheureusement, ou heureusement, a fini par sortir de ma vie. Mais je continue à penser, et ne suis pas le seul en cela, que le mensonge est une forme de communication très créative et sans doute très utile.
Enfin, j’aimerais faire un sondage autour de la table : ceux qui pensent que l'on peut vivre sans mentir jamais, lèvent le doigt.
(Ici aucune main ne se lève...)
Eh bien, voilà le sujet de la soirée lancé ! Je laisse maintenant la parole à Claude qui va être la modératrice de notre discussion, soutenue par Michael, Patrick, et nous tous.
A.C.
30 juin 2007