Les Suisses ont rejeté, dimanche 5 juin, le projet de création d’un « revenu de base universel et inconditionnel ». Cette petite révolution n’aura pas lieu : chaque citoyen suisse, actif ou inactif, SDF ou banquier, jeune ou âgé, aurait reçu un revenu versé par l’Etat. En Finlande et au Québec, les gouvernements ont engagé une consultation pour étudier la faisabilité d’une telle mesure. En Italie, elle est défendue par le mouvement 5 Stelle (« cinq étoiles »).
En France, en revanche, aucun parti n’a inclus cette question dans son programme – même si le PS y consacre une large place dans ses « Cahiers de la présidentielle » et les écologistes se sont exprimés à 70 % en faveur de la mesure. Le premier ministre, Manuel Valls, s’est contenté de préconiser une refonte des minima sociaux, après la publication du rapport Sirugue sur le sujet, le 18 avril. Pourtant, l’idée du revenu universel fait florès sur le Net et dans les médias.
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Elle a le mérite de s’exprimer simplement : il s’agit de verser à chaque individu, de sa naissance à sa mort et quelle que soit son activité, un revenu suffisant pour satisfaire ses besoins élémentaires, avec pour objectif d’éradiquer la pauvreté. Mais elle a l’inconvénient d’avoir deux arbres généalogiques. L’un se situe dans la tradition communiste : tout individu participant, d’une façon ou d’une autre, à la création de la richesse commune, celle-ci doit être partagée entre tous et distribuée à chacun selon ses besoins.
L’autre appartient à la tradition libérale : chaque individu doit pouvoir affronter les aléas de l’existence en partant d’une même base, quelle que soit sa naissance ; c’est son mérite personnel qui fera le reste. Dans les deux cas, cependant, c’est une rupture complète avec le dogme moral et économique qui prévaut depuis des siècles, selon lequel seul le travail (ou un prélèvement sur le travail) peut procurer un revenu.
Les tenants de la première tradition ont coutume de remonter à Thomas Paine (1737-1809), philosophe américain engagé dans les Révolutions des deux côtés de l’Atlantique et auteur en 1797 d’un traité sur La Justice agraire. Ce texte proposait que chaque adulte reçoive une dotation en terre à sa majorité, puis une rente foncière dans sa vieillesse. Il s’agissait, selon une conception rousseauiste de la société, de corriger une dérive historique : certains se sont approprié la rente foncière alors que la terre est un bien commun et l’accès à son produit un « droit naturel ».
Un réseau mondial de chercheurs
Les héritiers de Thomas Paine sont aujourd’hui les partisans d’un « revenu d’existence », légitimé par le fait que la richesse est, comme l’explique l’économiste américain James Meade (Prix Nobel 1977), le résultat du travail collectif et de l’inventivité des générations successives. Il est aussi légitimé par le fait qu’une bonne partie de l’activité humaine indispensable à la société – par exemple, le travail domestique, encore assumé en grande partie par les femmes, ou la solidarité associative – ne trouve pas de rémunération sur le marché du travail tel qu’il fonctionne dans l’économie capitaliste.
Les économistes français Yoland Bresson (1942-2014) et Henri Guitton (1904-1992) ont fondé, en 1985, l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence (AIRE). En 1986, Yoland Bresson a créé, notamment avec le philosophe néerlandais Philippe Van Parijs, le Basic Income European (puis Earth) Network (BIEN), devenu le principal réseau mondial de chercheurs sur le sujet.
Ce mouvement intellectuel, soutenu par des ONG engagées dans la lutte contre la pauvreté, comme Emmaüs et ATD Quart Monde, mais aussi relayé par des personnalités politiques ou de hauts fonctionnaires (Lionel Stoléru sous Giscard d’Estaing, Christian Stoffaës sous Mitterrand, Martin Hirsch sous Sarkozy), a inspiré en France la création du revenu minimum d’insertion (RMI), puis du revenu de solidarité active (RSA) et, enfin, de l’actuelle prime pour l’emploi.
Les 800 militants du Mouvement français pour le revenu de base (MFRB), créé en mars 2013, qui compte une cinquantaine de groupes locaux, prônent l’extension progressive du RSA à toute la population, en commençant par son versement automatique à ceux qui remplissent les conditions d’obtention. En effet, un tiers seulement de ceux qui y ont droit le perçoivent, faute d’accomplir les démarches nécessaires.
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Une variante de cette filiation « communiste », plus radicale et incarnée par le philosophe André Gorz (1923-2007), l’un des inspirateurs de l’écologie politique, considère le « revenu d’autonomie » comme le moyen de s’affranchir de l’aliénation du travail imposée par le capitalisme.
Le revenu de base devient ainsi le moyen de refuser les emplois sous-payés ou privés de tout sens social (ceux que l’anthropologue américain David Graeber appelle les « bullshit jobs », littéralement « les emplois de merde »), pour pouvoir vivre d’activités socialement utiles, mais que le marché ne rémunère pas forcément (par exemple, le travail associatif). Il permettrait aussi, notait le philosophe Michel Foucault (1926-1984), qui en était partisan, de se libérer du contrôle social étatique et stigmatisant attaché à la vérification des « droits sociaux » – un « bénéfice secondaire » d’ailleurs également mis en avant par… les libéraux !
Impôt « négatif »
Les partisans de la tradition libérale, eux, invoquent l’économiste, lui aussi américain, Milton Friedman (1912-2006). Dans Capitalisme et Liberté (1962), celui qui fut l’inspirateur des politiques ultralibérales de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan proposait, pour éradiquer la pauvreté, que tout individu, riche ou pauvre, se voie octroyer un « crédit d’impôt », dont le montant correspond au minimum vital. Ceux dont le revenu est élevé contribuent, par un impôt « positif », à financer un versement en « cash » (impôt « négatif ») à ceux dont le revenu est inférieur à ce minimum.
Le « crédit d’impôt » permettrait à chacun de participer au marché du travail : versé à tous, il n’est pas dissuasif, contrairement à la perte des allocations lorsqu’on reprend un travail. La thèse de Friedman a inspiré plusieurs expériences locales menées dans le Manitoba (Canada) et le New Jersey (Etats-Unis) au cours des années 1970 et 1980.
Actuellement, l’idée de l’impôt « négatif » est avancée à nouveau en France par le think tank Génération libre. L’économiste Marc de Basquiat et l’écrivain Gaspard Koenig, principal animateur de Génération libre, estiment que le revenu de base (qu’ils nomment le « Liber ») peut être versé directement sur les comptes bancaires de tous les individus, au lieu que le fruit de la fiscalité soit redistribué à travers les allocations et le quotient familial, le RSA et les autres aides sociales. Ce serait aussi l’occasion d’opérer enfin la « grande réforme fiscale » qui conjuguerait prélèvement à la source, individualisation de l’impôt, suppression du quotient familial, imposition au premier euro, voire fusion avec la CSG.
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Si, pour Marc de Basquiat, le revenu de base vient compléter, et non remplacer, les prestations sociales issues des prélèvements sur le travail (chômage, maladie et retraite), d’autres libéraux ne s’embarrassent pas de cette précaution. Le député LR Frédéric Lefebvre a présenté, le 23 octobre 2015, un amendement (rejeté) créant un « salaire minimum commun qui remplacerait les aides sociales en vigueur ». Les successeurs de Milton Friedman, comme le libertarien Charles Murray (In Our Hands : A Plan to Replace the Welfare State, AEI Press, 2006), voient dans le revenu de base le moyen de rationaliser et de remplacer l’ensemble des transferts sociaux en offrant à chaque citoyen les moyens de contracter librement les assurances qu’il juge nécessaires à sa protection.
La diversité idéologique de ceux qui le défendent n’empêche cependant pas le revenu de base d’être abondamment critiqué. Qu’elle soit soutenue par les pourfendeurs de l’aliénation du travail ou par ceux de l’inefficacité de l’Etat-providence, l’idée reste souvent taxée d’irréalisme, voire soupçonnée de masquer des intentions malignes.
Le retour du « surfeur de Malibu »
Pour certains de ces opposants, généralement classés à gauche, il s’agirait en réalité de démanteler la Sécurité sociale. Une aubaine pour les patrons, en somme. « C’est la porte ouverte aux jobs à 1 €, à l’ubérisation généralisée, chacun tentant de compléter ce revenu de base (ou plutôt de survie) par quelques prestations pas trop chères », écrivent Denis Clerc et Michel Dollé, économistes et coauteurs de Réduire la pauvreté, un défi à notre portée (Les Petits Matins, 200 p., 14 €).
De son côté, Philippe Askenazy (Ecole d’économie de Paris) craint que les employeurs ne « récupèrent le montant du revenu de base sur les salaires, comme les propriétaires l’ont fait pour l’aide au logement sur les locataires et les entreprises pour le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi sur les fournisseurs ». Au risque, souligne l’économiste Jean-Marie Harribey, ancien président d’Attac, de voir se renforcer la dualité du marché du travail entre précaires et salariés « installés ». A ces objections, Philippe Van Parijs répond que le revenu de base accroîtrait au contraire le pouvoir de négociation de ceux qui en ont le moins sur le marché du travail, et forcerait les entreprises à améliorer les salaires ou les conditions de travail des emplois les moins attractifs.
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D’autres opposants, plutôt à droite, dénoncent un retour des « partageux » prônant la distribution à tous des richesses créées par l’esprit d’entreprise de certains. Ils vilipendent une généralisation de l’assistanat – c’est la fameuse figure emblématique du « surfeur de Malibu », qui fait le choix de se contenter du revenu de base pour pratiquer son hobby… Ils anticipent également un « appel d’air » massif pour l’immigration, venue profiter de la « manne ».
Certains économistes, sceptiques face à une proposition qu’ils jugent généreuse mais utopique, prédisent que « l’économie se vengera » : ils dénoncent « les effets de substitution », c’est-à-dire, faute d’incitation, l’abandon d’activités potentiellement innovantes et génératrices de richesse, ce qui entraînerait un appauvrissement global de la société. Pour Jean-Marie Harribey, il ne peut y avoir de revenu de base « universel et inconditionnel », car ses partisans, dit-il, oublient un principe fondamental de l’économie : la valeur d’un service rendu à la société ne peut être rémunérée que par l’intermédiaire du marché ou à travers une décision politique de monétisation de ce service (le traitement des fonctionnaires, les subventions aux associations).
Jean-Eric Hyafil, du Mouvement français pour le revenu de base (MFRB), rétorque que cette conception repose sur une vision du travail perçu comme moyen de subsistance, alors qu’il s’agit de transformer le travail subi en travail choisi. « L’économie ne se vengera pas, parce que les technologies permettent de produire beaucoup sans travailler plus », ajoute-t-il. Le MFRB est en train de préparer un épais « livre blanc » dans lequel toutes les hypothèses sont passées en revue, évaluées financièrement et budgétées une par une, recensant les gagnants et les perdants, présentant les filiations idéologiques, et donc les objectifs propres à chacune d’entre elles. Mais il n’est pas certain que ce travail de mise à plat suffira à faire passer le revenu de base du statut d’utopie à celui de proposition centrale de l’un des candidats à l’élection présidentielle de 2017.
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