Comment ne pas penser à Alain Juppé ? Avec celui dont il fut le jeune directeur de cabinet au ministère du budget, en 1986, Daniel Bouton, le PDG de la Société générale, a beaucoup en commun. Une intelligence rare, qui lui vaut d'être considéré comme "le meilleur" de sa génération. Une haute idée de sa valeur, qui lui donne une arrogance assumée. Un charisme froid. Et, désormais, l'accident de parcours grave, d'autant plus remarqué que la trajectoire fut rapide et exemplaire.
1950 Naissance à Paris.1973 Sortie de l'ENA, promotion Rabelais, du plus jeune inspecteur des finances.
1991 Marc Viénot, président de la Société générale, l'appelle à ses côtés.
1997 PDG de la Société générale.
1999 Bataille entre la Société générale et la BNP pour le contrôle de Paribas.
2008 Une fraude sans équivalent coûte 4,9 milliards d'euros à la banque.
De ce moment où le sol s'est dérobé sous ses pas - ce dimanche 20 janvier où fut révélée une énorme fraude dans la salle des marchés -, de la violence du choc ressenti, du sentiment d'humiliation, Daniel Bouton voudrait ne pas parler. Lorsqu'il reçoit au siège de la banque, dans la grande tour du quartier d'affaires de la Défense qui en incarne la puissance, il se montre combatif. En "capitaine de vaisseau" responsable d'un équipage de 130 000 personnes, toujours "à la barre", malgré la tempête.
Mais la pression est forte sur le PDG de la Générale, visiblement éprouvé, au physique comme au moral. Il a beau avoir géré la crise de manière incontestable, sauvant sa banque de la faillite et assurant sa recapitalisation en trois jours, le monde politique, emmené par le chef de l'Etat, Nicolas Sarkozy, et celui des affaires, apprécieraient qu'il démissionne. Au nom du principe de "bonne gouvernance d'entreprise" que le dirigeant, auteur d'un rapport de référence sur le sujet, devrait s'appliquer. "Pas coupable, mais responsable", entend-on dire à l'Elysée, où son gros salaire agace : bonus et salaire confondus, 3,5 millions d'euros par an.
"J'entends la critique sur l'arrogance. Mais il y a deux mondes, rétorque Daniel Bouton. Le monde extérieur, celui des médias, qui veut guillotiner Bouton. Et l'autre, une banque faite d'hommes et de femmes dont la fraude a détruit une année de travail, tous prêts à se mobiliser." Le PDG rappelle que le pire a été évité : "Quand nous avons découvert l'existence d'une énorme position dissimulée, j'ai tout de suite vu l'image d'un porte-avions sur le point de couler. Cela m'a pris trois fois cinq minutes pour comprendre qu'il fallait couper cette position (revendre les 50 milliards d'euros d'investissements effectués par le trader Jérôme Kerviel). L'avenir dépendait du montant des pertes qu'on allait afficher." "Dans ce genre d'affaires, poursuit-il, le sujet Bouton est secondaire. La mécanique fonctionne."
La mécanique intellectuelle de Daniel Bouton, justement, a toujours impressionné. Ce libéral convaincu, qui incarne une droite pragmatique et parfois cynique, où l'affect et le moralisme n'ont pas de place, a toujours été le plus jeune et le meilleur en tout.
Premier au concours général de 1967, à 17 ans, devant Alexandre Adler, l'historien et journaliste dont il est devenu l'ami. Plus jeune inspecteur des finances, à 23 ans, lorsqu'il mène une mission remarquée sur la gestion dispendieuse de l'Opéra de Paris. "Un ascenseur social en deux générations", a coutume de commenter Daniel Bouton, fils d'un ingénieur des Arts et Métiers, mort alors qu'il avait 13 ans, et petit-fils d'une garde-barrière de l'ancienne compagnie des chemins de fer PLM, qui reliait Paris à Lyon et à la Méditerranée.
Daniel Bouton a 36 ans lorsqu'il est nommé directeur de cabinet d'Alain Juppé, 38 quand il prend la direction du budget juste avant le retour de la gauche en 1988. Il conserve ce poste malgré l'alternance, sous Michel Charasse. "Son engagement n'était pas le mien mais je n'étais pas partisan de la chasse aux sorcières dès lors que les gens étaient compétents et loyaux, raconte l'ancien ministre de François Mitterrand. Il l'a été, jusqu'au bout et même après, lorsqu'il est parti pour la Société générale, en 1991. Vous imaginez bien qu'avec nos convictions et nos caractères respectifs, nos échanges furent vifs. Mais nous nous sommes retrouvés sur le sens de l'Etat et de l'intérêt général." Michel Charasse se dit choqué par la déclaration présidentielle qu'il juge démagogique, "laissant entendre que quand on a un gros salaire, on est forcément coupable".
Guillaume Pépy, le directeur général de la SNCF, formé par Daniel Bouton alors qu'il était conseiller technique au cabinet de Charasse, parle, lui, de "suprématie intellectuelle". "Je l'ai eu comme prof à Sciences Po. Son intelligence troublait tout le monde, relate le numéro deux de la SNCF. On s'amusait à dire qu'il avait deux cerveaux. Il était dominant, mais il écoutait."
Au budget, poursuit Guillaume Pépy, "il était clairvoyant sur beaucoup de choses : la politique budgétaire, la dépense publique, les questions sociales". Toutes les notes de service au ministre étaient annotées de sa main : "Il y en avait parfois jusqu'à deux pages. D'un mémo sur les primes des fonctionnaires des DOM-TOM, il faisait un sujet sur l'économie de développement des départements d'outre-mer."
La suite est mieux connue : la carrière sans faute à la Générale, avec tout de même, en 1999, l'OPA manquée sur Paribas, au terme d'une intense bataille boursière gagnée par la BNP et son président, Michel Pébereau... "Michel", l'alter ego qu'il admira, avec qui il partageait le souci de l'efficacité de l'Etat et devenu depuis le rival absolu.
Reste que cette fameuse arrogance, ce caractère autoritaire, sans concession sur la forme et le fond, ces répliques cassantes, ce peu d'effort pour se rendre sociable, comptent aujourd'hui pour beaucoup dans les critiques publiques. Une image rugueuse que peinent à corriger les confidences des amis racontant "un homme jovial et spontané en privé, à l'humour ravageur, un bon vivant, un épicurien, un joueur de golf émérite, très cultivé, passionné d'opéra et de musique classique". On le dit très sensible dès lors qu'il s'agit d'art lyrique. "Il a donné des leçons à la terre entière. Certains ne sont pas mécontents que la foudre divine s'abatte sur lui, observe un proche, et la conjoncture politique ne lui est pas favorable." Le président de la République n'aurait guère goûté de se voir reprendre sur le paquet fiscal et la gestion des finances publiques lors d'un déjeuner de banquiers à l'Elysée.
Daniel Bouton raccrochera-t-il les gants ? "S'il a une date en tête, nous l'apprendrons la veille, glisse un adjoint, sa femme et ses filles doivent être seules à savoir. Il restera si l'intérêt de sa banque et de ses actionnaires le commande. Il a un bilan irréprochable." L'intérêt de la banque passera-t-il par un mariage ? "Nous avons les moyens de continuer seuls", affirme Daniel Bouton. "Une chose est sûre, renchérit son entourage, il ne donnera pas les clés de la banque à BNP Paribas."
Dans sa vie, désormais, il y a pourtant plus de questions que de réponses. Et celle-ci en particulier : peut-il rester le maître des échéances ?
Anne Michel
Daniel Bouton n'a plus confiance en le titre de la Société Générale