PIERRE POIVRE (1719-1786)

OU LA CONQUÊTE DES ÉPICES

La vie de ce modeste naturaliste, si pleine de péripéties, de combats navals, de navigations hasardeuses et périlleuses, de tractations avec les gouverneurs chinois, espagnols ou portugais, de dissentiments avec les gouverneurs français, de trahisons de la part de ses commettants, de ses rapports avec les indigènes de la Malaisie, ferait un sujet de film auquel ne manquerait même pas l'inévitable épisode sentimental, sa jeune et chaste épouse ayant été, à son insu d'ailleurs, l'inspiratrice du plus célèbre des romans : Paul et Virginie.

Depuis le XVIIe siècle, le commerce des épices était entre les mains des Hollandais qui avaient chassé les Portugais des Moluques. Pour conserver le monopole des noix de muscade et des clous de girofle, ils en limitèrent la culture à Amboine et à Bandi, détruisant les arbres dans toutes les autres îles et en exerçant une surveillance sévère pour empêcher toute exportation de plants ou de graines.

Les clous de girofle, utilisés par les Chinois bien avant l'ère chrétienne ne furent connus en Europe que vers le IVe siècle, mais pendant longtemps comme une insigne rareté. En Alsace, on en a retrouvé deux dans une tombe du VIe siècle, contenus dans une boite en or : leur usage devint plus commun a Rome dès le VIIe siècle et en France au temps des Carolingiens. Jusqu'au XVIe siècle, ce furent les Arabes qui les importèrent, supplantés ensuite par les Portugais, après la découverte de la route des Indes par le Cap de Bonne Espérance. C'est de cette époque également que date l'importation des noix muscades, connues des Chinois, et dont on a retrouvé quelques fragments dans les tombes égyptiennes.

Une fois maîtres du marché, les Hollandais stockèrent ces épices à Amsterdam, n'hésitant pas à brûler les récoltes surabondantes pour ne pas laisser avilir les prix ; Valmont de Bomare dit avoir vu un feu de ce genre, dont l'alimentation était estimée à huit millions en argent de France, feu qu'on renouvela le lendemain.

C'est Pierre Poivre qui, après des difficultés de tous genres, réussit à arracher ce monopole à la Hollande pour en faire bénéficier sa patrie. Né à Lyon, le 23 août 1719, il se destinait à devenir missionnaire et, à vingt et un ans, en 1740, avant d'être ordonné prêtre, il fut envoyé en Chine. Calomnié, il fut jeté en prison et se mit à apprendre le chinois pour présenter sa défense ; il obtint gain de cause devant le vice-roi de Canton et put séjourner en Chine pendant quatre ans, en faisant quelques voyages d'exploration en Cochinchine.

En 1745, il s'embarque pour rentrer en France et y recevoir l'ordination, mais le Dauphin, sur lequel il avait pris passage, est attaqué par un vaisseau anglais ; Poivre lutte vaillamment avec les hommes de l'équipage, un boulet lui emporte le poignet droit, il est fait prisonnier et doit subir l'amputation de l'avant-bras. Ne pouvant plus être prêtre ni continuer ses travaux de peinture pour lesquels il était doué, il s'adonna à l'histoire naturelle, s'intéressant surtout à la culture des arbres à épices, pendant les quatre mois qu'il dut séjourner à Batavia où les Anglais l'avaient débarqué. Il gagne Pondichéry, puis la Martinique, où il prend passage, avec La Bourdonnais, sur un navire hollandais ; à l'entrée de la Manche, celui-ci est pris par un corsaire de Saint-Malo qui. quelques jours plus tard, est à son tour capturé par une frégate anglaise. Poivre est interné à Guernesey jusqu'à la paix de 1748. Deux projets l'occupent pendant cette captivité. Etablir des relations commerciales avec la Cochinchine et introduire la culture des muscadiers et des girofliers à l'Ile de France et à Bourbon.

Le privilège exclusif du commerce avec l'Orient avait été accordé à la Compagnie des Indes orientales par Henri IV en 1606, confirmé et réorganisé en 1664 par Louis XIV. Cette compagnie, tout comme la compagnie hollandaise des Grandes Indes et la Compagnie anglaise des Indes, cherchait a tirer le maximum de profit des marchandises importées, au détriment des cultivateurs coloniaux et des consommateurs européens.

Dès son arrivée à Paris. Poivre proposa ses projets. avec mémoires ai l'appui, à la Compagnie des Indes. la proposition d'établir des comptoirs en Cochinchine fut chaleureusement accueillie ; Poivre, qui voulait désormais renoncer aux voyages, malgré les brillantes conditions qu'on lui offrait - conditions qui ne furent d'ailleurs pas tenues dut se résoudre à affronter cette expédition quand on fit appel à son patriotisme, mais l'introduction d'arbres à épices à l'Ile de France se heurta à une sourde opposition d'un des directeurs de la compagnie, Duvelaer, d'origine hollandaise, qui ne voulait rien entreprendre qui pût nuire à son ancienne patrie, où il avait sans doute conservé des intérêts.

De l'Ile de France où il débarqua, Poivre gagna Pondichéry où il eut quelques démêlés avec Dupleix, gouverneur général, à la femme duquel il avait déplu ; il finit cependant par faire voile pour Faïfo, dans la baie de Tourane ; il y aborda le 29 août 1749 et conclut immédiatement avec le souverain un traité des plus avantageux pour la France. Revenu le 10 août 1750 à l'Ile de France, il versa scrupuleusement à la compagnie le solde des sommes qui lui avaient été remises, le bénéfice de la vente de sa pacotille (28 %) et même les cadeaux qui lui avaient été personnellement offerts. En plus, il apportait à la colonie plus de trois cents plants de canneliers, de poivriers, d'arbres à résine, à vernis, à teinture, et une espèce de riz pouvant croître en terrain sec.

Il s'efforça ensuite de réaliser la seconde partie de son programme. Sachant qu'il se faisait un commerce clandestin entre les Philippines espagnoles et les Moluques, c'est de ce côté qu'il dirigea ses vues, mais, tant pour donner le change sur le but de son expédition que pour en couvrir les où il embarqua des marchandises qu'il alla vendre à Manille avec 33% de bénéfice.

Le gouverneur des Philippines, intéressé dans l'affaire, offrit tout d'abord de négocier l'acquisition de plants par l'intermédiaire du sultan de Mindanao, expert en commerce interlope, malheureusement, Dupleix, voulant prévenir Poivre, avait donné commission à un capitaine espagnol de lui procurer vingt-cinq plants de muscadiers, et la lettre de commission faillit tomber entre les mains des Hollandais. Lorsqu'il en eut connaissance, le gouverneur des Philippines ne rétracta, peu soucieux de se mettre les Hollandais à dos.

Cependant, grâce à un Chinois, Poivre avait pu se procurer des noix de muscade fraîches qu'il put faire germer, si bien que le 12 février 1752, il se trouva en possession de trente-deux plants vigoureux. Il en envoie des échantillons à Paris d'où il ne reçut aucune réponse, bien que Buffon et Bernard de Jussieu aient reconnu la qualité de ces envois.

Il hiverne à ManiIle, apprend le maIais, arme deux vaisseaux espagnols montés par une équipe indigène, avec mission de lui rapporter des plants de girofliers, car, la cueillette se faisant avant la maturité des fleurs, il était impossible de se procurer des graines. La mission échoua.

De guerre lasse, il repart pour Pondichéry où Dupleix l'accueille fort mal, puis gagne l'Ile de France avec douze pieds de muscadiers en bon état. Le jardinier de la colonie, Fusée Aublet, était une créature de Duvelaer et professait que les plantes à épices n'étaient pas cultivables à l'Ile de France. Il ne recula, devant aucun moyen pour prouver qu'il avait raison, et une enquête postérieure fit connaître qu'il les avait arrosés d'eau bouillante !

Persuadé du contraire et mesurant la grandeur de l'entreprise, Du Lozier-Bouvet, gouverneur par intérim de la colonie, mit à la disposition de Poivre un petit rafiot de cent tonnes avec lequel il prit la mer le 1er mars 1754, louvoyant entre les Iles des garde-côtes hollandais et sachant qu'en cas de prise il ne serait pas réclamé par son gouvernement, devant se défendre contre les pirates malais et contre son propre équipage qui avait comploté de le livrer aux Hollandais, après d'innombrables péripéties, il finit par aborder le 10 avril 1755 à Lifao, dans la partie portugaise de l'île de Timor. Il ne put, hélas ! se procurer que des plants sauvages, sans grand parfum et de Médiocre valeur, mais le gouverneur lui promit d'en fournir d'authentiques par la suite : il se contenta de faire avec ce gouverneur un traité fort avantageux pour la compagnie, pour fourniture de cire, d'un très haut prix depuis la guerre du Bengale.

Aublet ayant prétendu que les plants apportés par Poivre étaient de faux muscadiers, Poivre en fit tenir à Buffon et à Bernard de Jussieu qui les reconnurent pour vrais, et la compagnie vota une augmentation de traitement... à Aublet.

Découragé, Poivre résolut de rentrer en France. Il hiverne à Madagascar et, à son voyage de retour, a encore la malchance d'être à nouveau capturé par les Anglais. Interné à Cork, en Irlande, il finit par arriver à Paris le 22 Avril 1757. Il a du moins la satisfaction d'être chaleureusement accueilli. L'Académie des Sciences l'avait nommé membre correspondant le 4 septembre 1754. et le roi Louis XV lui adressa ses remerciements, avec une gratification de 20.000 livres, grâce à laquelle il put se retirer dans son domaine de La Freta, près de Lyon.

Il y vécut paisiblement jusqu'en 1766, lorsque le roi, auquel la compagnie avait remis l'Ile de France, le nomma intendant des Iles de France et de Bourbon. Avant de prendre possession de son poste le 17 juillet 1767, il s'était marié avec Mlle Robin. Il commence par réorganiser l'administration et put enfin réaliser le plan qu'il n'avait jamais perdu de vue.

Il envoie deux vaisseaux à l'Ile de Timor qui, le 24 juin 1770, lui rapportent une cargaison de quatre cents plants de muscadiers, de dix mille noix muscades, de soixante-dix girofliers et d'une caisse de fruits de cet arbre. Contre toute évidence, Aublet continua sa campagne de dénigrement et il fallut l'arrivée du naturaliste Commerson pour y mettre fin assez vertement. Le Conseil supérieur s'empressa de prendre un arrêté défendant l'exportation de ces plants, et cela contre l'avis de Poivre, qui dut s'adresser au ministre Choiseul pour en autoriser l'envoi à l'Ile de Bourbon et en Guyane. Il créa, dans sa propriété des Pamplemousses, un admirable jardin colonial, et lorsqu'il partit de la colonie, en 1772, il le revendit au roi, malgré tous les embellissements qu'il y avait apportés, au prix de 38.000 livres qu'il l'avait payé à la compagnie.

Il avait encore introduit à l'Ile de France le laurier des Antilles, le cannelier, le cocotier, le manguier, le sagoutier, le chou caraïbe, l'arbre à pain, la canne à sucre de Java.

Rentré dans la vie privée, il se retira à La Freta, dans la banlieue lyonnaise, avec une pension de 12.000 livres.

Il y mourut le 6 janvier 1786.

Devenue veuve, Mme Poivre épousa Dupont de Nemours, qui consacra une importante notice (90 pages) à la mémoire de son prédécesseur. Elle servit de préface aux oeuvres complètes de Pierre Poivre, parues sous le titre de Voyages d'un philosophe ou observations sur les moeurs et les arts des peuples de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique.

Docteur A. GOTTSCHALK.

Texte paru dans le GRAND GOUSIER, Septembre-Octobre 1949