En quoi la réforme est-elle vitale ? En quoi est-elle urgente ?
Jacques Attali - La commission pour la libération de la croissance a travaillé avec une seule idée simple : chercher ce qui marche pour éviter que la France décline. La France a d'énormes atouts pour l'avenir mais, du fait de l'engourdissement de la puissance publique depuis 1986, elle est menacée de déclin dans un monde qui change à une vitesse extraordinaire. Les autres pays du monde ont évolué quand nous ne faisions rien. C'est saisissant quand on observe l'immense mutation de la puissance publique canadienne, anglaise, allemande, portugaise ou suédoise.
La société française se réforme, elle change très vite. Regardez les moeurs, les modes de vie, la culture... Ce qui ne bouge pas, c'est l'ensemble du corps institutionnel et les rentes de situation qui bloquent le pays. La rente a été la chance de la France au temps de la société féodale et foncière. Elle est aujourd'hui le noeud des problèmes français : on n'ose pas toucher à toutes ces rentes, celles du pouvoir, via le système électoral, ou celles du savoir, celles du contrôle des entreprises, celles du logement ou de l'emploi...
Il faut à tout prix que la société institutionnelle, qui est la gardienne des rentes, se mette au service de la société réelle, celle qui bouge. Cela suppose de développer les talents et le savoir, de créer les conditions de la mobilité, d'avoir un Etat efficace. Naturellement, la réforme doit être faite de façon juste, en faveur de ceux qui pourraient le plus avoir à y perdre ; c'est la clé pour qu'elle soit acceptée.
Xavier Bertrand - Les réformes de fond sont urgentes ? Oui, évidemment. Parce qu'elles n'ont pas été menées depuis longtemps, par la gauche comme par la droite. Elles sont urgentes parce que nous sommes face à de sérieux défis : l'allongement de la durée de vie est une formidable bonne nouvelle mais elle amène à réformer notre système de protection sociale si on veut le préserver ; même chose pour la modernisation de l'économie, si on veut la croissance ; ou pour notre système institutionnel, quasiment à bout de souffle. Enfin, les réformes sont urgentes parce que les Français les attendent.
Pour autant, cela ne signifie pas qu'il faille tout faire en trois mois : les chantiers doivent être engagés sur une plus longue période, pour respecter le temps du diagnostic partagé, de la pédagogie, de la concertation. On doit en permanence veiller à donner du sens et respecter ces étapes, sans quoi la réforme a toute chance d'échouer. Il ne s'agit pas de résumer la politique à une méthode mais, sans méthode, il n'y a pas vraiment de politique.
Reste la question centrale : les réformes pour quoi faire ? " Dans un monde qui change, malheur à celui qui stagne", rappelait Tony Blair, il y a peu, devant la convention de l'UMP. Notre société politique doit prendre conscience que les réformes sont indispensables.
François Hollande - Depuis vingt-cinq ans, on dit aux Français qu'il faut faire des réformes. Au milieu des années 1980, il s'agissait de lutter contre l'inflation, de faire les restructurations industrielles, d'être plus compétitifs. C'était déjà douloureux. Quand ils entendent aujourd'hui : "Vous n'avez rien vu, maintenant il faut vraiment passer à la réforme", ils ont le sentiment que c'est le même discours. Il faut prendre en compte cette fatigue civique et le doute qu'elle suscite sur l'efficacité de la réforme.
Deuxième remarque, tout le monde est pour la réforme. Je ne connais aucun responsable politique qui dise être contre ; ça devient très difficile d'être conservateur, et même révolutionnaire ! Le débat est évidemment : quelle réforme ? Car le diagnostic partagé n'est pas toujours partagé. Deux grands défis sont posés : celui de la compétitivité de l'économie française dans la mondialisation et celui de la solidarité. Quand des inégalités se creusent depuis plusieurs décennies, comment fait-on pour redonner du sens, de la cohérence, de la cohésion ?
Troisième remarque : il n'est pas possible de mobiliser pour la réforme si on ne propose pas un projet de société. Ce qui fonde un projet de société, c'est le moment de la campagne présidentielle où le candidat affirme son projet et reçoit du suffrage universel l'autorisation de le traduire. Sans projet de société, les réformes arrivent comme des incongruités, auxquelles on ne peut pas adhérer. C'est vrai pour tout président ou toute majorité.
Philippe Corcuff - "Réformer la France, mission impossible ?" n'est pas une formulation tellement évidente, mais plutôt le fruit d'une pensée technocratique selon laquelle il n'y a qu'une seule formulation du problème. Pour mieux me faire comprendre, je conseille une très bonne introduction au regard distancié sur les problèmes socio-économiques : c'est l'ouvrage de Jacques Attali et Marc Guillaume, L'Antiéconomique, publié en 1974. Excellent livre, toujours d'actualité. Les auteurs y critiquaient ce qu'ils appellent une "pseudo-science, apologie du statu quo, occultant les conflits et les transformant en problèmes dont elle cherche et trouve par construction les solutions". Ils disaient que toute analyse économique et sociale est profondément politique. Au contraire, le rapport de la commission Attali s'affiche non-partisan et pose comme une évidence le développement nécessaire de la croissance. Il y a trente-quatre ans, Attali et Guillaume écrivaient ceci : "Le jeu de l'inégalité et des frustrations entre les consommateurs rend illégitime toute assimilation de la croissance de la consommation à celle du bien-être."
Le chemin parcouru est saisissant : on est passé de la figure de l'intellectuel critique qui interroge cette machine productrice de frustrations et d'inégalités au technocrate qui met de l'huile dans la machine. Toute l'évolution de la gauche est là, dans le passage d'une pensée ouverte sur l'imagination et la pensée critique à une pensée étriquée, engoncée dans des cadres uniformes des professionnels de la politique. La gauche a perdu le contact avec le choc des idées, avec les mouvements sociaux, avec le mouvement des sociétés. Elle s'est enfermée dans un processus d'aseptisation intellectuelle.
Or la réforme est une façon de s'arracher à ce qui existe, une fois défini ce qui va mal. On nous dit "les rentes"... Dans les années 1970, on parlait de l'inégalité des revenus et des patrimoines. On en parle de moins en moins. En France aujourd'hui, pourtant, 10 % des plus riches possèdent 46 % de la fortune nationale ; 50 % des moins riches en possèdent à peine 7 %. Qui parle aujourd'hui de la réforme de cette inégalité des patrimoines ? Personne.
Ce qui manque, c'est cette "attitude imaginative, radicale et subversive" que préconisaient Attali et Guillaume. L'utopie ne consiste pas à proposer des choses impossibles, mais à mettre de l'imagination dans la politique. Ainsi, quand le rapport Attali dit que, "dans un monde ouvert et mouvant, l'accumulation à tous les niveaux de rentes et de privilèges bloque le pays", il rejoint la critique formulée dès 1970 par Michel Crozier quand il parlait de la société "bloquée" par ses corporatismes ou ses conservatismes. Il faut une critique sociale plus globale, élargie à la transformation du rapport gouvernant gouverné, dominant dominé.
Jacques Attali - Le fil conducteur de mon travail, depuis trente-cinq ans, c'est cette idée que l'économie marchande est une forme de suicide de l'humanité, car elle rompt l'équilibre entre marché et démocratie et conduit à la marchandisation générale de l'espèce. Sur ce point central, il n'y a aucune rupture, pas l'ombre d'une contradiction. Evidemment la commission que j'ai présidée n'a pas été aussi loin, d'abord parce que c'est un travail collectif, ensuite parce que nous avons travaillé sur une période courte, celle des cinq prochaines années. Mais, dès la première page du rapport de la commission, apparaît une définition critique de la croissance qui est pratiquement plagiée de L'Antiéconomique. Nous y expliquons que la mesure de la croissance en tant que telle est une mesure utile mais insuffisante, car la croissance est destructrice de la nature et créatrice d'inégalités.
En outre, le rapport défend l'idée fondamentale qu'il faut recréer un équilibre entre marché et démocratie. La société politique doit faire en sorte que la démocratie gagne la bataille contre le marché ou, au moins, ne la perde pas. D'une part, le marché doit être efficace car les rentes sont créatrices d'inégalités ; d'autre part, la démocratie, c'est-à-dire la gratuité, conserve son champ. Je pourrais vous citer bien des propositions de la commission qui vont dans ce sens : par exemple, nous prenons parti contre le projet Olivennes de mise sous tutelle et surveillance de l'ensemble des utilisateurs d'Internet ; ou contre la marchandisation de l'université et la hausse des droits d'inscription, car nous considérons que se former est une activité socialement utile et qu'il faut même rémunérer ceux qui se forment. Il y a aussi tout un ensemble de mesures extrêmement fortes pour maintenir le niveau et la qualité des dépenses publiques, en particulier de Sécurité sociale.
Bref, il faut réussir à se défendre contre le grand danger de voir progressivement les gouvernements, les nations, n'être plus que les marionnettes d'un marché qui aurait tout récupéré. Il n'y a pas de société politique sans une démocratie capable de résister au marché.
J'ajoute, même si c'est difficile à admettre, qu'un certain nombre de réformes doivent être considérées comme apolitiques. Est-ce de gauche ou de droite de se donner les moyens de faire de Roissy, devant Londres, le premier aéroport d'Europe, avec quatre pistes qui peuvent offrir la possibilité d'être la première place financière d'Europe, la première place touristique, le premier lieu d'accueil des investissements étrangers et, accessoirement, de faire de notre compagnie nationale la première compagnie aérienne du monde. Est-ce de gauche ou de droite d'être pour ou contre le développement des industries solaires ou des biotechnologies ? Il y a là des consensus nécessaires qui doivent absolument être considérés comme un coeur commun à toute nation qui a envie de survivre dans le monde actuel.
La commission Attali a proposé de supprimer en dix ans le département pour simplifier l'organisation territoriale française, devenue illisible. Cette réforme a été immédiatement récusée. Pourquoi ?
Xavier Bertrand - Ce débat est totalement pertinent. Nous avons un mille-feuille politico-administratif complètement indigeste en France. Aucun pays ne nous l'envie. Mais nous avons une vraie difficulté pour mener des débats de cette nature, et les médias ne sont pas les moins responsables. Vous avez pris un mot - "supprimer le département" - pour résumer le problème, alors que le vrai sujet c'est le rôle et l'avenir des conseils généraux. Ce n'est pas un débat sémantique. Si vous aviez parlé de regrouper les conseils généraux et les conseils régionaux, la musique n'aurait pas été la même. Car le vrai sujet est celui de la clarification des compétences : avec une meilleure articulation entre départements et régions, voire même un regroupement, nous n'aurions pas les mêmes problèmes. Enfin, sur un tel sujet, il faut se garder des jeux de rôle politiciens : peut-on me garantir que l'on ne va pas entendre des arguments du genre "la droite veut supprimer les départements parce que la gauche dirige la majorité d'entre eux"...
François Hollande - Quelle ironie de l'histoire : j'essaye depuis des années de gagner la Corrèze à gauche et, au moment où nous y sommes, on me dit : "Il n'y a plus de département." Diable ! Le sens d'une vie peut s'en trouver compromis ! Plus sérieusement, nous devons clarifier les compétences entre collectivités. Il n'est plus possible d'avoir une commune qui peut tout faire, une intercommunalité presque tout, des conseils généraux qui interviennent dans des domaines qui vont bien au-delà du domaine social ou des routes, des régions qui, malgré leurs faibles moyens, se sont emparées des sujets de développement, enfin un Etat qui transfère, mais qui ne veut rien lâcher.
Que faut-il faire ? D'abord spécialiser chaque collectivité et définir ses compétences, avec une interdiction d'aller au-delà. Commençons par là.
Ensuite, nous constaterons qu'il faut, sans doute, rapprocher départements et régions. C'est avant tout un problème de courage politique. Je ne considère pas que le conseil général, même si je préside une assemblée départementale, corresponde aujourd'hui à la modernité qu'attend notre appareil administratif ; je pense même que c'est au niveau de la région que les grandes politiques doivent être définies. Encore faut-il qu'on rassure les populations, notamment dans le monde rural, et qu'on leur explique qu'une telle réorganisation n'entraînera pas la suppression pure et simple des administrations et des emplois publics.
Un mot encore, sur le temps politique et administratif qui est trop long. En France, il nous faut deux ou trois ans pour arriver à une décision et un début d'exécution. Dans d'autres pays, cela se fait tout de suite. Cette lenteur pèse lourdement sur l'efficacité des réformes.
Jacques Attali - A l'évidence tout le monde est d'accord sur la perspective que le département cède progressivement la place, soit aux agglomérations, soit aux régions. Les compétences doivent être clarifiées et l'Etat simplifié. Ceux qui gagnent ou dépensent de l'argent public doivent être évalués. Finissons-en avec cette superposition de chambres de commerce, de chambres de métiers, d'organisations de collecte de la taxe d'apprentissage, d'offices HLM, de 1 % machin chose, de trucs qui sont des gaspillages de l'argent public. Tout le monde le sait et le murmure, mais personne n'ose le dire.
Autre exemple : tout le monde semble d'accord sur les maux dont souffre l'université française. Pourquoi ne parvient-on pas à trouver les consensus nécessaires sur un sujet aussi capital pour l'avenir du pays ?
Jacques Attali - J'ai été frappé de voir que les propositions de notre rapport sur l'université ont été bien acceptées par tout le monde. Le fait de faire dix universités phares, par exemple, sans dévaloriser les autres, fait son chemin. Reste, comme le disait François Hollande, notre problème, qui est d'exécution. En France, on se résigne au changement, mais on n'accepte pas de le conduire au rythme où les Canadiens, les Anglais ou les Allemands le font.
Philippe Corcuff - De nombreux universitaires et étudiants ont manifesté leur désaccord avec la loi Pécresse sur l'enseignement supérieur. Je ne suis pas de ceux qui la considèrent comme une réforme ultralibérale. C'est faux. L'université reste publique. Mais cette loi est un bluff. Elle a cédé au lobbying de la Conférence des présidents d'université. On appelle cela autonomie. En réalité, on renforce les féodaux. Les présidents d'université, aujourd'hui, sont ceux qui ont décroché de la recherche et des tâches d'enseignement et qui sont, dans ces domaines, parmi les plus nuls. Il est ahurissant de leur donner le pouvoir souverain d'embaucher des universitaires et d'évaluer les carrières.
Les présidents d'université sont élus par les universitaires, non ?
Philippe Corcuff - Un chercheur se consacre à la recherche, un enseignant à l'enseignement. Ceux qui s'intéressent moins à l'enseignement ou à la recherche se présentent aux élections. Nous avons donc une caste bureaucratique que la loi Pécresse renforce pour faire des présidents des sortes de managers d'entreprise. Or la recherche et l'enseignement supérieur sont des biens publics que l'on ne produit pas comme des savonnettes ! En outre, la réforme renforce le localisme, le clientélisme, l'arbitraire bureaucratique.
François Hollande - L'enseignement supérieur, l'université et la recherche sont l'enjeu majeur pour l'avenir de notre pays. Dès lors, penser qu'on a eu une réforme de l'université parce qu'il y a eu l'autonomie avec la loi Pécresse est vraiment une naïveté. Ce qui va déterminer l'avenir de nos universités, c'est l'orientation et l'encadrement en premier cycle, marqué par des taux d'échec catastrophiques, c'est la place des grandes écoles par rapport à l'université, c'est l'urgente nécessité d'y consacrer plus d'argent et d'emplois publics, c'est le renforcement d'un système de bourses aux étudiants. C'est un choix de société ! Si nous ne commençons pas par mettre le paquet sur l'université, comment répondrons-nous au défi de la compétitivité ? S'il n'y avait qu'une seule réforme à mener, ce serait celle-là.
Xavier Bertrand - Un point qui me stupéfie, après un tel plaidoyer : pourquoi ne dites-vous pas que, dans le débat sur la loi Pécresse, vous avez hésité entre un vote favorable, un vote contre et l'abstention ? Même remarque sur les régimes spéciaux de retraite : pourquoi n'avez-vous pas franchi le Rubicon pour dire que ces réformes vont dans le bon sens ?
François Hollande - Nous avons dit que l'autonomie des universités ne nous posait pas de problème de principe, dès lors que les diplômes restent nationaux. Le problème, c'est que la réforme n'était pas accompagnée par les efforts nécessaires sur le financement, sur les premiers cycles, sur le lien avec les grandes écoles et la recherche. Voilà pourquoi nous ne sommes pas associés, sans pour autant blâmer ce qui pouvait être une première étape. J'attends d'ailleurs la seconde. Quant aux régimes spéciaux, vous ne nous avez pas entendus : nous avons dit qu'il était logique que, selon les règles de pénibilité, il y ait les mêmes règles pour tous dans notre pays, y compris dans les régimes spéciaux.
Xavier Bertrand - J'ai le sentiment, ce soir, qu'il y a davantage de liberté de ton, voire même de courage politique. Quand on parle des difficultés à mener des réformes dans ce pays, il ne faut pas négliger la responsabilité de l'opposition. Sur la protection sociale, par exemple, pourquoi ne pas avoir des formes de consensus politique et social, comme en Allemagne ou même en Italie, où ces sujets ne soulèvent pas de débats idéologiques. Pourquoi, sur des sujets fondamentaux, refuser d'accompagner ces mouvements de réforme ?
François Hollande - J'avais entendu beaucoup de choses sur les raisons pour lesquelles il n'y avait pas eu de réformes en France depuis six ans. Mais je ne pensais pas que c'était à cause de l'opposition. Notre seule responsabilité, et je l'assume, c'est de ne pas avoir gagné les élections. Mais être responsable, en plus, de votre politique, non !
Jacques Attali - Je comprends chaque jour davantage pourquoi je n'ai pas choisi ce métier. On arrive toujours à trouver une raison pour ne pas être d'accord alors qu'on est d'accord. En réalité, vous êtes d'accord. Il y a des réformes majeures à entreprendre. Que l'opposition soit pour ou contre, c'est important, et il est normal qu'elle se manifeste. Le plus important, c'est d'avoir un gouvernement courageux qui prenne ses responsabilités et agisse. La réforme, c'est le courage.
Le manque de courage est-il le seul frein à la réforme ?
Xavier Bertrand - Quand Rachida Dati met en place la réforme de la carte judiciaire, elle a du courage. A un moment donné, il y a des limites à la concertation, car certains acteurs refusent le changement. Sur les régimes spéciaux, j'ai négocié pendant des dizaines d'heures avec les responsables politiques et syndicaux. Au final, certains syndicats n'ont pas voulu que l'on passe de 37 ans et demi à 40 ans de durée de cotisation. Il a bien fallu avancer. Vous n'allez pas dire aux Français : nous avons essayé, mais il y a eu tellement d'opposition qu'on ne fait plus la réforme.
François Hollande - En effet, il faut faire certaines réformes, vite. Mais je ne reprendrai pas le modèle de la réforme Dati, car c'était la caricature de l'absence de négociations. Encore faut-il que la réforme soit juste ; on ne peut pas donner aux uns pour prendre à tout le monde. Le fait que la première décision prise par cette majorité ait été le paquet fiscal, dont la moitié a été consacrée à l'exonération des cotisations sociales pour les heures supplémentaires, et l'autre moitié à des avantages fiscaux à telle ou telle catégorie, fait que toute demande d'efforts, parfois légitimes, explique le scepticisme actuel. Dernière réflexion, la réforme coûte cher. Le problème, c'est que vous n'avez plus de marge de manoeuvre budgétaire, compte tenu de la dette, des déficits et de la faiblesse de la croissance.
Philippe Corcuff - Les réformes nécessaires ne sont pas celles que vous évoquez, et qui conduisent à remettre en question les statuts, les acquis et les services publics. Il s'agit plutôt, dans tous ces cas, de contre-réformes. La vraie réforme serait la justice sociale et une meilleure répartition des revenus du capital et de ceux du travail. Dans le partage de la valeur ajoutée, la période phare des salaires, c'était à peu près 67,5 % en 1981 ; à partir de 1982, la part des salaires a baissé de dix points.
Jacques Attali - Sortons des petites phrases. Outre l'intérêt du pays, c'est celui de la gauche que la droite réussisse et laisse le pays en meilleur état plutôt qu'avec une dette à 90 % du PIB. Si les réformes de la recherche, de l'université, de l'appareil d'Etat, de la mobilité sociale, de la justice sociale que nous avons proposées dans le rapport de la commission ne sont pas mises en oeuvre dans les trois mois, elles ne seront plus jamais mises en oeuvre par ce gouvernement, parce qu'il va être occupé, à partir de l'été, par la présidence européenne, puis par toutes les bonnes raisons électorales de ne rien faire. A ce moment-là, ce sera la gauche qui gagnera l'élection suivante et qui se trouvera dans une situation ingérable. C'est donc l'intérêt de la gauche que ces réformes se fassent.
Il faut véritablement se concentrer sur cette question : nous avons deux mois et demi. Car, au 1er juillet, la présidence de Nicolas Sarkozy sera accaparée par l'Europe. Il faut tout faire très vite, et avoir le courage de l'impopularité. Il va falloir regarder ce que fait Xavier Bertrand, et j'ai le sentiment qu'il est de ceux qui avancent le plus vite. Et voir si le président, le premier ministre et les autres ministres auront le même courage.
Vous avez un doute ?
Jacques Attali - Oui.
Xavier Bertrand - Le quinquennat n'est pas terminé. Mais il est vrai qu'il faut mettre en oeuvre rapidement les réformes de fond car, ensuite, il faut du temps pour qu'elles s'inscrivent dans le quotidien des Français et soient une réalité. Avant l'été, oui, nous devons faire passer la réforme des institutions, la modernisation de l'économie et toute la transformation du monde du travail (accord sur le contrat de travail, sur la représentativité, sur la durée du travail, etc.).
Dans quatre ans, soit nous aurons réussi à mettre en oeuvre des réformes qui marchent, et la France sera vraiment modernisée, compétitive et solidaire, soit la France sera en deuxième division. Nous sommes la dernière génération qui dispose des marges de manoeuvre pour être courageuse. La génération d'après sera confrontée à des déficits abyssaux, sans marge de manoeuvre politique et avec un modèle social qui ne sera plus qu'un lointain souvenir.
François Hollande - Oui, l'intérêt du pays l'emporte sur toute autre considération. Quel est l'intérêt du pays pour les quatre ans à venir ? C'est d'être plus compétitif globalement, être capable de prendre toute sa part dans la mondialisation, être plus solidaire entre catégories et entre générations. De ce point de vue, la dette publique est un sujet que nous avons collectivement intérêt à appréhender le plus tôt possible.
Je veux que l'opposition soit utile. Comme il se trouve que nous avons la responsabilité de la quasi-totalité des régions, de plus de la moitié des départements, et maintenant de la plupart des grandes villes de France, nous sommes une part du pouvoir. Nous ferons, nous aussi, au niveau des collectivités locales, des réformes, pour démontrer notre capacité à laisser aux générations suivantes un pays en meilleur état.
Car l'échec de la droite n'autorise pas nécessairement la victoire de la gauche. La seule façon pour nous d'être à la hauteur de la responsabilité confiée, au-delà des territoires, c'est de pouvoir porter un projet dans quatre ans qui donne envie, à ce moment-là, de changer.