JAZZ
Comme chaque mardi, en sortant du laboratoire, Dieter m’avait déposée devant chez moi. Cela me rendait service et nous permettait de discuter encore une demi-heure, plus décontractés que devant les paillasses et les appareils compliqués.
J’aimais bien Dieter. C’était un grand garçon dégingandé dont l'ensemble de la garde-robe semblait composée d'un pantalon de toile crème sans forme, quelques chemises blanches identiques, jamais repassées, un gros pull bleu foncé et une paire de baskets à la couleur indéfinissable.
Nous travaillions ensemble depuis deux ans sur un sujet suggéré par le directeur du labo : identifier les causes de l’ouverture ou de la fermeture, apparemment aléatoire, des canaux ioniques dans les membranes des mitochondries, un sujet fascinant entre la chimie et la vie. Dieter avait déjà écrit plusieurs papiers sur le sujet. Certains avaient été acceptés et publiés dans les grandes revues scientifiques anglo-saxonnes. C’était une étoile montante du CNRS. Ayant écrit ma thèse sur un sujet proche, et comme elle avait suscité un certain intérêt, j'avais été accueillie dans l'équipe.
La voiture de Dieter était petite. Son intérieur, sale et désordonné, contenait des photocopies d’articles scientifiques, des numéros de Libé vieux de trois mois, des livres, une écharpe bleu pâle, des gants de ski et il sentait très fort le tabac. Il ne conduisait pas mal, mais parfois, au milieu d’une explication passionnée, une main gesticulant, il pouvait faire preuve d'inattention, et les voitures arrivant latéralement devaient donner un coup de frein pour nous éviter.
Arrivés en bas de chez moi, il gara sa voiture contre le trottoir, et, le moteur encore allumé, me dit : "Amélie, si ça t’intéresse, le groupe de jazz dans lequel je joue se produit vendredi et samedi prochains en soirée au Divan du Monde."
En même temps il me tendit deux invitations.
- Viens avec qui tu veux. Il devrait y avoir de l’ambiance.
Je le remerciais en prenant les billets, et lui dis que j’essaierais de venir si j’arrivais auparavant à finir la révision du draft de notre papier. Puis je montais chez moi. Viviane, assise devant la télé, regardait une émission de variétés à la con en mangeant un sandwich rillettes-cornichon avec un verre de lait. Elle avait vidé la moitié des réserves du frigo pour préparer son repas.
- T’as bien travaillé ?
- Oui. Je crois. On avance bien. Je suis crevée.
Viviane était "créative" dans une agence de pub, mais manifestait un vrai intérêt pour mes travaux et je la tenais au courant de mon mieux. Elle posait parfois des questions qui montraient une compréhension de la démarche scientifique. Drôle de fille, qui m'avait été présentée par un copain. Inclassable. Son métier semblait lui plaire, et pourtant elle avait des centres d'intérêt qu'on n'associe pas au milieu de la pub. Jamais elle ne parlait de sa famille ni de son passé. Tout ce que je savais, et je n'en étais même pas sûre, c'est qu'elle avait été sans doute une copine de mon ancien copain. Une fois, alors qu'on regardait ensemble un documentaire sur la vache folle, elle avait déclaré l'air soucieuse : "Chez moi on ne leur aurait jamais filé ça à bouffer."
Je lui dis que Dieter m’avait invitée à l’écouter au Divan du Monde vendredi ou samedi soir, et lui demandai si ça lui dirait de venir.
Le samedi soir suivant, à 20 heures 30, Viviane et moi entrions au Divan du Monde dans une grande salle sombre, enfumée et bruyante, remplie de gens debout ou attablés, buvant, causant, montrant tous avec ostentation qu'ils étaient heureux d’être là. Au fond de la salle, sur une estrade violemment éclairée, se tenait l’orchestre qui jouait un morceau de jazz très rythmé accompagné de trop de cuivres.
Je fus stupéfaite de voir Dieter au milieu de l'estrade, devant les autres musiciens, en pantalon de cuir noir serré et chemise en soie vert électrique échancrée, qui jouait du saxo en se balançant d’avant en arrière devant le micro. Il fermait les yeux, sans doute ébloui par les spotlights. Son visage ruisselant semblait habité par une puissante émotion. Je pensais : " Ce n’est pas possible ! C’est Dieter, ce gars en chemise verte ?" Jamais je ne l’avais vu ou imaginé comme ça. Il entama un chorus que tout l’orchestre reprit. Enfin un homme, genre présentateur de l'Ange Bleu, annonça une pause. Les haut-parleurs se mirent à diffuser de la musique enregistrée. Les musiciens posaient leurs instruments, passaient derrière un rideau, et réapparaissaient, en haut d'un court escalier descendant dans la salle, pour venir fumer et boire. Les lumières de la salle s’allumaient les unes après les autres.
Nous étions assises devant un gin fizz et un manhattan, et je cherchais à revenir de ma surprise, quand Dieter surgit à côté de nous et, s’asseyant sur un pouf, nous demanda :
- Alors les filles ça vous plaît ?
Ce n’était pas le Dieter que je connaissais. Il était urbain, à l’aise, brillant, et, le dos bien droit, saluait de nombreux habitués qui passaient. Après un court instant de conversation, durant lequel je finis de boire mon gin fizz, il nous demanda de l’excuser, se leva et repartit vers l’estrade. Ma tête tournait. Etait-ce la boisson, la musique, Dieter si différent, les vapeurs d’alcool, de bougies, de tabac et d'odeurs axillaires ?
Nous écoutâmes encore une heure l’orchestre. De nouveau Dieter fit un solo de saxo.
Je ne me rappelle plus très bien la suite. Viviane prit le volant pour nous ramener à la maison. Et le lendemain matin, dimanche, je me demandais si mon collègue de travail était quelqu'un d'autre que celui que je croyais connaître, si je ne travaillais pas avec un musicien qui faisait de la recherche pour se distraire quand il voulait se changer les idées de la musique.
Le lundi matin, Dieter était déjà au labo quand je suis arrivée. Il portait son pantalon crème, sa chemise blanche et ses baskets. Après m'avoir dit bonjour comme on soulève avec deux doigts sa casquette, il me demanda si je pouvais régler l'électrophorèse pour y passer à l'analyse un échantillon qu'il venait de préparer.
A.C.