La langue des Minoens reste une énigme

Les deux écritures transcrivant la langue minoenne ont fait l’objet de plusieurs propositions de déchiffrements sans parvenir jusqu’à ­présent à convaincre la communauté scientifique.

Par Martine Jacot Publié le 08 avril 2019 à 16h01, mis à jour à 09h03

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Arthur Evans, l’archéologue britannique qui a ­découvert la civilisation minoenne, avait été intrigué, à la toute fin du XIXe siècle, par des sceaux trouvés sur un marché aux puces d’Athènes et gravés d’une écriture inconnue. Comme on lui avait dit que ces antiquités venaient de Crète, il se rendit sur cette île en 1894, où il en trouva d’autres. Après la mise au jour du palais de Cnossos en 1900, il finit par distinguer trois écritures minoennes.

Il considéra que la première – la plus ancienne – était à base de hiéroglyphes. On découvrit plus tard que ces signes désignaient des ­syllabes et non des mots, contrairement aux hiéroglyphes égyptiens. Il baptisa la deuxième, plus évoluée, linéaire A. Elle est apparue au moment de la construction des premiers palais minoens, vers 2000 avant J.-C. Cette écriture a été détrônée par le linéaire B vers 1425 avant notre ère, au moment où les Mycéniens ont pris le contrôle de la Crète. Cette troisième écriture a été utilisée, pratiquement sans variante, pendant quelque deux cents ans, jusqu’à la chute des ­Mycéniens, au XIIe siècle avant J.-C., et l’invasion de la Crète par les Doriens. Seul le linéaire B est considéré comme déchiffré.

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La tâche fut ardue. Il a fallu ­attendre 1952 pour qu’un architecte anglais, Michael Ventris, parvienne à décrypter les 87 signes syllabiques du linéaire B, sur la base des travaux d’une archéologue américaine, Alice Kober, ­décédée avant d’avoir achevé son œuvre. Michael Ventris, épaulé par le philologue et helléniste John Chadwick, a mis deux ans avant de convaincre la communauté scientifique que le linéaire B, qui se compose en outre d’une centaine de signes logographiques (un signe = un mot), était… une forme archaïque du grec ancien. Michael Ventris « a ainsi fait reculer de près d’un demi-millénaire les origines de la langue de Périclès, Platon et Démosthène. Homère n’était plus le premier auteur à se servir du grec », ­résume Louis Godart, spécialiste du linéaire B, dans son livre Le Pouvoir de l’écrit (Errance, 1991).

Les déchiffreurs se sont appuyés sur plus de 5 000 tablettes en argile retrouvées en Crète (dont quelque 3 000 au palais de Cnossos) mais aussi en Grèce continentale, à ­Pylos, Mycènes, Thèbes ou Tirynthe. La préservation des tablettes tient au fait que tous ces centres ont été incendiés et que, donc, l’argile a cuit. A la manière des Hittites, les préposés y inscrivaient sur de l’argile crue, et avec un stylet, la comptabilité des entrées et sorties des marchandises du palais sur un an. Ils en notaient la synthèse, soupçonnent les archéologues, sur d’autres supports (papyrus par exemple) qui, eux, ont brûlé.

Ces tablettes indiquent que, sous les Mycéniens, les détails les plus infimes étaient enregistrés, « du décilitre d’huile d’olive au demi-kilo de laine en souffrance, du bœuf au pelage couleur de vin au mouton cacochyme », relève Louis Godart. On apprend par ailleurs que les produits de base étaient taxés et que les percepteurs pouvaient être des femmes, mentionnées aussi comme propriétaires de terres, prêtresses (avec esclaves), parfumeuses, tisserandes, porteuses d’eau ou bonnes à tout faire.

Les hiéroglyphes et le linéaire A, reflets sans doute de la langue des Minoens, ont fait l’objet de plusieurs propositions de déchiffrements sans parvenir jusqu’à ­présent à convaincre la communauté scientifique. L’historien et archéologue néerlandais Jan Best voit dans le linéaire A une origine sémitique. Le chercheur français Hubert La Marle estime qu’il a avancé dans le décryptage « grâce à l’indo-iranien ancien ».

Des écritures qui coexistent

La difficulté tient au nombre limité de documents exhumés jusqu’à présent : environ 300 en hiéroglyphique et 1 600 en linéaire A. « Le nombre d’occurrences de signes est trop faible pour le moment. Il faudrait en avoir quelques dizaines de milliers supplémentaires pour pouvoir envisager toutes les combinaisons possibles. Année après année, on découvre de nouveaux documents. Mais c’est long. Il nous faudrait trouver une tablette en linéaire A et une en linéaire B qui parlent de la même chose, voire une pierre de Rosette bilingue. Ce qui n’est pas impossible puisque les deux écritures ont coexisté quelque temps », observe Alexandre Farnoux, directeur de l’école d’archéologie française d’Athènes.

On sait que le système des chiffres utilisé par les trois langues était décimal et que les linéaires A et B ont une dizaine de ­signes en commun. « Il est clair que le linéaire B se présente comme une sorte d’adaptation du linéaire A, destinée à noter le grec mycénien, estime l’archéologue belge Jan Driessen. Le lieu où ­serait intervenue cette adaptation reste matière à discussion, avec une école défendant une création opérée en Crète et une autre en Grèce continentale. »

Martine Jacot