L'argent trop facile
Le Monde, 27 janvier 2007
Chronique d'Eric Le Boucher
Trop beau pour durer ? L'année qui s'est achevée est
inscrite en lettres d'or pour la sphère financière
mondiale. Beaucoup de Bourses ont battu leurs records, les profits des
banques ont été mirifiques, les fusions et acquisitions
ont dépassé les volumes de la bulle Internet en 2000, les
nouveaux instruments financiers comme les fonds spéculatifs
(hedge funds) ont tant de succès qu'ils gèrent trente
fois plus d'actifs qu'il y a quinze ans (1 400 milliards de dollars)
avec des rentabilités inouïes et une nouvelle vedette, le
Private Equity, a réalisé des acquisitions spectaculaires
(750 milliards de dollars au total en 2006).
Banquiers, investisseurs, analystes sont souriants : l'année
2007 ne s'annonce pas moins brillante. Mais au-delà ? Les plus
avisés ont un petit signal d'alarme qui s'est allumé dans
le crâne : n'est-ce pas trop facile ? N'y aurait-il pas trop de
liquidités dans le monde qui permettraient de prendre tous les
risques, c'est-à-dire trop de risques ? La fin de l'inflation et
les taux d'intérêt maintenus très bas par les
banques centrales rendent l'argent pas cher et disponible. On en trouve
aujourd'hui sous le pied d'un cheval. Il devient possible de tout
financer, même des opérations périlleuses, qui,
hier, n'auraient pas trouvé de capital.
Les pays émergents, qui s'étaient vu couper le robinet
des investissements privés après les crises en Asie et en
Amérique latine dans les années 1980 et 1990, retrouvent
aujourd'hui des fonds, et ils paient une "prime" de moins en moins
lourde.
La question est celle-ci : saoulés par leurs succès,
poussés par la concurrence et armés de technologies
mathématiques de plus en plus raffinées, les financiers
ne sont-ils pas exagérément confiants ? Pris d'ubris,
prennent-ils trop de risques ? A quand la nouvelle faillite d'un hedge
fund, tué par le retournement soudain du prix du pétrole
ou du cuivre ? Et celle d'un fonds de Private Equity, pris tout
simplement par un affaissement de la conjoncture qui rendra impossible
de service de la dette contractée ?
L'économie "réelle" mondiale se développe
rapidement, la croissance dépasse 5 % par an ces
dernières années. La finance mondialisée
accompagne ce mouvement, le sert, l'amplifie sans doute même.
Mais, elle qui fait valser des milliards de milliards de dollars par
jour autour de la planète avec d'immenses
bénéfices, ne peut pas indéfiniment danser plus
vite que la musique. Alors ?
Des voix s'élèvent régulièrement pour mieux
contrôler et même pour restreindre la prolifique
planète financière. Cette semaine, l'ancien patron d'AXA
et grande figure du capitalisme français, Claude
Bébéar, a réclamé une loi qui impose aux
hedge funds plus de transparence et qui limite les emprunts qu'ils
lèvent pour réaliser leurs opérations.
Manière au moins de borner les risques.
Claude Bébéar est loin d'être seul. A Davos, Angela
Merkel a déclaré mercredi : "J'attends des marchés
financiers qu'ils fassent des efforts pour la transparence des
marchés." Elle expliquait : "Que puis-je dire à un
salarié qui a cotisé toute sa vie, mis son épargne
dans un fonds et qui perdrait tout ?" Son coalisé Hans
Münterfering, président du Parti social-démocrate
allemand (SPD), avait traité les fonds de Private Equity de
"sauterelles" qui tombent sur une entreprise, la vident et
l'abandonnent. Il intervenait après la montée surprise du
fonds Blackstone au capital de Deutsche Telekom en avril.
Les Allemands, particulièrement en pointe contre cette nouvelle
finance considérée comme "anglo-saxonne", ont
trouvé des alliés nombreux, à la Banque centrale
européenne ou à la SEC américaine, l'organisme de
surveillance de la Bourse. Et chez les syndicats. "Le
mécontentement est croissant", a déclaré vendredi
26 janvier à Davos Philip Jennings, secrétaire
général de l'Uni suisse, à propos des fonds de
Private Equity. Il dénonçait leur "court-termisme" et
"leur manque d'éthique". Mme Merkel, qui préside le G8, a
mis la transparence des hedge funds au programme du sommet de juin.
L'argent trop facile ? Les financiers prennent-ils trop de risques ?
Faut-il renforcer les règles de contrôle ? Beaucoup de
débats ont porté sur ces thèmes à Davos
cette année. Howard Davies, directeur de la London School of
Economics, admet que les organismes de régulation
financière datent des années où cette finance
nouvelle n'existait pas. Ils courent toujours derrière
l'inventivité des financiers sans toujours comprendre comment
fonctionnent les nouveaux produits. En outre, la finance est globale,
tandis que les lois et la régulation restent largement
nationales, malgré les efforts de concertation et
d'harmonisation des banques centrales.
Pour les banquiers, la question de la transparence n'est pas la bonne :
les fonds ne livreront jamais leurs recettes sophistiquées,
puisqu'elles sont au coeur de leur activité. Mais les banques
qui leur prêtent sont maintenant tenues d'y regarder de
très près, et, elles, sont contrôlées.
Mais alors, comment faire ? Que l'on ne puisse pas contenir la
créativité financière, c'est sûr. Qu'une
partie du métier reste obligatoirement secrète, soit. Que
beaucoup de leçons aient été tirées des
faillites passées, comme celle de LTCM en 1987, sans doute.
La nouvelle finance offre d'énormes avantages, elle prend des
risques quand les banquiers traditionnels rechignent. Mais quand
l'argent coule à flots, la tentation grandit tant qu'elle
autorise, qu'elle encourage, les risques insensés. D'où
le signal d'alarme dans les crânes.
Eric Le Boucher