La crise du système de santé américain

Des mesures désespérées

26 janvier 2006, Washington DC
Étude spéciale par The Economist

Le système de santé le plus important et le plus cher du monde est en train de s'effondrer. Est-ce que George Bush peut le réparer ?

George Bush a des grandes idées pour son deuxième mandat. Il a promis de réparer la Sécurité sociale, d'améliorer le système public américain des retraites, et de refondre le code des impôts. En dépit de tous ses efforts, la réforme de la Sécurité sociale a échoué l'année dernière. Et la refonte du code des impôts est apparue politiquement tellement complexe à réaliser que la Maison-Blanche n'a pas osé l'entreprendre. Avec encore presque trois ans devant lui, M. Bush apparaît aujourd'hui moins un réformateur radical qu'un dirigeant affaibli.

Des hauts responsables à la Maison-Blanche, ayant un besoin urgent de montrer que le président a encore un programme en politique intérieure, ont changé le sujet : maintenant c'est du système de santé qu'il s'agit. L'idée qui circule à Washington est que la réforme du système de santé occupera une large place dans le discours que M. Bush donnera sur l'état de l'Union le 31 janvier 2006. Al Hubbard, le principal conseiller de M. Bush en politique intérieure, ajoute que l'accent portera sur le contrôle des coûts, la facilitation de l'accès aux soins, et l'amélioration de leur qualité.

Réformer le système de santé ? L'idée peut sembler saugrenue. Comment un gouvernement trop timoré pour faire avancer la réforme des impôts peut-il s'attaquer à l'un des défis les plus compliqués auxquels l'économie américaine est confrontée ? De plus, le moment paraît particulièrement défavorable. L'équipe de M. Bush est critiquée pour avoir fait échouer la plus grande initiative d'amélioration du système de santé proposée jusqu'à présent, l'introduction de mesures de remboursement des médicaments à ordonnance pour les personnes âgées couvertes par le programme Medicare. À cause d'entraves bureaucratiques, des milliers de pauvres gens se sont vus refuser des médicaments qu'ils avaient l'habitude de recevoir gratuitement, et plus de vingt gouvernements d'états locaux ont dû prendre en charge le paiement de ces médicaments. Les parlementaires républicains sont effrayés par le coût que ce fiasco pourrait avoir pour eux lors des élections de mi-mandat en novembre prochain.

Néanmoins M. Bush a peut-être la possibilité de réaliser des changements plus radicaux dans le système de santé américain que nulle part ailleurs. Les hommes politiques autant que le public admettent que la spirale des coûts du système de santé est devenue un sérieux problème - qui vient en deuxième seulement derrière la guerre en Irak, selon un récent sondage du Wall Street Journal et la chaîne NBC. Ces coûts expliquent pour une bonne part la croissance atone des salaires, le sentiment largement partagé que la classe moyenne américaine est pressurée, et les énormes réductions d'emplois chez Ford cette semaine.

Le système américain de santé est un monstre. C'est de loin le plus cher du monde : en 2004, les Américains ont dépensé 1 900 milliards de dollars pour leur santé, soit 16 % du PIB, presque deux fois plus que la moyenne de l'OCDE. Les dépenses de santé en Amérique ne sont pas aussi enracinées dans le secteur privé qu'on le croit généralement (d'une manière ou d'une autre, plus de la moitié des factures sont au bout du compte payées par l'état). Mais c'est le seul pays riche au monde où une large part des coûts de santé sont pris en charge par des systèmes d'assurances payées par les employeurs et subventionnées à l'aide d'abattements fiscaux.

Ce système est un héritage de la Seconde guerre mondiale, quand les entreprises, entravées par le contrôle des salaires, utilisaient les assurances médicales comme moyen d'attraction à l'embauche. Cela a pour conséquence qu'environ 174 millions d'Américains, selon des chiffres du Bureau du recensement, ont une couverture médicale payée par leur employeur, ou celui de leur épouse, ou celui de leurs parents. Vingt-sept millions d'Américains achètent leur assurance médicale de manière privée, pour laquelle ils reçoivent une subvention fiscale. Et le gouvernement prend en charge la facture pour 40 millions de personnes âgées et handicapées (via le système Medicare) et 38 millions de pauvres (via le système fédéral Medicaid). Cela laisse encore environ 46 millions d'Américains sans assurance. Mais beaucoup d'entre eux, qu'ils soient étudiants ou travailleurs, le sont par choix. Dans la pratique, ils reçoivent à l'hôpital des soins d'urgence, qui sont payés par des primes plus élevées pour tous les autres.

Comparé aux autres pays riches, qui typiquement offrent à leurs citoyens une protection médicale gratuite (ou très bon marché) financée par les impôts, le système américain a quelques avantages évidents. Les consommateurs ont l'embarras du choix, et les progrès techniques sont impressionnants. Un sondage auprès de médecins, publié dans Health Affairs, rapporte que huit des dix innovations médicales les plus importantes des trente dernières années sont d'origine américaine. Tout aussi clairement, le système américain souffre de graves problèmes, notamment une couverture déficiente (aucun autre pays riche n'a une aussi grande proportion de sa population qui n'est pas assurée), une qualité variable et des coûts élevés.

Le système cache aussi de très grandes disparités. John Wennberg, Jonathan Skinner et Elliot Fisher, de Darmouth College, ont établi que le programme Medicare dépense deux fois plus pour les gens à Miami qu'à Minneapolis, et en plus les résultats sont meilleurs là où la dépense est la plus faible. Près de 30 % des dépenses Medicare, estiment-ils, sont inutiles. Des traitements de qualité médiocre sont monnaie courante : une étude de l'Institut de Médecine suggère que les erreurs médicales sont la huitième cause de mortalité dans le pays.

 

Pendant des décennies, la croissance des dépenses de santé en Amérique a été supérieure à la croissance des revenus, en moyenne de 2,5 % de plus chaque année. Il y a clairement eu des cycles le long de cette tendance moyenne : par exemple, rassembler les employés au sein de systèmes de gestion de santé, notamment les HMOs (Health Maintenance Organisations : organisations de prévention médicale), qui négociaient des rabais avec les médecins et restreignaient les services disponibles aux patients, ont aidé, au milieu des années 1990, à freiner l'emballement des coûts de santé. Mais les électeurs ont détesté les HMOs, il y a eu un contrecoup politique et, à la fin des années 90, les coûts ont repris leur croissance rapide. Même si le rythme des dépenses médicales a, récemment, légèrement freiné (à 7,9 % en 2004), depuis l'an 2000 les dépenses ont augmenté de 40 %. Et les primes d'assurance typiques ont augmenté de plus de 60 %.


Le grand démaillage

L'inflation des coûts de santé dépassant largement le niveau général d'inflation, les entreprises américaines ont commencé à réduire la couverture médicale qu'elles offrent à leurs employés. La part des salariés qui reçoivent une assurance médicale payée par leur employeur est passée de près de 70 % à la fin des années 1970 aux environs de 50 % aujourd'hui. Au cours des cinq dernières années, la proportion des entreprises qui payent des prestations en matière de santé est passée de 70 % à 60 %. Le déclin est le plus marqué au sein des petites entreprises et celles qui emploient de la main-d'oeuvre non qualifiée.

Les employeurs qui offrent encore une assurance médicale ont transféré des coûts vers leurs employés en augmentant les frais partagés et en relevant les franchises (les seuils de dépenses en deçà desquels l'assurance ne joue pas). La protection médicale payée par l'employeur à ses retraités, qui était à une époque très répandue, a diminué, même si les grands constructeurs automobiles américains, comme Ford et General Motors, doivent encore la payer et sont gênés par cet engagement. Le jugement de M. Hubbard est brutal : « Le marché privé de la santé a vécu. »

Dans le même temps, les dépenses à la charge du gouvernement vont exploser. Ajoutez Medicaid, Medicare et d'autres protections médicales payées sur fonds publics, comme par exemple celle des militaires à la retraite, et le secteur public paie déjà 45 % des frais de santé des Américains. (Le total est en réalité près de 60 % si on inclut les subventions sous forme de crédits d'impôt.) Mais au moment où les entreprises américaines limitent leurs dépenses de santé et, en particulier, au moment où les baby-boomers arrivent à la retraite, cette part publique va considérablement augmenter. Si l'on suit la tendance actuelle, en 2020, la proportion dans l'économie des dépenses fédérales pour la santé aura doublé. Cela veut dire des impôts beaucoup plus élevés, perspective à laquelle les Américains sont opposés.

Les employeurs limitant leurs dépenses et le gouvernement étant incapable de financer ses engagements, le système de santé américain va se démailler - peut-être pas cette année ni l'année prochaine, mais bientôt. Peu d'experts du système de santé le contestent. Il n'y a pas non plus de désaccord sur les origines du problème. Les marchés de la santé souffrent d'une mauvaise circulation de l'information, d'un manque de compétition, et d'incitations biaisées.

Comme la plupart des factures sont payées par un tiers (la compagnie d'assurance ou le gouvernement), ni les patients ni les docteurs ne sont réellement encouragés à contrôler les coûts. L'un dans l'autre, les Américains payent seulement un dollar de leur poche pour chaque dépense de six dollars pour leur santé. Les médecins sont en général rémunérés à l'acte médical et sont donc incités à en effectuer plus que nécessaire. Les subventions fiscales considérables offertes aux employeurs pour fournir la protection médicale de leurs salariés encouragent aussi des dépenses excessives. La rapacité des avocats et le risque d'être poursuivi pour faute exacerbent encore la tendance vers une médecine « défensive » inutile.

La première question est de décider s'il faut chercher à améliorer le système américain de marché de la santé, qui est imparfait, ou bien accepter que les marchés ne fonctionnent pas dans le domaine des soins médicaux et porter les efforts vers une régulation par le gouvernement. La deuxième question est de choisir entre des améliorations du système à partir de ce qui existe, et une refonte fondamentale.

L'histoire du système de santé américain est jonchée d'échecs de tentatives de réformes radicales. Dans les années 40, Harry Truman voulait créer un système national d'assurance de santé. Quand le Canada a mis en place son système de santé géré par le gouvernement, en 1971, beaucoup de leaders politiques américains espérèrent pouvoir faire la même chose aux États-Unis. L'effort récent le plus important était le plan de réforme de la santé de Hillary Clinton de 1993 [dirigé par le consultant Ira Magaziner], qui avait pour objectif une couverture d'assurance-maladie pour tout le monde, assurée par un système soigneusement organisé d'accords avec des prix plafonnés. Toutes ces tentatives ont échoué, à cause de l'énorme puissance du lobby de la santé et de la répulsion qu'éprouvent les américains envers tout ce qui ressemble à de la « médecine sociale ».

Le débat actuel est encore marqué par les cicatrices de ces échecs, même si quelques experts courageux dans le domaine de la santé expriment toujours leur préférence pour une réforme de fond. Le Physicians Working Group (groupe de travail des médecins), par exemple, défend l'idée que l'Amérique doit évoluer vers un système à payeur unique, comme au Canada ou en Grande-Bretagne. Victor Fuchs et Ezekiel Emanuel, deux experts renommés dans le domaine de la santé, ont écrit, l'année dernière, dans le New England Journal of Medecine, que le système actuel désorganisé devrait être remplacé par un système universel de bons de santé financé par une TVA hypothéquée. Dans un livre récent de l'Institut Brookings, intitulé « Peut-on dire non ? », Henry Aaron, William Schwarz et Melissa Cox affirment que, tôt ou tard, les États-Unis seront contraints de rationner les soins médicaux, mais ils restent réservés quant à la date exacte.

Cependant, les politiciens à Washington ont peu de goût pour les changements radicaux. Leur objectif reste l'extension de la couverture d'assurance-maladie plutôt que le contrôle des coûts. L'initiative politique récente la plus importante, la décision en 2003 d'ajouter le remboursement des médicaments au programme Medicare, était l'expansion la plus importante d'un programme gouvernemental dans le domaine de la santé depuis 1965.

Certains états ont conduit une réflexion plus radicale. Le Massachusetts, par exemple, pourrait exiger de chacun qu'il ait une assurance minimale. L'état aiderait les personnes les plus démunies avec des subventions. Le Maryland s'est doté d'une nouvelle loi qui exige que tous les employeurs importants consacrent au moins 8 % de leur masse salariale aux frais médicaux, ceci dans l'idée d'éviter que le système Medicaid de l'état n'ait à prendre la facture à sa charge. Même si cette loi trouve plutôt sa justification dans le désir de contrer Wal-Mart que dans les préoccupations de santé publique, les syndicats soutiennent des législations comparables dans trente états.

Les innovations les plus intéressantes, pourtant, ne sont pas venues des think-tanks (groupes de réflexion) ou des instances politiques, mais de l'industrie de la santé elle-même. L'une des tendances, appelée « Payer pour la performance », est de transférer les incitations que reçoivent les docteurs et les hôpitaux vers la fourniture de soins de meilleure qualité et plus efficaces, en mesurant leur qualité et en ajustant les paiements en fonction de celle-ci. D'après Karen Davis, présidente du Commonwealth Fund, une fondation de recherche dans le domaine de la santé publique, il existe maintenant une centaine d'initiatives de type « Payer pour la performance » qui fonctionnent dans la pratique. Les premières évaluations suggèrent qu'elles produisent des effets.

 

Des patients consommateurs

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