MAURICE ALLAIS, PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE
5
Décembre 2009
Le point de vue que j’exprime est celui
d’un théoricien à la fois libéral et socialiste. Les deux
notions sont indissociables dans mon esprit, car leur opposition
m’apparaît fausse, artificielle. L’idéal socialiste consiste à
s’intéresser à l’équité de la redistribution des richesses,
tandis que les libéraux véritables se préoccupent de l’efficacité
de la production de cette même richesse. Ils constituent à mes yeux
deux aspects complémentaires d’une même doctrine. Et c’est
précisément à ce titre de libéral que je m’autorise à
critiquer les positions répétées des grandes instances
internationales en faveur d’un libre-échangisme appliqué
aveuglément.
Le fondement de la crise :
l’organisation du commerce mondial
La récente réunion
du G20 a de nouveau proclamé sa dénonciation du "
protectionnisme ", dénonciation absurde à chaque fois qu’elle
se voit exprimée sans nuance, comme cela vient d’être le cas.
Nous sommes confrontés à ce que j’ai par le passé nommé "
des tabous indiscutés dont les effets pervers se sont multipliés et
renforcés au cours des années " (1). Car tout libéraliser, on
vient de le vérifier, amène les pires désordres. Inversement,
parmi les multiples vérités qui ne sont pas abordées se trouve le
fondement réel de l’actuelle crise : l’organisation du
commerce mondial, qu’il faut réformer profondément, et
prioritairement à l’autre grande réforme également indispensable
que sera celle du système bancaire.
Les grands dirigeants
de la planète montrent une nouvelle fois leur ignorance de
l’économie qui les conduit à confondre deux sortes de
protectionnismes : il en existe certains de néfastes, tandis
que d’autres sont entièrement justifiés. Dans la première
catégorie se trouve le protectionnisme entre pays à salaires
comparables, qui n’est pas souhaitable en général. Par contre, le
protectionnisme entre pays de niveaux de vie très différents est
non seulement justifié, mais absolument nécessaire. C’est en
particulier le cas à propos de la Chine, avec laquelle il est fou
d’avoir supprimé les protections douanières aux frontières. Mais
c’est aussi vrai avec des pays plus proches, y compris au sein même
de l’Europe. Il suffit au lecteur de s’interroger sur la manière
éventuelle de lutter contre des coûts de fabrication cinq ou dix
fois moindres - si ce n’est des écarts plus importants encore -
pour constater que la concurrence n’est pas viable dans la grande
majorité des cas. Particulièrement face à des concurrents indiens
ou surtout chinois qui, outre leur très faible prix de
main-d’oeuvre, sont extrêmement compétents et entreprenants.
Il
faut délocaliser Pascal Lamy !
Mon analyse étant
que le chômage actuel est dû à cette libéralisation totale du
commerce, la voie prise par le G20 m’apparaît par conséquent
nuisible. Elle va se révéler un facteur d’aggravation de la
situation sociale. A ce titre, elle constitue une sottise majeure, à
partir d’un contresens incroyable. Tout comme le fait d’attribuer
la crise de 1929 à des causes protectionnistes constitue un
contresens historique. Sa véritable origine se trouvait déjà dans
le développement inconsidéré du crédit durant les années qui
l’ont précédée. Au contraire, les mesures protectionnistes qui
ont été prises, mais après l’arrivée de la crise, ont
certainement pu contribuer à mieux la contrôler. Comme je l’ai
précédemment indiqué, nous faisons face à une ignorance
criminelle. Que le directeur général de l’Organisation mondiale
du commerce, Pascal Lamy, ait déclaré : " Aujourd’hui,
les leaders du G20 ont clairement indiqué ce qu’ils attendent du
cycle de Doha : une conclusion en 2010 ", et qu’il ait
demandé une accélération de ce processus de libéralisation
m’apparaît une méprise monumentale. Je la qualifierais même de
monstrueuse. Les échanges, contrairement à ce que pense Pascal
Lamy, ne doivent pas être considérés comme un objectif en soi, ils
ne sont qu’un moyen. Cet homme, qui était en poste à Bruxelles
auparavant, commissaire européen au Commerce, ne comprend rien,
rien, hélas ! Face à de tels entêtements suicidaires, ma
proposition est la suivante : il faut de toute urgence
délocaliser Pascal Lamy, un des facteurs majeurs de chômage !
Plus
concrètement, les règles à dégager sont d’une simplicité
folle : du chômage résultent des délocalisations elles-mêmes
dues aux trop grandes différences de salaires... A partir de ce
constat, ce qu’il faut entreprendre en devient tellement évident !
Il est indispensable de rétablir une légitime protection. Depuis
plus de dix ans, j’ai proposé de recréer des ensembles régionaux
plus homogènes, unissant plusieurs pays lorsque ceux-ci présentent
de mêmes conditions de revenus, et de mêmes conditions sociales.
Chacune de ces " organisations régionales " serait
autorisée à se protéger de manière raisonnable contre les écarts
de coûts de production assurant des avantages indus à certains pays
concurrents, tout en maintenant simultanément en interne, au sein de
sa zone, les conditions d’une saine et réelle concurrence entre
ses membres associés.
Un protectionnisme raisonné et
raisonnable
Ma position et le système que je préconise
ne constitueraient pas une atteinte aux pays en développement.
Actuellement, les grandes entreprises les utilisent pour leurs bas
coûts, mais elles partiraient si les salaires y augmentaient trop.
Ces pays ont intérêt à adopter mon principe et à s’unir à
leurs voisins dotés de niveaux de vie semblables, pour développer à
leur tour ensemble un marché interne suffisamment vaste pour
soutenir leur production, mais suffisamment équilibré aussi pour
que la concurrence interne ne repose pas uniquement sur le maintien
de salaires bas. Cela pourrait concerner par exemple plusieurs pays
de l’est de l’Union européenne, qui ont été intégrés sans
réflexion ni délais préalables suffisants, mais aussi ceux
d’Afrique ou d’Amérique latine. L’absence d’une telle
protection apportera la destruction de toute l’activité de chaque
pays ayant des revenus plus élevés, c’est-à-dire de toutes les
industries de l’Europe de l’Ouest et celles des pays développés.
Car il est évident qu’avec le point de vue doctrinaire du G20,
toute l’industrie française finira par partir à l’extérieur.
Il m’apparaît scandaleux que des entreprises ferment des sites
rentables en France ou licencient, tandis qu’elles en ouvrent dans
les zones à moindres coûts, comme cela a été le cas dans le
secteur des pneumatiques pour automobiles, avec les annonces faites
depuis le printemps par Continental et par Michelin. Si aucune limite
n’est posée, ce qui va arriver peut d’ores et déjà être
annoncé aux Français : une augmentation de la destruction
d’emplois, une croissance dramatique du chômage non seulement dans
l’industrie, mais tout autant dans l’agriculture et les
services.
De ce point de vue, il est vrai que je ne fais
pas partie des économistes qui emploient le mot " bulle ".
Qu’il y ait des mouvements qui se généralisent, j’en suis
d’accord, mais ce terme de " bulle " me semble
inapproprié pour décrire le chômage qui résulte des
délocalisations. En effet, sa progression revêt un caractère
permanent et régulier, depuis maintenant plus de trente ans.
L’essentiel du chômage que nous subissons - tout au moins du
chômage tel qu’il s’est présenté jusqu’en 2008 - résulte
précisément de cette libération inconsidérée du commerce à
l’échelle mondiale sans se préoccuper des niveaux de vie. Ce qui
se produit est donc autre chose qu’une bulle, mais un phénomène
de fond, tout comme l’est la libéralisation des échanges, et la
position de Pascal Lamy constitue bien une position sur le
fond.
Crise et mondialisation sont liées
Les
grands dirigeants mondiaux préfèrent, quant à eux, tout ramener à
la monnaie, or elle ne représente qu’une partie des causes du
problème. Crise et mondialisation : les deux sont liées.
Régler seulement le problème monétaire ne suffirait pas, ne
réglerait pas le point essentiel qu’est la libéralisation nocive
des échanges internationaux. Le gouvernement attribue les
conséquences sociales des délocalisations à des causes monétaires,
c’est une erreur folle.
Pour ma part, j’ai combattu
les délocalisations dans mes dernières publications (2). On connaît
donc un peu mon message. Alors que les fondateurs du marché commun
européen à six avaient prévu des délais de plusieurs années
avant de libéraliser les échanges avec les nouveaux membres
accueillis en 1986, nous avons, ensuite, ouvert l’Europe sans
aucune précaution et sans laisser de protection extérieure face à
la concurrence de pays dotés de coûts salariaux si faibles que s’en
défendre devenait illusoire. Certains de nos dirigeants, après
cela, viennent s’étonner des conséquences !
Si le
lecteur voulait bien reprendre mes analyses du chômage, telles que
je les ai publiées dans les deux dernières décennies, il
constaterait que les événements que nous vivons y ont été non
seulement annoncés mais décrits en détail. Pourtant, ils n’ont
bénéficié que d’un écho de plus en plus limité dans la grande
presse. Ce silence conduit à s’interroger.
Un prix
Nobel... téléspectateur
Les commentateurs économiques
que je vois s’exprimer régulièrement à la télévision pour
analyser les causes de l’actuelle crise sont fréquemment les mêmes
qui y venaient auparavant pour analyser la bonne conjoncture avec une
parfaite sérénité. Ils n’avaient pas annoncé l’arrivée de la
crise, et ils ne proposent pour la plupart d’entre eux rien de
sérieux pour en sortir. Mais on les invite encore. Pour ma part, je
n’étais pas convié sur les plateaux de télévision quand
j’annonçais, et j’écrivais, il y a plus de dix ans, qu’une
crise majeure accompagnée d’un chômage incontrôlé allait
bientôt se produire. Je fais partie de ceux qui n’ont pas été
admis à expliquer aux Français ce que sont les origines réelles de
la crise alors qu’ils ont été dépossédés de tout pouvoir réel
sur leur propre monnaie, au profit des banquiers. Par le passé, j’ai
fait transmettre à certaines émissions économiques auxquelles
j’assistais en téléspectateur le message que j’étais disposé
à venir parler de ce que sont progressivement devenues les banques
actuelles, le rôle véritablement dangereux des traders, et pourquoi
certaines vérités ne sont pas dites à leur sujet. Aucune réponse,
même négative, n’est venue d’aucune chaîne de télévision et
ce, durant des années.
Cette attitude répétée soulève
un problème concernant les grands médias en France : certains
experts y sont autorisés et d’autres, interdits. Bien que je sois
un expert internationalement reconnu sur les crises économiques,
notamment celles de 1929 ou de 1987, ma situation présente peut donc
se résumer de la manière suivante : je suis un téléspectateur.
Un prix Nobel... téléspectateur. Je me retrouve face à ce
qu’affirment les spécialistes régulièrement invités, quant à
eux, sur les plateaux de télévision, tels que certains
universitaires ou des analystes financiers qui garantissent bien
comprendre ce qui se passe et savoir ce qu’il faut faire. Alors
qu’en réalité ils ne comprennent rien. Leur situation rejoint
celle que j’avais constatée lorsque je m’étais rendu en 1933
aux Etats-Unis, avec l’objectif d’étudier la crise qui y
sévissait, son chômage et ses sans-abri : il y régnait une
incompréhension intellectuelle totale. Aujourd’hui également, ces
experts se trompent dans leurs explications. Certains se trompent
doublement en ignorant leur ignorance, mais d’autres, qui la
connaissent et pourtant la dissimulent, trompent ainsi les
Français.
Cette ignorance et surtout la volonté de la
cacher grâce à certains médias dénotent un pourrissement du débat
et de l’intelligence, par le fait d’intérêts particuliers
souvent liés à l’argent. Des intérêts qui souhaitent que
l’ordre économique actuel, qui fonctionne à leur avantage,
perdure tel qu’il est. Parmi eux se trouvent en particulier les
multinationales qui sont les principales bénéficiaires, avec les
milieux boursiers et bancaires, d’un mécanisme économique qui les
enrichit, tandis qu’il appauvrit la majorité de la population
française mais aussi mondiale.
Question clé :
quelle est la liberté véritable des grands médias ? Je parle
de leur liberté par rapport au monde de la finance tout autant
qu’aux sphères de la politique.
Deuxième question :
qui détient de la sorte le pouvoir de décider qu’un expert est ou
non autorisé à exprimer un libre commentaire dans la
presse ?
Dernière question : pourquoi les
causes de la crise telles qu’elles sont présentées aux Français
par ces personnalités invitées sont-elles souvent le signe d’une
profonde incompréhension de la réalité économique ?
S’agit-il seulement de leur part d’ignorance ? C’est
possible pour un certain nombre d’entre eux, mais pas pour tous.
Ceux qui détiennent ce pouvoir de décision nous laissent le choix
entre écouter des ignorants ou des trompeurs.
(1) L’Europe
en crise. Que faire ?, éditions Clément Juglar, Paris,
2005.
(2) Notamment : la Crise mondiale
aujourd’hui, éditions Clément Juglar, 1999, et la
Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance :
l’évidence empirique, éditions Clément Juglar, 1999.