L’invasion des fonds souverains

 

Le souci principal causé par les riches Etats arabes et asiatiques rachetant Wall Street est le potentiel retour de bâton

 

The Economist, 19 janvier 2008

 

 

Bern Bernanke a parlé un jour de jeter de l’argent par hélicoptère, si nécessaire, pour sauver une économie à la dérive. Le président de la Réserve fédérale n’envisageait sans doute pas que des hélicoptères arborant les emblèmes des riches Etats pétroliers du Golfe et des riches pays asiatiques survoleraient Wall Street. Cependant, c’est précisément une escadrille de ce genre qui est venue au secours du fleuron du capitalisme.

 

Le 15 janvier 2008, les gouvernements de Singapour, du Koweït et de la Corée du Sud ont ouvert une ligne de crédit de 21 milliards de dollars à Citicorp et Merrill Lynch, deux banques qui ont perdu des fortunes dans la crise du crédit en Amérique. Ce n’était pas la première fois que l’une comme l’autre utilisait le surplus d’épargne des pays en développement, connue sous le nom de fonds souverains. Ceux-ci ont proliféré ces dernières années en conséquence de l’augmentation du prix du pétrole et de l’accroissement des exportations asiatiques. Depuis que le fiasco des prêts hypothécaires risqués (subprime mortgage loans) est apparu au grand jour l’année dernière, ces fonds ont misé près de 69 milliards de dollars dans la recapitalisation des plus grandes banques d’investissement des pays riches (bien plus que ce qui part habituellement dans l’autre sens dans le cas d’une crise des marchés émergents). Avec 2900 milliards de dollars à investir (voir pages 63-65 du numéro de The Economist), l’horizon des fonds s’étend bien au-delà de la finance, vers les télécoms et les entreprises de technologies, les opérateurs de casinos, et même l’aéronautique. Mais c’est dans le secteur bancaire que leur arrivée a été la plus spectaculaire. Ils ont adroitement joué le rôle de sauveur au moment où les banques occidentales révélaient qu’elles étaient le talon d’Achille du système financier global.

 

 

Financiers ou malfaiteurs

 

A première vue, c’est une preuve que le capitalisme fonctionne. L’argent s’écoule des pays ayant un excès d’épargne vers ceux qui en ont besoin. Plutôt que de dilapider leur réserves dans des projets pharaoniques, les gouvernements arabes et asiatiques les investissent, de manière plutôt professionnelle. Mais il y a quand même deux types de soucis. Le premier concerne les défauts intrinsèques des fonds souverains. Le deuxième, plus important encore, est le retour de bâton qu’ils vont certainement provoquer de la part des protectionnistes et des nationalistes. Déjà, Nicolas Sarkozy, le président français, a promis de protéger les patrons français innocents contre les fonds souverains « extrêmement agressifs » (même si aucun n’a manifesté beaucoup d’intérêt pour son pays).

 

Bien que les fonds souverains détiennent à peine 2% des actifs échangés à travers le monde, ils croissent rapidement, et sont au moins aussi gros que le secteur global des fonds spéculatifs (hedge funds). Mais, contrairement aux fonds spéculatifs, les fonds souverains ne sont pas nécessairement guidés par l’exigence du profit. A de rares exceptions près (comme la Norvège), la plupart ne prennent même pas la peine de révéler quels sont leurs objectifs – sans parler de leurs investissements.

 

Pour les patrons des entreprises dans lesquelles ils investissent, ils sont peut-être une manne : comme ce doit être agréable d’être renfloué par des investisseurs discrets ayant  « une vue à long terme » et qui vous laissent en place, plutôt que d’être vidé brutalement dans un nettoyage des écuries d’Augias comme les fonds spéculatifs en sont coutumiers. Un coup d’œil rapide aux industries nationalisées « pour le long terme » montre néanmoins à quel désordre cela peut aussi mener. Ce n’est pas seulement une question d’efficacité. Les motivations des investisseurs souverains peuvent être sinistres : étrangler la concurrence ; protéger les champions nationaux ; ou même se lancer dans des troubles géopolitiques. Malgré leur grand pouvoir de désorganisation des marchés, leurs gestionnaires ont peu de compte à rendre aux instances régulatrices, aux actionnaires ou aux électeurs. Il est pratiquement sûr qu’une telle situation conduira à des comportements d’investisseurs délirants.

 

Pour l’instant il n’y a de signes de comportements « malfaiteurs », pour reprendre l’expression du gouvernement allemand (un autre pays, curieusement, qui n’a pas non plus encore attiré les investisseurs souverains). Et soupeser les risques d’une telle éventualité, en comparaison des avantages de l’argent arrivant là, sur la table, maintenant, rend clairement stupide de trop se plaindre. L’Amérique est soit entrée en récession, soit elle s’en approche ; M. Bernanke a pratiquement promis d’autres baisses de taux agressives, mais la confiance dans le système bancaire est faible. Il existe un vieux et sage proverbe sur les mendiants et ceux qui choisissent.

 

L’accueil relativement amical que les fonds souverains ont reçu en Amérique peut n’être que temporaire. Avant la crise du crédit les politiciens américains émettaient des objections sur l’achat d’installations portuaires par les Arabes ou de compagnies pétrolières par les Chinois. Le 15 janvier, Hillary Clinton a déclaré : « Nous devons avoir beaucoup plus de contrôle sur ce qu’ils [les fonds souverains] font et comment ils le font. » Une fois la situation d’urgence passée, l’argent étranger pourrait devenir beaucoup moins bienvenu. Un des fonds singapouriens, Temasek, a appris cette leçon à ses dépens en Indonésie.

 

En politique, les appels à la peur marchent généralement mieux que ceux à la raison. Mais l’hypocrisie consistant à ériger des barrières contre les investissements étrangers tout en demandant l’accès sans limites aux marchés en développement est évidente. Les nations hôtes ne devraient pas établir de régimes particuliers pour l’argent des fonds souverains. Bien que tous les pays aient des préoccupations concernant la sécurité nationale et la stabilité financière, la plupart ont déjà des garde-fous pour protéger leurs banques et leur défense.

 

Tant que l’Est et l’Ouest n’auront par rééquilibré les surplus et les déficits de leurs économies, les fonds souverains ne disparaîtront pas. Idéalement, les pays du Moyen-Orient et d’Asie qui épargnent beaucoup devraient libéraliser leurs économies, autorisant leurs propres citoyens à investir par eux-mêmes, au lieu de laisser des bureaucrates leur faire à leur place. Mais n’espérez pas de miracles. En attendant, que faire pour retenir la cravache du protectionnisme de frapper sur leur dos – et sur celui du monde ?

 

 

Faire la lumière ou subir les conséquences

 

Pour commencer, plus de transparence aurait déjà un effet important pour apaiser les craintes : un rapport annuel qui explique les motivations du fonds et ses principaux investissements serait un progrès. Les investissements à travers des tierces parties, comme les fonds spéculatifs, aident aussi, car ils offrent une couche de protection supplémentaire contre les comportements malfaiteurs. Idéalement, les fonds prendraient moins de participations dans des entreprises individuelles, qui les exposent aux risques inévitables du choix arbitraire et des pressions politiques. Investir dans des indices assure de toute façon plus de diversification.

 

A une époque où les gouvernements occidentaux ont au moins appris à laisser le secteur privé gérer le système bancaire (quel que soient les erreurs qui peuvent survenir de temps à autre), il est loin d’être souhaitable que des fonds souverains d’économies émergentes prennent des participations, mêmes minoritaires, dans les banques. D’un autre côté, ces recherches de bonnes affaires à l’étranger donnent aux pays émergents une plus grande part dans les enjeux d’avenir du capitalisme. Le principal danger n’est pas de leur côté. Le problème sera probablement du côté des pays riches – et de la nervosité croissante à l’égard de l’argent étranger.

 

Traduction A.C.

 

 

 

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