Une économie américaine puissante mais fragilisée

LE MONDE ECONOMIE | 03.02.06 | 14h52
NEW YORK, CORRESPONDANT

Alan Greenspan a toujours eu recours à son intuition pour mener la politique monétaire américaine. Cette méthode, efficace mais peu orthodoxe, pose un problème à son successeur à la tête de la Réserve fédérale (Fed). "Quand le prochain patron va s'asseoir dans le siège de président et ouvrir le tiroir du bureau à la recherche de la formule magique d'Alan Greenspan, il risque d'être déçu", déclaraient, cet été, Ricardo Reis, économiste de Princeton, et Alan Blinder, ancien vice-président de la Fed.

La tâche de Ben Bernanke s'annonce délicate pour diverses raisons. D'abord, il sera testé par les marchés ; ensuite, l'économie américaine entre dans une phase incertaine comme le montrent depuis le début de l'année les soubresauts de Wall Street ; enfin, le pouvoir attribué aux dirigeants de banque centrale est exagéré. Les présidents de ces institutions ne contrôlent — finalement — que les taux d'intérêt à court terme, pas ceux des obligations et encore moins les finances publiques, les fluctuations des monnaies, la productivité ou les règles du commerce international. La croissance à long terme dépend davantage de la démographie et de la flexibilité du marché du travail que de la politique monétaire. Bien sûr, l'influence du patron de la Fed va au-delà de son droit de vote lors des comités de politique monétaire. Il agit sur la psychologie des investisseurs et, dans le cas particulier de M. Greenspan, sur celle de beaucoup d'Américains.

M. Bernanke ne devrait pas atteindre ce statut d'oracle. Alan Greenspan, lui-même, se moque de sa "sacralisation" qui tient au désir des marchés financiers de trouver un "héros". La première étape pour Ben Bernanke consistera donc à rassurer. Son inexpérience politique constitue un handicap. Il lui faudra imposer son autorité, d'autant qu'en matière économique l'administration Bush ne compte aucune personnalité marquante. "Les transitions à la Fed ont été souvent accompagnées de phases de volatilité sur les places financières. Le temps que chacun prenne ses marques", rappelle Bill Dudley, un économiste de Goldman Sachs.

Mais le principal problème de M. Bernanke est de se trouver face à une économie paradoxale. Elle a fait preuve d'une solidité impressionnante face à des chocs aussi violents que l'éclatement de la bulle Internet en 2000, les attaques de septembre 2001, une succession de faillites et de scandales à Wall Street et, pour finir, un triplement du prix du pétrole. En dépit de cela, la croissance est robuste et le chômage faible depuis trois ans. Cette belle santé est néanmoins construite sur des déséquilibres potentiellement dangereux qui ont pour noms déficit extérieur et bulle immobilière. Depuis 2001, la Fed s'est employée à soutenir l'activité, abaissant le loyer de l'argent au jour le jour à son plus bas niveau depuis plus de quarante ans. A partir de juin 2004, la reprise étant installée, elle a changé de politique et, pour réduire les tensions inflationnistes, a porté son taux au jour le jour de 1 % à 4,25 %.

La croissance à tout prix, doctrine de M. Greenspan, permet de régler bien des problèmes. Mais elle a, aux Etats-Unis, une contrepartie dangereuse. Le déficit commercial et celui de la balance des paiements ne cessent de se creuser. Le trou de la balance des paiements se situait déjà à un niveau record de 668 milliards de dollars en 2004 et a atteint 794 milliards en 2005, soit 6,4 % du produit intérieur brut (PIB). Pour la quasi-totalité des experts, une telle dépendance de l'économie américaine pour les produits et capitaux étrangers ne peut se prolonger indéfiniment. Elle se trouve à la merci du bon vouloir des prêteurs internationaux et notamment asiatiques. Les ménages américains devront finir, un jour, par dépenser moins et épargner plus. En attendant, le déficit des paiements devrait encore grandir et atteindre 885 milliards de dollars cette année, soit 6,7 % du PIB.

EFFET RICHESSE

L'autre menace est la bulle immobilière. L'économie américaine a surmonté les chocs successifs depuis 2000 car les Américains ont continué de dépenser. Ils ont pu le faire en bénéficiant de baisses massives d'impôts et de taux d'intérêt, de l'effet richesse lié à l'augmentation continue de la valeur de leurs logements, dont ils sont propriétaires à 70 %, et en réduisant leur taux d'épargne à des niveaux historiquement faibles. Mais cela fait plus d'un an et demi maintenant que les baisses d'impôts ont cessé et les taux d'intérêt sont repartis à la hausse. Les augmentations de salaires assez faibles sont effacées par l'envolée des prix de l'essence et, surtout, le marché de l'immobilier commence à donner des signes de faiblesse. Alan Greenspan lui-même estime que les consommateurs sont devenus trop dépendants des crédits qu'ils obtiennent en mettant leurs logements en garantie. Entre un quart et un tiers des prêts accordés engageant les logements financent les dépenses personnelles. Si la bulle éclate, elle pourrait avoir des conséquences graves sur la santé financière des ménages dont l'endettement atteint, en moyenne, le niveau record de 124 % des revenus annuels. Or la consommation est le principal moteur de l'économie américaine et mondiale. Elle représente plus des deux tiers du PIB des Etats-Unis et 20 % de l'activité planétaire.

Eric Leser
Article paru dans l'édition du 31.01.06