Croissance anémique, divergences économiques, yo-yo du dollar, envolée des déficits : les désillusions de l'euro
LE MONDE | 07.03.05

 

Le déficit de croissance.

Alors que le lancement de l'euro, en 1999, était censé permettre à l'Europe de combler son retard de croissance sur les Etats-Unis, le rattrapage espéré ne s'est pas produit. Dans les trois premières années ayant suivi la création de la monnaie unique, les performances des deux côtés de l'Atlantique sont restées comparables (9 points de croissance cumulée aux Etats-Unis, 8,2 pour la zone euro). Mais, depuis 2002, la divergence est nette. En 2003 et 2004, les Etats-Unis ont enregistré une hausse de leur produit intérieur brut (PIB) de respectivement 3 % et 4,4 %, tandis que la zone euro voyait le sien augmenter de seulement 0,6 % et 2 %. L'année 2005 devrait confirmer ce décalage. La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé, jeudi 3 mars, qu'elle révisait à la baisse, à 1,6 %, sa prévision de croissance de la zone euro pour l'année 2005. Dans le même temps, les Etats-Unis devraient voir leur PIB croître à un rythme compris entre 3 % et 3,5 %. "En trois ans - de 2003 à 2005 -, la croissance cumulée de l'économie américaine dépasserait celle de la zone euro de près de sept points, ce qui est considérable", souligne Patrick Artus, économiste chez Ixis CIB.

Des performances économiques divergentes.

La création de la monnaie unique ne s'est pas accompagnée d'une convergence des économies des pays de la zone euro. Posséder la même monnaie et être soumis aux mêmes taux d'intérêt n'empêche pas l'existence d'écarts importants en matière de croissance, d'inflation et de chômage. En 2003, l'Irlande a enregistré une hausse de son PIB de 3,7 %, tandis que le Portugal a vu le sien reculer de 1,1 % et les Pays-Bas de 0,9 %. En 2004, la Finlande a eu un rythme de croissance plus de trois fois supérieur à celui de l'Italie (3,7 %, contre 1,1 %). Même hétérogénéité en ce qui concerne l'évolution des prix. En janvier 2005, le taux annuel d'inflation a été de 0,1 % en Finlande, mais de 3,1 % en Grèce. Quant au chômage, il s'établissait, en janvier 2005, à 4,3 % en Irlande et à 4,5 % en Autriche, mais à 10,3 % en Espagne.

Ces disparités compliquent la tâche de la BCE. Doit-elle avoir une politique monétaire plutôt stricte adaptée à la vigueur économique espagnole et aux tensions inflationnistes grecques ? Doit-elle, au contraire, adopter une stratégie de souplesse pour répondre au marasme des économies allemande ou italienne ?

La réponse est d'autant plus difficile à trouver que les moteurs de croissance des pays de la zone euro ne sont pas les mêmes. En Allemagne, les exportations sont très dynamiques, mais la consommation est atone. C'est le contraire en France. Outre-Rhin, une baisse des taux serait nécessaire, tandis que la France a besoin avant tout d'une dévaluation de l'euro.

L'échec du pacte de stabilité.

Depuis le lancement de l'euro, les finances publiques des Etats membres se sont fortement détériorées. La discipline budgétaire mise en place avant 1999 pour respecter les critères de Maastricht s'est relâchée. Le garde-fou budgétaire que devait constituer le pacte de stabilité et de croissance n'a pas fonctionné. En 1999, le déficit budgétaire de la zone représentait 1,3 % du PIB. En 2004, il devrait avoir frôlé la barre des 3 %. Depuis des années, les déficits publics de nombreux pays dépassent cette limite de 3 % imposée par le pacte de stabilité. La France a enregistré en 2004 un solde négatif de 3,7 % du PIB, la Grèce de 5,3 %. Le Fonds monétaire international prévoit encore, pour l'Allemagne, un déficit de 3,6 % en 2005. Si chacun s'accorde à dire que le pacte, dans sa version d'origine, a démontré sa rigidité en interdisant une politique active de relance, comme les Etats-Unis en ont mené une depuis quatre ans, les modalités de sa réforme ne sont pas encore arrêtées. Plus grave, les ministres des finances se refusent pour l'instant à réellement coordonner leurs politiques budgétaires.

L'absence de politique de changes.

Si, avec l'euro, les pays membres sont désormais protégés des fluctuations des autres devises européennes, ils restent exposés aux fluctuations du dollar et du yen. En baisse dans les trois années qui ont suivi son lancement, l'euro s'est fortement redressé depuis (plus de 40 % depuis la mi-2002). Cette hausse a eu des aspects positifs, permettant de diminuer le prix des importations et d'atténuer le coût de la flambée du pétrole. Elle a aussi eu des conséquences négatives, mettant à mal la compétitivité des entreprises européennes sur le marché mondial. Elle a, d'autre part, exercé une pression sur les salaires européens. "Les pays dont la devise est forte sont contraints de réaliser l'ajustement imposé par la concurrence des pays émergents au moyen d'une compression des salaires. Les pays à monnaie faible peuvent plus facilement y échapper", souligne M. Artus. Selon certains économistes, la hausse de l'euro depuis 2002 aurait coûté près de 2 points de PIB à la zone euro.

De nombreux économistes dénoncent la vigueur excessive de l'euro et regrettent que ses dirigeants ne tentent pas de lutter contre la dévaluation compétitive du dollar. "Au lieu de nous protéger contre les fluctuations des taux de change, la politique monétaire commune les a accentuées", déplore Philippe Brossard, directeur de la recherche économique d'Euler Hermes SFAC. A cet égard, les experts estiment que le flou institutionnel européen ne favorise pas la mise en place d'une politique de changes active et efficace. Le pouvoir de décision en la matière est partagé, de façon ambiguë aux termes mêmes du traité de Maastricht, entre la BCE et les ministres des finances de la zone.

L'impunité procurée par l'euro.

L'espoir que l'euro allait permettre d'accélérer les réformes structurelles dans la zone euro ne s'est pas concrétisé. Au contraire, en offrant une relative impunité aux Etats, l'euro a eu l'effet inverse. Les erreurs des politiques économiques ne sont plus sanctionnées par les marchés financiers comme elles l'étaient avant dans le cadre du Système monétaire européen (SME), par le biais de pressions sur la monnaie nationale ou de tensions sur les taux des emprunts d'Etat.

Malgré le dérapage de leurs comptes publics et leurs mauvaises performances en matière de croissance, l'Allemagne et la France possèdent une monnaie de même valeur et des rendements à long terme au même niveau que l'Espagne, qui dégage pourtant des excédents budgétaires et connaît une progression de son PIB soutenue. Comme l'a écrit, dans nos colonnes, Alain Minc : "Si nous vivions encore avec notre vieux franc, nous aurions heurté depuis longtemps le mur que constituaient la hausse des taux d'intérêt et la dévaluation, comme en 1982, en 1995 ou en 1997. Jacques Chirac aura été, comme Gerhard Schröder, un rentier de l'euro."

Pierre-Antoine Delhommais

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.03.05