Le mythe funeste des marchés efficients

par Jean-Philippe Bouchaud

http://www.lemonde.fr/ aricle paru dans l'édition du 08.01.03

Une fois de plus, le repli désordonné des Bourses mondiales et ses conséquences préoccupantes sur l'économie dite "réelle" (débâcle financière de géants industriels, baisse auto-entretenue de la confiance, etc.) pose de nombreuses questions sur la nature, le fonctionnement et le rôle, économique et social, des marchés financiers. L'attribution récente – simple coïncidence ou message opportun ? – du prix Nobel d'économie à Daniel Kahnemann et Vernon Smith, deux trouble-fête qui mettent en doute le paradigme dominant, donne une actualité supplémentaire à des questions parfois théoriques, mais qui méritent, me semble-t-il, une plus grande publicité.

L'économie néoclassique présente le marché financier comme un baromètre infaillible de l'activité humaine, dont le rôle cardinal est de donner une valeur précise à tout ce qui peut s'échanger. Le prix de marché est censé représenter la résultante collective des anticipations d'agents parfaitement rationnels. Cette synthèse optimale de l'information, supérieure en qualité à toutes ses parties, permettrait au marché de valoriser correctement et à tout instant un futur économique incertain et de fixer des prix de référence stables qui déterminent nombre de décisions stratégiques. Les prix rationnels devraient, en principe, peu changer au cours du temps, sauf en cas d'informations nouvelles dont l'incidence est majeure.

La théorie des marchés "efficients", parfaitement cohérente du point de vue logique, mais –, on s'en doute – fort peu réaliste, est pourtant le socle théorique de l'ultralibéralisme. Elle est aussi l'une des pierres angulaires de la science économique telle qu'elle est enseignée, depuis plusieurs dizaines d'années, à ceux qui ont et auront la charge de gérer, à des degrés divers, l'économie mondiale. Or les idées recues laissent toujours des traces, surtout lorsqu'elles font partie d'un système intellectuellement séduisant. Dans ce cadre, le marché a toujours raison, puisqu'il se place à un méta-niveau, démiurge inaccessible aux individus. Défier le marché est donc au mieux présompteux, au pis suicidaire.

Cette idée est à la fois confortable et dangereuse. Confortable, comme tout instrument de mesure fiable : le prix du marché tout à la fois guide et justifie les décisions économiques et industrielles. Investir dans les pays émergents dans l'économie Internet ? Oui, puisque les marchés, par les valorisations astronomiques des sociétés dot-com, nous disent que cette nouvelle économie atteindra des niveaux de rentabilité inédits. Racheter Orange ou d'autres sociétés technologiques à des prix faramineux qui maintenant grèvent de manière inquiétante les comptes de France Télécom ou de Vivendi ? C'est le prix du marché, indiscutable et tyrannique - qui pourrait en effet se prévaloir de façon crédible d'une clairvoyance supérieure à celle distillée par le consensus collectif ?

Les dirigeants de ces grandes entreprises sont, au fond, comme tout le monde, incertains, hésitants ; ils disposent d'informations partielles, contradictoires, obscures. Le prix du marché, pour ceux qui sont imprégnés du dogme de l'efficience, apparaît alors comme un phare salutaire, une information absolue sur ce qui est a priori impalpable : la valeur d'un avenir incertain. Il est l'argument déterminant lors de négociations de rachat ou de fusion, de la réflexion sur le montant des licences UMTS, de l'élaboration de stratégies industrielles.

Un credo terriblement dangereux, puisqu'il renforce une tendance humaine intrinsèque au mimétisme. Paradoxalement, la théorie des agents rationnels engendre des comportements irrationnels par le biais d'une déresponsabilisation individuelle : les autres seront rationnels à ma place. Cette rationalité déléguée conduit aux bulles spéculatives et aux krachs, conséquences d'un comportement autoréférentiel qui se découple du sentiment individuel. L'étude récente de modèles théoriques de prise de décision permet de comprendre précisément comment des phénomènes collectifs brutaux (krachs, paniques, phénomènes de mode, etc.) apparaissent lorsque la tendance au mimétisme prime sur la rationalité individuelle.

L'efficience des marchés suppose que le prix reflète, en quelque sorte, une moyenne des convictions individuelles, mais devient vide de sens lorsque ces marchés sont dominés par ce qu'André Orléan appelle, dans son livre Le Pouvoir de la finance, une "convention". La stabilité collective ne peut donc être atteinte que par le renforcement des jugements individuels, même erronés, car les opinions déviantes évitent de trop fortes polarisations.

Or la thèse des marchés efficients incite, à tous les niveaux, au conformisme. Autre exemple, qui concerne la facon dont les institutions financières doivent gérer leur risque de marché : puisque, théoriquement, le prix de marché représente la meilleure prédiction des prix futurs, les banques sont tenues de valoriser leurs actifs en permanence au prix du marché (les positions sont dites "marked to market"). Afin de contrôler au mieux les pertes potentielles, des seuils de déclenchement d'ordres de vente sont donc subordonnés au prix du marché, indépendamment de la pertinence réelle de ces prix, pour se débarrasser au plus vite d'actifs potentiellement défaillants. Cette situation crée une boucle de rétroaction déstabilisante, puisqu'une baisse entraîne, mécaniquement, une pression de vente supplémentaire. Autrement dit, une baisse accidentelle des cours, résultant d'une erreur – un tradeur distrait qui commet une erreur de saisie, comme cela s'est produit il y a quelques mois sur le DAX – ou d'une manipulation délibérée, peut faire boule de neige, amplifiée par des pratiques dont la justification paradoxale est le postulat que chaque variation de prix résulte d'une information réelle !

Bien sûr, nombreux sont ceux qui savent qu'il n'en est rien, que les marchés sont anormalement volatils et en proie à l'"exubérance irrationnelle", pour reprendre le titre du livre de Robert Shiller qui détaillait les raisons pour lesquelles les marchés étaient considérablement surévalués. André Orléan a, lui aussi, analysé avec pertinence les mécanismes psychologiques et mimétiques qui oblitèrent profondément l'idée des marchés efficients. George Soros, fin connaisseur des marchés pour s'y être frotté avec succès, a dit : "Le point de vue dominant est que les marchés ont toujours raison. Je pense, au contraire, qu'ils ont presque toujours tort."

Et pourtant, l'un des "papes" de la théorie de l'efficience maintenait, il y a peu, qu'avant que la bulle Internet n'éclate, il était impossible de savoir que les prix n'étaient pas rationnels – argument circulaire qui servait, pendant la bulle même, à maintenir les prix à un niveau artificiel.

Ces économistes célèbres sont aussi, souvent, des conseillers écoutés. L'idée qu'après tout, les agents économiques ne sont peut-être pas parfaitement rationnels et que le comportement des marchés ne ressemble pas à la vision idyllique défendue par la vieille garde, semble faire son chemin... jusqu'à l'Académie Nobel. A travers Kahnemann et Smith, c'est la reconnaissance de l'émergence d'une économie moins axiomatique et plus ancrée sur le réel, qui tente de comprendre l'homme tel qu'il est et non tel qu'il "devrait" être – émotif et capable d'erreurs plutôt que froid et infaillible.

Mais il faudra encore attendre quelques années avant que ces idées nouvelles, qui paraissent pourtant de bon sens, soient acceptées et surtout enseignées. La connaissance des mécanismes de fonctionnement des marchés, et la conscience partagée du fait que ces marchés sont imparfaits, souvent déformants et parfois aveugles, permettra peut-être de résister plus efficacement au pouvoir excessif de la finance.

Jean-Philippe Bouchaud est expert senior au Commissariat à l'énergie atomique, cofondateur de la société Science & Finance.

 
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.01.03