Prologue
La possession suprême
Il y a une centaine d'années, John Ruskin racontait l'histoire d'un homme qui était monté à bord d'un bateau avec toute sa richesse en pièces d'or dans un grand sac. Après quelques jours de voyage, une terrible tempête survint et ordre fut donné d'abandonner le navire. Son sac attaché autour de la taille, l'homme monta sur le pont, sauta par-dessus bord et coula à pic. « Maintenant qu'il coulait, demande Ruskin, avait-il son or ? Ou bien était-ce son or qui le possédait ? »1
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Ce livre raconte comment des hommes sont devenus intoxiqués, obsédés, hantés, humiliés et exaltés par des morceaux d’un métal nommé or. L'or a été la raison d’être de sociétés entières ; il a détruit des économies ; il a décidé du sort de rois et d'empereurs ; il a inspiré les plus belles oeuvres d'art et a été la cause des plus abominables exactions d'un peuple sur un autre ; il a poussé les hommes à endurer les pires épreuves, dans l'espoir d’accéder à la richesse immédiate et de ne plus avoir à se soucier du lendemain.
« Ah, merveilleux or ! » s’exclamait Christophe Colomb pendant son premier voyage en Amérique. « Celui qui possède l'or possède un trésor qui aide même à entrer au paradis. »2 Comme la beauté inaltérable de l'or brille comme le soleil, il servit à se protéger contre les ténèbres de l'avenir. Mais nous verrons le paradoxe de Ruskin revenir inlassablement, illustrant toujours la même ambiguïté. Qu’il s’agisse de Jason parti à la recherche de la Toison d’Or, des Juifs dansants autour du Veau d'or, de Crésus qui jouait avec ses pièces en or, de Crassus exécuté avec d’or fondu versé dans sa gorge, de Basile Bulgaroctone qui avait plus de deux cent mille livres d'or, de Pizarre expirant au milieu de son or quand ses acolytes l’assassinèrent, de Sutter dont la rivière à côté de sa scierie déclencha la ruée vers l'or en Californie, ou même de dirigeants modernes comme Charles de Gaulle qui s’illusionnait sur la capacité de l’or à rendre une économie plus stable, plus sûre et plus forte – tous avaient de l'or, mais l'or en réalité les possédait tous.
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Quand, au Ve siècle av. J.-C., Pindare parle de l'or comme du « fils de Zeus que ni les mites ni la rouille ne peuvent dévorer, mais dont la possession suprême dévore l'esprit de l'homme, » en une phrase il a tout dit.3 John Stuart Mill exprime avec élégance la même idée quand il écrit en 1848 : « L'or tu peux toucher en sécurité ; mais s'il vient à coller / Sur tes mains, la blessure est instantanée. »4 L'or, en effet, est un univers de contradictions. Généralement on pense à l’or comme à un refuge, mais si on met en oeuvre ce principe avec trop de zèle, il devient une malédiction.
Les nations ont prospecté la terre entière à la recherche d’or pour contrôler d’autres nations ; et, à la fin, elles ont découvert que c'était l'or qui contrôlait leur destin. Au sommet de l’arc-en-ciel l’or est le bonheur ultime, mais au fond de la mine il affleure de l'enfer. Il a inspiré les plus hautes créations de l'humanité et il a causé ses pires crimes. Quand il est symbole de l'éternité du temps, l’or inspire aux peuples les plus hautes idées – la royauté, la religion, la tradition ; mais quand il est symbole de l'éternité de ses possesseurs, l’or conduit les peuples vers la mort.
Cette mystérieuse incohérence de l'or est reflétée par le métal lui-même. Vous pouvez lui donner la forme que vous voulez, tant il est malléable. Les peuplades les plus primitives ont su fabriquer des très beaux objets en or. Et il est inaltérable. On peut tout en faire, sauf le faire disparaître. Le minerai de fer, le lait de vache, le sable, ou même les bits informatiques peuvent tous être convertis au point de n’être plus reconnaissables. Pas l'or. Les fragments d'or, quelles que soient leurs formes, ont les mêmes qualités. L'or des boucles d'oreilles, l'or des auréoles sur une fresque religieuse, l'or sur le dôme de l'assemblée de l'état du Massachusetts, la poussière d'or sur les casques des joueurs de football de l’équipe de Notre-Dame* et les lingots d'or cachés au fond de la tirelire de l'Amérique, à Fort Knox, ont la même nature.
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Malgré les obsessions complexes qu'il a causées, l'or est une substance merveilleusement simple. Son symbole chimique, AU, vient de aurora qui signifie « la brillante aurore. » Pourtant, malgré la suggestion séduisante d’AU, il est chimiquement inerte. C'est la raison pour laquelle il conserve son brillant. Au Caire, vous trouverez un bridge dentaire en or, fabriqué pour un Égyptien d’il y a 4500 ans, encore en si bon état que vous pourriez le mettre dans votre bouche. C’est un métal extraordinairement dense : un cube d’or de 30 cm de côté pèse une demi tonne. En 1875, l'économiste anglais Stanley Jevons calculait que les £20 millions de transactions quotidiennes à la Chambre de compensation des banquiers anglais, si elles avaient dû être réglées en pièces d'or, auraient représenté 157 tonnes et qu' « il aurait fallu quatre-vingts chevaux pour les transporter. »5 Compte tenu du prix de l’or rapporté à son poids, la densité du métal permet aussi à des petits volumes de servir pour des paiements importants.
L'or est presque aussi ductile que la pâte à modeler. Sur les verres de Venise, on le martelait jusqu'à atteindre une épaisseur de près d’un dixième de micron – c’est le procédé de la dorure. Dans une utilisation particulièrement imaginative de la dorure, le roi Ptolémée II d'Égypte (285-246 av. J.-C.) organisa une procession conduite par un ours polaire de son zoo devant lequel s’avançait un groupe d'hommes transportant un phallus doré de 60 mètres de haut.**6 Vous pouvez étirer une once d'or*** en un fils de 80 km de long. Vous pouvez, si vous préférez, la marteler en une feuille qui couvrira jusqu’à une quinzaine de mètres carrés.7
À la différence des autres éléments sur la terre, presque tout l'or que les hommes ont extrait depuis l’origine des temps est encore présent parmi nous aujourd’hui : une partie dans les musées où il décore les statues des anciens dieux et leur mobilier, dans les vitrines de numismatique, sur les enluminures des manuscrits, sous forme de lingots luisants dans la pénombre des chambres fortes des banques, et une grande quantité sur les doigts, les oreilles et les dents. Une petite partie repose avec les épaves au fond de l’océan. Tout cet or représente aujourd’hui, en 2005, à peu près 150 000 tonnes,8 le tonnage d'un pétrolier moyen actuel.9 (Au début du XXIe siècle, la production annuelle mondiale d’or est de l’ordre de 3000 tonnes, la majeure partie allant dans la joaillerie.) Mais ces 150 000 tonnes d’or tiendraient dans la vingtième partie du navire. Il tient dans un simple cube de 20 mètres de côté. C'est une quantité insignifiante par rapport, par exemple, à l'industrie américaine de l'acier qui produit le même tonnage en quelques heures. L’industrie de l’acier a une capacité de 120 millions de tonnes par an. En 2005, une tonne d'acier se vendait $500, à peine plus qu’une once d'or*. Mais une once d'or pèse 32 000 fois moins qu'une tonne d'acier. Tout l'or du monde vaut environ deux mille milliards de dollars.**
N'est-ce pas étrange ? Avec l'acier on peut construire des gratte-ciel, des navires, des automobiles, des conteneurs, toutes sortes de machines ; avec l'or, on ne peut rien construire du tout. C'est pourtant l'or que nous appelons métal précieux. Nous désirons intensément l'or, tandis que l'acier nous fera toujours bailler. Quand tout l'acier aura rouillé et sera parti en poussière, notre grand cube d'or sera toujours là, aussi neuf qu’à l’origine. Qui n’a jamais rêvé d’une telle longévité ?
Une résistance obstinée à l'oxydation, une densité inhabituelle et une grande malléabilité – voilà les simples attributs physiques qui suffisent à expliquer le roman de l'or (même l’origine du mot anglais gold est banale : gold vient du vieil anglais gelo, qui a aussi donné yellow, qui signifie « jaune »). La physico-chimie simple de l'or explique pourquoi Jéhovah l’a choisi pour décorer son tabernacle : « Tu le recouvriras d'or, donne-t-il comme instruction à Moïse sur le mont Sinaï, l'intérieur et l'extérieur tu plaqueras, et tu poseras dessus une couronne d'or qui en fera le tour. »10 Et ce n'était qu'un hors d’œuvre : Dieu ordonna ensuite que le mobilier, les appliques et tous autres les éléments décoratifs, comme les chérubins, soient aussi recouverts d'or.
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Ces instructions divines datent d’il y a plusieurs milliers d'années. Était-il convenable que l'or se retrouve, de nos jours, dans l'art abstrait, les jeans de couturiers, les stratégies complexes d'assurance contre les fluctuations boursières, ou les labyrinthes de l'Internet ? L'or a-t-il encore une signification en des temps où les traditions et les formes de sociabilité sont en constante évolution au point de devenir méconnaissables ? Dans une économie globalisée, chaque jour un peu plus contrôlée par les banquiers centraux et par les institutions internationales, l'or a-t-il encore quelque importance ?
Seul l’avenir dira si, en tant que réserve de valeur, l'or est mort et enterré. Mais une chose est certaine : l'avidité et la peur, ainsi que la soif de pouvoir et de beauté, qui expliquent l'histoire qui va suivre sont encore bien vivantes. Aussi l'histoire de l'or est-elle autant une histoire de notre temps qu'un récit du passé. Depuis ce pauvre Midas accablé par tout son or jusqu'à Aly Khan qui distribuait chaque année son poids en or, depuis les mines sombres et étouffantes d'Afrique du Sud jusqu'aux caves aseptisées de Fort Knox, depuis les magnifiques oeuvres d'art des Scythes jusqu'au Coricancha des Incas, depuis les marchés en plein air du Bengale jusqu'aux marchés financiers de la City de Londres, l'or est le reflet de la quête universelle pour la vie éternelle, l'assurance ultime contre le risque.
La clé de toute cette histoire se trouve dans l’ironie qui fait que même l’or ne peut pas satisfaire cette quête. Comme le voyageur de Ruskin qui sauta par-dessus bord, les gens prennent le symbolisme de l’or trop au sérieux. Aveuglés par son éclat, ils sont abusés par une illusion.
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L'organisation des chapitres suit à peu près l'ordre chronologique, mais il ne s'agit ni d'une histoire complète de l'or ni d'une analyse systématique de son incidence sur l’économie et sur la culture. Des histoires plus détaillées de la monnaie ou de la banque abondent. J'ai choisi d'explorer les événements du passé concernant l'or dont l'intérêt est d'illustrer les frustrations et le désespoir qui ont, de tout temps, animé, en dernier ressort, la conduite des hommes. Après avoir décrit ses attributs magiques et religieux, l'histoire montre la transformation graduelle de l'or en monnaie. Néanmoins, au cours de cette mutation, nous verrons que les qualités magiques de l'or sont toujours sous-jacentes et que son histoire reste pleine d’ironie.
J’espère que les sujets que j'ai choisis éclaireront – et parfois fâcheront – le lecteur sur la fascination, l'obsession et la brutalité avec lesquelles ce singulier métal a influé, à travers les âges, sur les destinées de l'humanité.
Notes du prologue
1.
Ruskin,
1862, p. 86.
2.
Crosby,
1997, p. 71, citant le Journal and Other
Documents on the Life and Voyages of Christopher Columbus, Samuel Eliot
Morison, New York, Heritage Press, 1963, p. 383.
3. Pindar, 1927, p. 613.
4. Voir Ruskin, 1982, p. 86
5. Jevons, 1875, p. 202.
6. International Wildlife Magazine, mai-juin 1998.
7.
Marx,
1978, pp. 8-9.
8. Herrington et al., p. 28.
9.
Green,
1993, p. 14.
10. Exodus, 25, 11.
* Notre-Dame est une université dans l’état de l’Indiana, célèbre pour son équipe de football américain. (NdT)
** Où diable le Pharaon d'Égypte avait-t-il pu trouver un ours (un ours polaire !), deux siècles avant la naissance du Christ. Ma source cite « l'auteur grec contemporain, Athenaeus, qui a grandi en Égypte. »
*** L’once utilisée pour mesurer les poids d’or est l’once troy, qui est égale à 31,1 grammes. Elle est un peu plus lourde que l’once avoirdupois, qui ne fait que 28,35g. Une once d’or correspond à un cube d’environ 1,2 cm de côté. (NdT)
* $443 à la mi-août 2005. (NdT)
** Dans la plupart des cas, j'ai ramené les mesures de poids d'or à la tonne métrique, même si les conventions utilisent plus souvent les millions d'onces troy. Il est plus facile se figurer quelques milliers de tonnes – les nombres restent explicites – que des millions d'onces qui ne parlent pas beaucoup.