Chapitre 12

 

La grande refrappe et le dernier des magiciens

 

En 1661, le roi Charles II d'Angleterre imposa par un Ordre du Conseil l'adoption d'une innovation révolutionnaire dans la fabrication des pièces de monnaie : l'utilisation de machines pour remplacer la frappe manuelle des pièces. Il ne s’agissait pas d’une de ces innovations gadget qu'on invente un jour et qui est mise en oeuvre le lendemain. Les changements technologiques bouleversent en général les habitudes établies. Les ouvriers et les fonctionnaires de la Monnaie, qui gagnaient leur vie en exerçant leur métier selon une tradition ancestrale, s'opposaient farouchement à l'introduction de quelque modification que ce soit dans la fabrication des pièces. On va voir que même avec un Ordre du Conseil du roi pour l'imposer, la mise en place complète de la nouvelle méthode de production prendrait plus de trente ans. Et encore ne fut-elle achevée que parce qu'une crise financière la rendit indispensable.

C'est à la suite de cette crise que les marchés des métaux précieux en Angleterre décidèrent sans prévenir d'abandonner l'argent pour utiliser dorénavant l'or comme étalon de valeur de la livre sterling. Sans que personne n'ait planifié la séquence des événements qui vont suivre, nous allons découvrir comment ils conduisirent graduellement de l'Ordre de Charles de 1661 à l'établissement d'un ensemble d'institutions vénérables reposant sur le rôle central de l'or. Ces institutions allaient diriger l'économie mondiale pendant la plus grande partie du XIXe et du XXe siècle. Aussi, bien que notre histoire commence en se concentrant sur l'argent, elle est de bout en bout tressée de fils d'or.

 

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Les Lydiens et les anciens Grecs, qui avaient les premiers généralisé l'usage des pièces de monnaie, frappaient leurs pièces à la main une par une. Quand on considère les millions de pièces qui ont été produites en Europe et en Orient pendant les deux mille ans qui suivirent, il est étonnant que personne ne fût jamais parvenu à mettre au point une méthode plus rapide. Mais c'est un fait. Pourtant ce n’est pas seulement l'augmentation de la productivité qui aurait dû pousser au changement. Dès le début de l’histoire des pièces de monnaie, les bords lisses produits par la frappe au marteau en avaient encouragé certains à couper ou limer des petits morceaux de métal à partir des pièces. On dit alors qu’elles ont été rognées. Ces rognures étaient accumulées jusqu'à ce qu’une quantité suffisante puisse être refondue en un lingot que les rogneurs revendaient à la Monnaie, contre des nouvelles pièces. Le procédé était trop profitable pour que les punitions même les plus sévères infligées aux rogneurs pris en flagrant délit ne parvinssent à l'entraver. Au XIIIe siècle, les Juifs furent souvent accusés de rognage même quand ils étaient innocents. Pendant la seule année 1270, deux cent quatre-vingts Juifs en Angleterre furent décapités pour ce crime.1

Malgré l'impact désastreux du rognage sur le numéraire, les méthodes traditionnelles de frappe des pièces continuèrent sans changement notable jusqu'au début du règne de la reine Elizabeth 1re d'Angleterre, quand un nommé Eloy Mestrell commença à expérimenter l'emploi de machines mues par des chevaux pour frapper les pièces, et profita de ce système mécanisé pour redessiner aussi leur tranche de telle sorte qu’un rognage deviendrait immédiatement apparent. Aussi ingénieux furent-ils, les efforts de Mestrell déclenchèrent peu d'enthousiasme, et il fut renvoyé en 1572. Ce n'était pas la dernière fois que l'on entendrait parler de Mestrell, car il fut pendu en 1578 pour fausse monnaie !2

Les tentatives de Mestrell encouragèrent d'autres à poursuivre les essais. Dans les années 1620, Nicolas Briot, le Tailleur général à la Monnaie de Paris, parvint lui aussi à mettre au point une méthode pratique pour empêcher le rognage des pièces. Le procédé de Briot consistait à marquer la tranche de la pièce avec une sorte de grain ou des inscriptions qui rendaient, là encore, l’intervention du rogneur immédiatement visible, aussi petit que fût le fragment enlevé. Mais encore pas de chance : les traditionalistes à la Monnaie de Paris refusèrent de suivre, décourageant non pas les rogneurs mais l’inventeur.3

Briot, cependant, n'était pas homme à abandonner. En 1625, il se rendit en Angleterre où il lança la production des pièces « usinées à la Tour de la Monnaie de Londres. » De nouveau, la hiérarchie de l’institution fit obstruction. Les monnayeurs été payés au poids de pièces qu'ils frappaient, aussi ne pouvaient-ils pas abandonner de gaieté de cœur une grande partie de leur métal à des nouvelles machines extraordinaires – qui plus est, inventées par un Français.4 La production totale de Briot s’éleva en 1631-1632 à seulement 26 livres de pièces d'or et 211 livres de pièces d'argent, comparé à plus de 4000 livres d'or et 50 000 livres d'argent produits par les méthodes traditionnelles. En 1638-1639, la production de pièces d'argent de Briot approchait le millier de livres, ce qui était encore faible.5 Il semblerait, d’ailleurs, que les pièces de Briot étaient produites à la main plutôt qu'à la machine.6 Briot disparut temporairement de vue, depuis les environs de 1640 jusqu’aux années 1660.

En 1645, ayant reconsidéré la question, les Français éliminèrent la frappe manuelle au marteau à la Monnaie de Paris et la remplacèrent par des machines actionnées par des chevaux qui réalisaient l’ensemble des étapes, depuis le laminage du métal et la production des flans, jusqu'à la frappe des faces et l'usinage des tranches pour déjouer les rogneurs. Fort de ce succès, Pierre Blondeau, l'Ingénieur en chef à Paris, fut invité par le Commonwealth anglais à suivre les traces de Briot à Londres.* Les autorités de la Monnaie confièrent à Blondeau, pour qu’il produise des pièces usinées, une petite partie d'un immense trésor d'argent dont les Anglais venaient de s’emparer, après l’arraisonnement d’un galion espagnol. Le reste de l'argent fut transformé en pièces de manière habituelle au marteau.7

L’histoire a une fin heureuse. Avec la restauration de Charles II sur le trône d'Angleterre, en 1660, les changements s’accélérèrent. Londres rappela Briot ; un contrat de vingt et un ans fut accordé à Blondeau ; et en 1661 Charles émit son Ordre du Conseil stipulant que désormais « toute pièce devrait être frappée à la machine, avec le bord portant un grain ou une inscription. »8 Blondeau mourut en 1672 avant d’avoir pu achevé son travail, mais pendant son passage à la Monnaie de Londres il avait eu tous les monnayeurs sous ses ordres. Et ils avaient prêté serment de garder le secret sur ce qu'ils apprendraient de lui.9

La veille de Noël 1663, Charles II décida aussi l’émission d'une nouvelle pièce d'or entièrement fabriquée par des moyens mécaniques. Cette pièce était appelée à une grande célébrité. Elle serait rapidement connue sous le nom de « guinée » parce qu'elle était produite avec de l'or importé d'Afrique de l'Ouest par l'Africa Company nouvellement fondée. Le décret de Charles définissait la nouvelle pièce d’or comme étant égale à une livre, ou vingt schillings d'argent. Il s'agissait d’une pièce d’or considérable : pesant un quart d'once, soit environ 8 grammes, elle contenait deux fois plus d’or que le génois ou le florin du XIIIe siècle. Pour rappeler son origine, la guinée était frappée d'un petit éléphant, le logo de l'Africa Company.10 Sur la tranche on pouvait lire la devise Decus et Tutamen (Ornement et Sécurité). Elle provenait, disait-on, d'une agrafe sur la sacoche du cardinal de Richelieu, l'ancien patron de Blondeau. Les émissions de pièces d'argent, fabriquées elles aussi avec les nouvelles méthodes, suivirent rapidement l'apparition de la guinée.11

 

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Les nouvelles pièces, fort belles avec leur dessin élégant et leur tranche usinée, contrastaient fortement avec celles qui circulaient en Angleterre depuis la précédente refrappe soixante ans plus tôt en 1601. Ces dernières, rognées à répétition et usées par le passage de main en main, étaient dans un triste état. On en continuait pas moins à les utiliser, car quiconque aurait apporté des vieilles pièces à la Monnaie, pour les échanger contre le même poids d’argent en nouvelles pièces non adultérées, aurait reçu une valeur faciale bien moindre que la valeur faciale inscrite sur ses anciennes pièces.

On avait beau pendre les rogneurs « à la demi-douzaine », selon la formule d’un commentateur de l’époque, la potence ne suffisait pas pour enrayer un moyen aussi simple et rapide de s’enrichir. Le rognage continua sur un rythme joyeux, plus particulièrement pour les demi-couronnes (2 schillings 6 pence) et les pièces d’un schilling qui étaient plus larges et plus épaisses que les dénominations plus petites.12 En 1652, Blondeau estimait que le poids moyen des vieilles pièces était 20 à 30 % inférieur à leur poids d'origine. Hopton Haynes, qui était Maître des Vérifications à la Monnaie, calcula qu’en 1695 un sac de pièces anciennes, avec une valeur faciale totale donnée, pesait deux fois moins que le sac de même valeur dix ans plus tôt.13

D'une certaine manière, les rogneurs rendaient aussi un service public, car, avec le temps, les pièces étaient devenues très inégales en poids, en épaisseur et en rondeur. Haynes observait que les rogneurs étaient tellement habiles avec leur lime qu’ils produisaient des pièces « aussi plates et lisses que les flans à la Monnaie avant passage sous la presse. »14 Samuel Pepys raconte l'anecdote d'un ouvrier de la Monnaie qui avait amassé un grand profit en frappant des fausses pièces d'argent de 4 pence, aussi bonnes sinon meilleures que les vraies. On le prit, mais « il ne fut ni pendu ni brûlé tant la tricherie était ingénieuse... et faisait si peu de mal à qui que ce soit, puisque la monnaie était aussi bonne que la vraie. »15

 

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Outre les difficultés concernant la qualité des pièces, des problèmes étaient apparus liés au ratio entre les prix de l'or et de l'argent. Durant la première moitié du XVIIe siècle, le flot de métal argent déversé en Europe par les importantes mines du Mexique et du Pérou était tel que le prix de l’argent avait commencé à décliner. Ainsi, quelqu’un voulant échanger de l'argent contre de l'or devait offrir une quantité plus importante d'argent pour obtenir une quantité inchangée d'or – autrement dit, l’once d'or valait de plus en plus d'argent. Cependant, aux Indes, à la même époque, le prix de l'argent était sensiblement plus élevé : neuf à dix onces d’argent suffisait pour acheter une once d'or, par rapport à quinze onces en Angleterre. Le prix de l’once d'argent aux Indes était donc aussi bien plus élevé que la valeur faciale des pièces que pouvait obtenir un Anglais apportant une once d'argent à la Monnaie.

Les lois de l'économie appliquées à ce commerce – comme à tous les autres – sont implacables : on assista à une forte augmentation des exportations de métal argent, la plus grande partie expédiée aux Indes par la East India Company. Les marchands et manufacturiers anglais se plaignaient amèrement que la compagnie trichait sur la valeur des marchandises anglaises, plus particulièrement sur le drap de laine, celui que l'on avait appelé « la fleur de la couronne royale, la richesse du royaume, le principal revenu du roi... l'or de notre Ophir, le lait et le miel de notre Canaan, les Indes de l'Angleterre. »16 Les Indiens, malheureusement, n'avaient pas d’usage pour les lainages, mais avaient certainement une demande qui ne fléchissait pas pour l'argent.

La pression se fit de plus en plus grande sur la Monnaie pour qu’elle augmente le prix de l'argent, afin de le retenir en Angleterre et pouvoir ainsi fournir continuer à fournir les pièces en argent dont le commerce avait besoin. De janvier 1690 à décembre 1695, la production de pièces d'argent n'avait été que de £19 383.17 Le numéraire s'était tellement raréfié que le gouvernement décida une hausse de la valeur faciale des pièces d'argent étrangères pour décourager leur exportation. Pendant ce temps, la demande pour l'or croissait, parce qu'il était tellement profitable d'échanger ensuite cet or contre de l'argent et d’exporter l’argent vers l'Asie. C'était l'une des forces qui allaient pousser le prix de la pièce d'une guinée au-delà de sa valeur officielle de vingt schillings.

 

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Le résultat fut que l'impressionnante révolution mise en branle par Charles II, dans les méthodes de production de pièces et dans l'administration du numéraire, en définitive ne servit pas à grand-chose. La plupart des nouvelles pièces d'argent disparaissaient soit par thésaurisation soit parce qu’elles étaient expédiées en Asie à des prix extravagants, au lieu de servir de monnaie en Angleterre. Pendant ce temps-là, le numéraire en circulation diminuait toujours, à cause de la persistance des pratiques de rognage qui rendaient de plus en plus de pièces impropres aux achats ou au paiement des dettes. Si l'Angleterre voulait disposer d’une monnaie adaptée à ses besoins pour le commerce et pour l'accumulation de richesses, une réforme profonde devenait inévitable.

L’incertitude sur qui devrait supporter le coût de la différence entre la valeur faciale des anciennes pièces d’argent et leur vraie valeur fondée sur leur poids de métal, qui, lui, avait diminué, était le plus gros obstacle à une refrappe complète. Plus les autorités attendraient, avait néanmoins prévenu Blondeau, plus les pièces rognées seraient nombreuses et plus coûteuses seraient les conséquences. Le gouvernement tergiversa pendant si longtemps que finalement, quand la monarchie se résolut, en 1696, à s’attaquer sérieusement au problème, les Stuarts avaient été renversés et William et Mary étaient montés sur le trône.

Des événements politiques importants eurent lieu juste avant la décision de procéder à la refrappe. Comme souvent, ces évènements importants étaient de nature militaire. Il s’agissait de la guerre de la ligue d’Augsbourg, pour combattre les menées expansionnistes du roi Louis XIV, le dirigeant européen le plus agressif qu’on ait connu depuis les Romains et jusqu'à l'époque de Napoléon. Les hostilités avaient éclaté en 1689, grevant immédiatement les ressources de l'Échiquier*. En 1697, les dettes de William III dépassaient les 20 millions de livres. Les impôts, les prêts personnels et les loteries contribuèrent bien à augmenter les revenus, mais pas suffisamment. C'est ainsi que le déficit du Trésor conduisit à la fondation de la Banque d'Angleterre, dans le cadre d’un accord inédit entre le gouvernement et les « hommes de qualité », actionnaires de la Banque (le B majuscule identifiant, une fois pour toutes, la Banque comme étant la Banque d’Angleterre). Selon cet accord, la Banque prêtait au gouvernement £1,2 million, au taux d'intérêt modéré de 8 %, en échange de quoi l'institution était autorisée à se constituer en corporation dont la responsabilité était limitée au capital souscrit. C’était la première compagnie privée de ce type en Angleterre. Et elle voyait le jour dans le secteur en développement rapide des activités bancaires. On appellerait ce type de structure « une compagnie par action. » Nos grandes entreprises actuelles sont formées sur le même modèle juridique.** 18

La fondation de la Banque se révélerait une étape très importante dans l'histoire de la Grande-Bretagne. L'institution joua un rôle croissant au fil du temps dans le système bancaire, l'économie du pays, la gestion des réserves d'or, et les relations financières de la Grande-Bretagne avec le reste du monde. Plus tard, on appellerait familièrement la Banque, la Vieille Dame de la rue Threadneedle (« The Old Lady of Treadneedle Street »), une expression, selon les circonstances, affectueuse ou dédaigneuse.

La création de la Banque n'était, toutefois, qu'une étape dans l’important essor que connut l’activité économique en Angleterre, employant des techniques financières de plus en plus sophistiquées, après que la Glorieuse Révolution de 1688 eut réglé une fois pour toutes les incertitudes sur les relations entre la monarchie et la religion, permettant enfin au pays de se consacrer aux affaires.* En même temps que le crédit se développait dans toute l'économie anglaise, l’inévitable inflation des prix apparut bientôt, affectant les produits de base, puis les métaux précieux, et conduisant enfin à une vague de spéculation dans le tout jeune marché boursier. Comme toujours en pareilles circonstances, d'innombrables émissions frauduleuses furent gobées par un public avide et dénué d’esprit critique, dans un marché où perdre de l'argent était inconcevable. L'historien économique Charles Kindleberger cite « une proposition par plusieurs dames... de fabriquer, imprimer, peindre et teindre des calicots. »19 (Les souscripteurs recherchés étaient sans doute des femmes qui s'habillaient de calicot.) Daniel Defoe, l'auteur de Robinson Crusoé, publia un billet dans lequel il décrivait « Le commerce scandaleux où il n'y a pas un homme qui n’ait son système complet de tricherie... fondé sur la fraude, né de l'abus, nourri par la ruse, la tromperie, l'escroquerie, la falsification, la fausseté et l'illusion... à l'affût des faiblesses de ceux dont l’imagination est facile à berner. »20

Les temps étaient mûrs pour que la fièvre spéculative atteigne la guinée, qui – on l’a vu – contenait une quantité d'or dont la valeur était fixée, à l’origine, à vingt schillings d'argent. Avec la détérioration continue du numéraire en argent, les rumeurs allaient bon train selon lesquelles la refrappe était sur le point de commencer – mais avec des dispositions encore imprécises. De la même manière que de nos jours, l’inquiétude entraîne « une fuite vers la qualité, » les gens commençaient à se débarrasser de leurs pièces en argent, préférant les guinées, même s'ils devaient payer une prime pour protéger ainsi leur patrimoine.

En mars 1694, la guinée s'échangeait à 22 schillings d’argent. Douze mois plus tard, elle valait 25 schillings. Elle atteignit 30 schillings en juin 1695, créant une ruée sur l’or métal pour l’apporter à la Monnaie et le transformer en guinées. Ceci poussa le prix de l'or de quatre-vingts schillings jusqu'à 109 schillings. À ce moment-là, l'augmentation de l'offre de guinée tempéra la hausse de son prix – £750 000 d'or fut transformé en pièces en 1695, comparé à seulement £65 000 l'année précédente. En même temps, le bond du prix de l'or métal rendait l'autre versant du trafic trop cher pour justifier sa poursuite.21 Le gouvernement avait encore une autre arme contre les spéculateurs : les percepteurs firent savoir qu’ils n'accepteraient pas de valoriser les guinées à 30 schillings en paiement des impôts.

 

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La spéculation sur la guinée persuada finalement les autorités qu'elles ne pouvaient repousser davantage la refrappe. On en était au point que plus une seule vieille pièce d'argent n'arrivait à la Monnaie pour être frappée, car elles étaient tellement légères que la quantité de nouvelles pièces d'argent données en échange était beaucoup trop faible, comparée à la valeur faciale des anciennes pièces, pour rendre l'échange possible. Sir Dudley North, un expert de l’époque, décrivait ainsi la situation : « Il y avait une grande crainte que, la monnaie rognée n'étant plus acceptée, il n'y eût bientôt plus de monnaie du tout. »22

Bien que la refrappe eût occupé l’esprit des politiciens durant une grande partie des années 1690, une pléthore de comités et de rapports parlementaires n’avaient produit aucune législation. On passa enfin des discussions à l'action en septembre 1695 à la suite de la publication d’Un essai sur l'amendement des pièces d'argent par William Lowndes, un ancien haut fonctionnaire et Secrétaire au Trésor.* L'Essai était un document remarquable dans lequel Lowndes faisait l’historique détaillé des frappes de monnaie en Angleterre, durant les 629 années depuis la Conquête normande.

Sur la base de ses analyses, Lowndes recommandait de remplacer la monnaie rognée par de nouvelles pièces d'argent usinées. Ces nouvelles pièces refléteraient de la manière suivante la diminution de la valeur du métal argent contenue dans les pièces rognées qui seraient apportées : les nouveaux schillings contiendraient seulement 80 % de la quantité d'argent contenu dans les anciens schillings qu'ils remplaceraient. Cette procédure revenait à une hausse du prix de l'argent à la Monnaie, car quelqu'un qui apporterait une certaine quantité de métal argent pour être transformé en pièces recevrait maintenant 25 % de schillings de plus qu’avant.

Les dommages étaient de toute façon déjà faits, faisait observer Lowndes, et cette conversion ne ferait qu’entériner ce que chacun pouvait constater.23 Pourquoi ne pas admettre la réalité de la situation ? Sans ce changement, plus aucun argent métal ne serait apporté à la Monnaie pour y être transformé en pièces. Et s'il devait y avoir une pénurie de pièces pour payer les marchandises ou rembourser les dettes, la production et l'activité économique ralentiraient. Il n’y avait pas de déshonneur à effectuer une telle substitution : la grande Élisabeth n’avait-elle pas, elle-même, recouru à ce procédé durant son long règne ? Lowndes était catégorique aussi sur le fait que la refrappe ne devait pas attendre la fin de la guerre, car une telle attente « ne ferait que repousser la cure d'une maladie qui risquait de nous détruire avant que le remède ne fasse son effet. »24

Les recommandations de Lowndes se heurtèrent immédiatement à l'opposition de Charles Montagu, Chancelier de l'Échiquier et membre du cabinet sous les ordres duquel travaillait Lowndes. Montagu bénéficiait du ferme soutien du célèbre philosophe John Locke. Locke était profondément engagé, depuis de nombreuses années, dans l'activité politique. C’était aussi un des souscripteurs d’origine de la Banque d'Angleterre. Il devint, par ailleurs, un des philosophes les plus remarqués du Siècle des Lumières. Sa réputation en philosophie fut établie par la publication, en 1690, alors qu'il avait cinquante-huit ans, de son ouvrage Essai Philosophique Concernant l'Entendement Humain. Sa position dans la controverse sur la refrappe, cependant, tout en apparaissant le fruit d’une logique rigoureuse, était en réalité profondément émotionnelle et pleine de contradictions.

Locke se présentait comme quelqu'un qui n’acceptait rien d’autre qu'une interprétation stricte de la monnaie : aucune manipulation des poids et standards traditionnels des pièces anglaises ne devait être tolérée, quoi qu'aient pu être leurs altérations physiques dans l'intervalle. Pour Locke, une pièce sur laquelle on pouvait lire « 1 schilling » était une pièce d’une valeur d’un schilling. Que cette pièce fût rognée jusqu'à n’être plus que l'ombre de ce qu'elle avait été à l'origine n'avait pas à rentrer en ligne de compte. Par ailleurs, un schilling correspondait à une quantité spécifique de métal argent, et il devait continuer à correspondre à ce poids pour l'éternité. Exiger des détenteurs d'anciens schillings qu'ils les échangent contre des nouvelles pièces dont valeur faciale totale serait moindre était de l'appropriation par le gouvernement de biens privés. Avec un humour acide, Locke parlait de cette possibilité comme de « rognage public. »25 Des années plus tard, en 1844, le premier ministre Robert Peel s'inspirerait directement de la position de Locke quand il définirait une livre comme « une certaine quantité d'or, portant une inscription garantissant son poids et son degré de pureté... l'engagement de payer une livre ne signifie rien de plus que la promesse de verser au détenteur d'une livre sterling... cette quantité d'or. »26

Locke continuait en arguant que si la Grande-Bretagne perdait de l'argent au profit de pays étrangers, la solution était alors – bien que le pays fût en guerre – de réduire les importations. Il illustrait sa position avec l’image d’« un fermier qui conduit sa vie avec sagesse, qui accroît son patrimoine avec diligence et frugalité, qui n'est jamais en déficit à la fin de l'année, mais, au contraire, a toujours une balance positive dans ses comptes. »27

Ici encore, Locke anticipait les débats à venir sur ces questions. Son point de vue – selon lequel l'austérité est la cure de choix pour enrayer une fuite des métaux précieux – serait invoqué à nouveau durant les Guerres napoléoniennes, et était destiné à devenir le dogme de l’orthodoxie durant toute la période de l’étalon or au XIXe siècle et jusqu’à la Guerre de 14. C'est encore cette doctrine qui servirait à justifier les décisions politiques et monétaires, tant des Anglais que des Américains, au plus profond de la Grande Dépression, en 1931, et qui serait l’une des causes principales de la terrible déflation mondiale des années trente. Enfin, Locke était profondément convaincu qu'accepter une dévaluation de la devise, comme le recommandait Lowndes, servirait simplement de justification pour recommencer le même forfait à de nombreuses reprises dans l’avenir, et pourquoi pas « la semaine suivante. »28 Sa position faisait écho à une déclaration plus ancienne contre la dévaluation, faite au XVIIe siècle par Sir Robert Cotton, à l'aide d'une jolie métaphore : « L'affaiblissement de la monnaie n'est qu'un palliatif temporaire, comme l’est une boisson pour une personne souffrant d'hydropisie, qui la conduit en fin de compte à enfler encore plus. »29

Pour défendre sa cause, la logique de Locke était plus faible que son zèle. Mais son zèle était éloquent et persuasif.* Montagu et Locke eurent gain de cause. Les vieux schillings usés seraient échangés à leur valeur faciale originelle contre des nouveaux schillings, et la perte serait supportée par le Trésor – c'est-à-dire, au bout du compte, par le contribuable. Le décor était maintenant prêt pour la refrappe.30

 

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Les Anglais du XVIe et du XVIIe siècles affectionnaient de nommer les événements importants le « Grand ceci » ou le « Grand cela ». L'attaque d'Henri VIII sur l'intégrité de la monnaie fut nommée la Grande Dégradation (« The Great Debasement »). Quand les membres du Parlement décidèrent en 1641 de dire au roi Charles 1er tout le mal qu'ils pensaient de son règne, ils appelèrent leur déclaration la Grande Remontrance. La bataille pour le renverser, qui débuta l'année suivante, fut appelée, à l'époque, la Grande Rébellion (les historiens l’appellent aujourd’hui la Guerre Civile). L’histoire se souvient de la peste qui frappa l'Angleterre en 1665 et tua 100 000 personnes, juste avant le début de ce chapitre, comme de la Grande Peste. Pour faire référence au terrible incendie qui détruisit la plus grande partie de Londres l'année suivante, on parle du Grand Incendie. Et la refrappe qui commença au début de 1695 devint naturellement la Grande Refrappe.**

Effectuer une grande refrappe de tout le numéraire est une opération extrêmement complexe, mais en l’occurrence elle s'avéra aussi terriblement confuse. La première proclamation du roi, du 19 décembre 1695, précisait que « Les Lords Spirituels et Temporels, et les Chevaliers, les Citoyens et les Bourgeois, dans le Parlement assemblés, ayant pris en considération les grands Dégâts causés à notre Royaume parce que les Pièces de Monnaie qui passent dans notre Parlement sont en général rognées... la Manière la plus Effective de porter un coup d'arrêt à ce Mal est d’empêcher leur circulation. »31 Puis, la proclamation fixait une série de dates limite au delà desquelles aucune pièce rognée ne pourrait plus être utilisée en paiement de quoi que ce soit, à l'exception du paiement des impôts ou de prêts au roi. À la date du 2 avril 1696, « Aucune Telle Monnaie Rognée... ne Servira Plus pour un Paiement quel qu'il soit. »32

Une panique s’ensuivit immédiatement. Personne ne voulait plus accepter des pièces rognées en paiement, car elles allaient bientôt être démonétisées ; les affaires s'arrêtèrent ; et par ailleurs la plupart des gens n’avaient pas payé tous leurs impôts durant la brève période laissée avant les dates butoir. Le 21 juillet 1696, un mois après la première proclamation, le Parlement assouplit sa position en promulguant « Une Loi pour Remédier à l'État Pernicieux des Pièces de Monnaie, » qui prolongeait l'opération jusqu'à la fin juin, restaurant un semblant d'ordre.

La mise en oeuvre du processus provoqua encore pendant quelques temps des turbulences. Finalement à le 24 juin 1696, £4,7 millions (ne contenant pas plus de £2,5 millions en poids d'argent) étaient retournées à l'Échiquier, mais il restait encore plus de £2 millions entre les mains du public, plus particulièrement au sein du petit peuple qui n'avait pas pu se rendre à l'Échiquier à temps.33 Il avait été prévu que le déficit du gouvernement, entre ce qu'il recevrait et ce qu'il s'était engagé à payer, serait couvert par un impôt sur les fenêtres, mais le manque à gagner avait été si grossièrement sous-estimé que le gouvernement fut contraint de contracter un emprunt supplémentaire pour couvrir la différence. La Monnaie, pendant ce temps-là, était submergée par les arrivées de monnaie rognée, au point que les gens qui apportaient leurs pièces pour les échanger repartaient souvent avec seulement une promesse en papier. La pénurie de monnaie métallique qui en résulta désorganisa le commerce de détail. Et le prix de marché pour l'argent métal restait encore supérieur à la valeur faciale des nouvelles pièces en argent, si bien que beaucoup de nouvelles pièces disparaissaient quand même de la circulation. La conversion fut enfin achevée en novembre. À ce moment-là, les chevaux qui avaient fait tourner les presses de la Monnaie avaient produit tellement de crottin qu'il coûta 700 livres de s'en débarrasser.34

Il y eut des échauffourées, des pétitions et des instructions aux juges pour « faire appliquer la loi sur les pauvres, mais, surtout, pour maintenir l'ordre public. »35 Edward Bohum écrivait d’Ipswich, le 31 juillet 1696, que « Nos fermiers ne peuvent plus payer leurs loyers. Nos courtiers en maïs ne peuvent plus payer ce qu'ils ont reçu et vont cesser leur activité... Il y a beaucoup de suicides dans les petites familles dans le besoin, et les perspectives sont bien sombres. Si le moindre incident devait mettre la foule en mouvement, personne ne saurait dire ce qu’il adviendrait. »36

En novembre, « Une Loi Supplémentaire pour Remédier à l'État Pernicieux des Pièces de Monnaie » (italiques de l’auteur) fixa au 1er juillet 1697 la date butoir finale après laquelle aucune vieille pièce ne serait plus acceptée à la Monnaie. Trois années s’étaient écoulées quand le long processus de conversion prit fin. £6,8 millions de livres de nouvelles pièces d'argent usinées avait été produites, presque toutes en échange contre de la monnaie rognée et relativement peu en échange de lingots ou de plaques d’argent métal. Les experts estiment qu’un autre million de pièces rognées, entre les mains des plus pauvres, ne parvinrent jamais à l’Echiquier pour être échangées.37

 

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En fin de compte, la Grande Refrappe avait restauré le poids de la monnaie anglaise à ce qu’il était avant la Grande Dégradation, quelque cent cinquante ans plus tôt (les analyses par Haynes des données concernant la production de pièces indiquent que les pièces rognées ne représentaient que la moitié de leur poids et valeurs faciales d'origine).38 Néanmoins, malgré toutes les erreurs et tous les ratés, l’exécution de cette vaste refrappe reste une performance admirable, si l'on considère que les Anglais la menèrent à bien alors que leur pays était en même temps en guerre contre un ennemi puissant – le genre de circonstances durant lesquelles la préservation de la valeur de la monnaie est en général le cadet des soucis d’une nation. Depuis toujours, conserver une monnaie solide avait été quasiment une religion pour les Anglais : depuis la Conquête jusqu'au début de la Guerre de Cent Ans, « l'ancien juste standard de l'Angleterre » avait été respecté avec très peu d'altération. Mais, à partir d’Édouard III jusqu'à Henry VIII, la plupart des gens se sont mis à estimer que c'était une prérogative du roi de faire comme bon lui semble avec la monnaie.

Malgré tout, la dépréciation de la livre à travers les siècles a été plus beaucoup plus limitée que celle des monnaies des autres pays. L'histoire ininterrompue de la livre sterling, depuis la fin du VIIIe siècle, quand 240 des pennies d’Offa furent baptisés « une livre, » jusqu'au temps modernes, est unique parmi les devises du monde entier. La position de Locke, en 1695, était une tentative pour restaurer la vieille tradition d'inviolabilité du poids de la monnaie. Il ne faisait qu’exprimer l'esprit de son temps quand il critiquait la méthode de refrappe proposée par Lowndes en déclarant « cela affaiblira, sinon détruira totalement, la confiance du public, quand tout ce en quoi le peuple a cru et qui a servi jusqu'à présent nos besoins, en étant garanti par des lois du Parlement,... va être privé de 20 % de la valeur que précisément ces lois du Parlement étaient sensées protéger. »39

Il ne pouvait pourtant être plus éloigné des intentions de Lowndes que de vouloir frauder le peuple, ou bien d’encourager le gouvernement à le tromper. Simplement Lowndes était peu enclin à se prosterner devant un poids particulier de métal au caractère sacré. Une plus grande souplesse dans la gestion de la monnaie causerait, selon lui, moins de dommages à long terme que de s'accrocher désespérément à un ratio arbitrairement établi des siècles plus tôt. La grande refrappe coûta finalement beaucoup d'argent aux contribuables, car la production des nouvelles pièces demanda beaucoup plus d'argent métal que l'argent contenu dans les vieilles pièces apportées à l'Échiquier. De plus, la refrappe entraîna immédiatement une déflation (une baisse des prix des produits et du travail) dans l’économie anglaise, qui a peut-être aidé les banquiers et les riches, qui avaient applaudi à la position de Locke, mais qui fut certainement pénible pour tous ceux qui avaient des dettes.

Les arguments de Locke présentaient l’avantage d'être drapés dans la vertu, la prudence, la stabilité et la tradition. Leur résister demandait une argumentation plus sophistiquée que ne pouvaient, en ces temps-là, en proposer leurs adversaires. Il s'agit, néanmoins, d'un débat fondamental avec des profondes implications sociales et politiques, bien au-delà des seules questions économiques. Il résonnerait encore, en 1821, quand la Grande-Bretagne établirait officiellement l'étalon or. Il est aussi à l'origine de la célèbre diatribe de William Jennings Bryan dénonçant la crucifixion du travail sur la croix de l'or. Et il reviendrait hanter Winston Churchill, alors qu’il était Chancelier de l'Échiquier et qu’il dut prendre des décisions difficiles concernant la livre anglaise, dans les années vingt. Il continuerait encore à nourrir le débat entre les tenants des politiques expansionnistes et ceux des politiques rigoureuses, durant tout le reste du XXe siècle. Et nous ne devons pas nous attendre à ce que ces controverses disparaissent avec le XXIe siècle.

 

*  *  *

 

Maintenant, surgit au centre de la scène un personnage inattendu : le savant le plus célèbre de son époque, et certainement l'un des plus éminents qui ait jamais existé, Sir Isaac Newton. En mars 1696, quelques mois seulement avant l'effervescence causée par la Grande Refrappe, à l'invitation de son grand ami Charles Montagu, Chancelier de l'Échiquier, Newton accéda au poste de Gardien de la Monnaie.

Pour quelle raison le Chancelier a-t-il bien pu choisir Newton pour une telle responsabilité ? Newton avait passé la plus grande partie de sa vie en génie scientifique, mais total névrosé, émotionnellement autiste, introverti, inaccessible et aussi éloigné que possible des réalités trépidantes de la politique et de la finance. De plus, il croyait passionnément en la pseudo science de l'alchimie, à laquelle il assignait une profonde signification religieuse autant que chimique. Lisons la description qu'en faisait, en 1942, le célèbre économiste anglais John Maynard Keynes – exactement 300 ans après la naissance de Newton :

 

Au XVIIIe siècle et depuis lors, on s’est mis à considérer Newton comme le premier et le plus grand savant des temps modernes... quelqu'un qui nous a appris à penser avec les raisonnements les plus froids et les plus neutres. Je ne le vois pas ainsi... Newton n'était pas le premier savant de l'Âge de la Raison. C'était le dernier des magiciens, le dernier des Babyloniens et des Sumériens, le dernier des grands esprits qui regardaient le monde visible et le monde spirituel avec les mêmes yeux que ceux qui commencèrent à construire notre héritage intellectuel, il y a à peine 10 000 ans... [Il fut] le dernier des enfants prodiges auquel les mages Zoroastriens auraient pu rendre un hommage sincère et mérité.40

 

L'évolution de Newton, de génie autiste en homme politique énergique et haut fonctionnaire célébré, fut pour le moins tortueuse, mais quand Newton sortit de sa coquille pour arriver dans le monde, à l'âge de 55 ans, notre nouvel homme était aussi différent de l'ancien que le papillon peut l'être de la chenille dont il est issu.41

Newton était enfant unique. Il naquit le jour de Noël 1642. Son père était un fermier qui mourut peu après que sa femme fut devenue enceinte. Le bébé était si petit que les voisins disaient qu'il aurait pu tenir dans une chope de bière. Sa mère se remaria trois ans plus tard, et durant la plus grande partie de l’enfance de Newton elle le confia aux soins de ses propres parents – un déchirement qui marqua à jamais la personnalité du savant.

Ses talents furent très tôt manifestes. Le maître d'école de son village pensait qu'il devait aller à Cambridge tout de suite après son certificat d'étude, mais la mère de Newton le garda encore deux ans à travailler dans la ferme familiale avant de le laisser partir. Aussi, quand il entra à Cambridge, en 1661, Newton était plus âgé que la plupart de ses condisciples, ce qui ne fit qu'ajouter à son sentiment de solitude et à son isolement. De plus, il y entrait avec le statut social le plus bas, celui de "subsizar", c'est-à-dire qu'il devait payer ses études en nettoyant les chambres et en vidant les vases de nuit de ses camarades plus riches.

Sur ces entrefaites, Newton était devenu profondément religieux, d'orientation puritaine, violemment anti-catholique, obsédé par le péché et s’imposant une observance méticuleuse des règles de la religion. Il ne fait aucun doute que ses croyances renforcèrent sa personnalité égocentrée, mais elles sont aussi à l’origine de son attachement inlassable au travail acharné, et de sa passion pour découvrir les vérités de la Nature, qui étaient pour lui le reflet de la gloire de Dieu. Néanmoins, quand il s'agissait d'argent, son dénuement prenait le pas sur ses convictions religieuses. A Cambridge, il se ménageait un revenu supplémentaire en tant que prêteur à gages, ce qui ne devait pas améliorer sa popularité auprès de ses condisciples. Ses scrupules l'empêchèrent toutefois de jamais prêter à personne plus de £1 à la fois. Une confession dans ses cahiers rappelle les paroles de Job, quand il écrit qu'il avait « appliqué son coeur à l'argent plus qu'à Dieu. »42

Pendant sa seconde année à Cambridge, Newton rencontra un condisciple du nom de John Wickens, un garçon au caractère noble et solitaire comme lui. Ils devinrent camarades de chambre et partagèrent leur résidence pendant vingt ans. Newton n'eut aucune relation avec les femmes ni aucune amitié intime avec qui que ce soit, autre que Wickens, jusque beaucoup plus tard dans sa vie. Wickens effectuait la plus grande partie du travail pénible dans les multiples expériences que menait Newton, et plus spécialement dans les expériences d'alchimie élaborées, menées dans la fébrilité, et écologiquement périlleuses, qu'ils firent pendant de nombreuses années dans le logement de Newton. A la fin de ces vingt années, les deux hommes se séparèrent et n'eurent plus jamais aucun contact l'un avec l'autre. La cause de cette rupture abrupte et définitive reste un mystère.

Quand Newton obtint son diplôme de Cambridge, il avait déjà décidé que sa raison de vivre serait de découvrir les lois qui gouvernaient l'univers de Dieu. Il ne voyait aucune contradiction entre ses ambitions scientifiques et son obstination à pratiquer l'alchimie. Comme l’explique la regrettée Betty Jo Dobbs Teeter dans sa fascinante biographie intellectuelle de Newton, Les visages de Janus d'un génie : Le rôle de l'alchimie dans la pensée de Newton, pour Newton la vérité était un tout formé de beaucoup de parties très différentes. Les parties sont disséminées, pas seulement en mathématiques et en physique, mais aussi dans l'alchimie, la lumière, et même dans la théologie ancienne et les prophéties. Newton explora avec passion plusieurs de ces domaines, toujours avec la rigueur et la discipline du savant théoricien. Si ses expériences d’alchimie ne lui permirent pas de produire de l'or, il acquit néanmoins, ce faisant, de grandes connaissances en chimie.

à Cambridge Newton gravit rapidement les échelons de la carrière universitaire. Dès 1669, il accédait à la chaire de professeur titulaire – il n'avait alors que 27 ans –, en reconnaissance de ses travaux qui lui valaient déjà la réputation de premier mathématicien de son temps. Sa première leçon aux étudiants, en 1670, était une investigation révolutionnaire dans le domaine de l'optique. Ça devait être difficile à suivre, car personne ne vint à la deuxième leçon. En fait, personne ne se présenta à la plupart des leçons que Newton donna à Cambridge pendant les dix-sept années qui suivirent. Avec le temps, il raccourcirait la longueur de ses conférences d’une demi-heure à quinze minutes, mais il mit toujours un point d'honneur à apparaître ponctuellement pour chaque leçon.

Les évènements qui allaient changer la carrière de Newton n’étaient pas prévisibles. Newton avait déjà pénétré, jusqu'à un certain point, dans le monde réel avec son implication dans la Royal Society (l’Académie des sciences anglaise), un cénacle mis sur pied pour échanger des idées scientifiques et discuter de directions de recherches, mais, jusqu'à 1685, il continuait en vérité à résider spirituellement dans sa tour d'ivoire. Cette année-là, le nouveau roi Jacques II, qui était catholique, décida de s'attaquer à l'Establishment protestant rigide de Cambridge en lui imposant d'admettre, au sein du Collège Magdalene, le père Alban Francis, un moine bénédictin, « sans qu'il ait à se soumettre à la procédure d'agrément par ses pairs... ni qu'il lui soit demandé de prêter un quelconque serment. »43 Le directeur de Magdalene, John Peachell, était un homme faible et alcoolique, qui n’avait pas la carrure nécessaire pour faire face à cette situation détestable pour l'ensemble de l'université, tout particulièrement quand le roi l’avertit « Désobéissez à vos risques et périls. »44

C'est précisément à ce moment-là que Newton s'apprêtait à publier ses Principia* et qu'il approchait du sommet de sa réputation scientifique. Quand Newton entendit parler de l'affaire du Père Alban, ses sentiments anti-catholiques se mirent à bouillir et il décida de rentrer dans la bagarre. Son aide, néanmoins, eut peu d’effet : l'intimidation du roi sur les universitaires de Cambridge était implacable, Peachell fut renvoyé, la situation de Newton elle-même ne tint plus qu'à un fil, et le père Alban prit ses quartiers à Cambridge. Mais sa victoire fut de courte durée. Le moine n’avait pas encore reçu son accréditation que Jacques était renversé par Mary et William qui étaient protestants. Le Père Alban s'en alla, et les barrières traditionnelles contre les catholiques à Cambridge furent maintenues.

Mais Newton ne fut plus jamais le même. À une époque où il était déjà connu du monde entier pour ses découvertes scientifiques, cet épisode avait soudain aiguisé son appétit pour la vie publique. Il posa sa candidature à un siège au Parlement et l’emporta. Il devint mondain, eut pour la première fois de sa vie des amitiés féminines nombreuses. Il renoua avec Montagu, qu'il avait connu quand ce dernier était membre du Trinity College, à Cambridge. Il rencontra John Locke. Celui-ci fait référence à Newton comme à « l'incomparable M. Newton. » Newton se chargea de l'instruction de Locke en mathématiques et en physique, tandis que Locke expliquait à Newton les théories et l’action politiques. Newton devait être un élève particulièrement doué, car Locke alla jusqu'à le consulter avant de présenter son premier rapport sur la refrappe à Montagu, en 1695.

Bien qu'il démentît les rumeurs qui commençaient à circuler à Cambridge sur son départ imminent, à la fin des années 1680 Newton était avide d’obtenir un poste dans le gouvernement. L'occasion se présenta enfin en mars 1696, quand Montagu l'informa que la position de Gardien de la Monnaie, à cinq cents ou six cents livres par an, « n'avait pas trop d’occupations pour exiger plus de temps de présence que vous n’en pourrez libérer. »45 En plus du salaire, le titulaire de la charge recevait un pourcentage sur chaque once d'or ou d'argent frappée par la Monnaie. La plupart des Gardiens de la Monnaie avant Newton avaient effectivement regardé leur charge sous l’angle décrit par Montagu.

Quatre jours plus tard, Newton rompait brutalement avec ses études et ses expériences, emballait ses affaires de Cambridge et déménageait à Londres. Le 2 mai, il commençait à travailler à la Tour, où se trouvait la Monnaie depuis 1300. En un instant, il avait mis un terme à sa carrière de savant introverti, secret et mystérieux – le Dernier des Magiciens –, pour se transformer en le premier des cerveaux politiques. La rupture est déjà assez stupéfiante en elle-même, mais encore plus étrange apparaît le choix de sa nouvelle carrière : imaginez Albert Einstein quittant Princeton pour devenir numéro deux au Bureau des Impressions et Gravures à Washington – ou bien Sous-secrétaire d'État au Trésor.

Quand Newton prit ses responsabilités à la Monnaie, le Maître – c’est-à-dire le chef – de cette administration était, à ce moment-là, Thomas Neale, un homme paresseux, ayant un fort penchant pour la boisson. C'est peu dire que Neale et le staff de la Monnaie n'avaient pas idée de qui leur tombait dessus avec l’arrivée de Newton. Montagu lui-même ne pouvait se figurer à quel point le savant théoricien allait se révéler un administrateur motivé, habile, énergique et pointilleux, qui ne se consacrerait pas à plein temps à sa nouvelle tâche mais bien au-delà d’un plein temps.

Pendant les premières semaines à son nouveau travail, Newton logeait dans une petite pièce humide, juste à côté du vacarme des presses actionnées par trois cents ouvriers et des douzaines de chevaux (rappelez-vous les £700 pour se débarrasser du crottin). Six jours par semaine, il était à poste dès quatre heures du matin, à l’heure où le travail débutait, et il était encore là quand l'équipe de nuit venait prendre la relève. Il étudia en grand détail l'ensemble du processus et mit en œuvre de nombreuses améliorations pour accélérer la production des pièces. Plus tard, il s'acheta une maison agréable dans Londres et commença à vivre comme un gentleman, mais son féroce attachement à son travail à la Monnaie ne déclina jamais.

Malgré ses journées de seize heures, Newton trouvait encore le temps de faire sa propre éducation en économie. Il passait autant de temps qu'il lui était possible avec des gens comme Locke, Montagu et Lowndes, et lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Puis il commença à écrire – immensément – sur l'histoire économique, le commerce, et les systèmes de devises. Comme il n’avait pas de machine à photocopier, il employait des jeunes gens pour dupliquer tout ce qu'il écrivait. En même temps, il manoeuvrait pour débarquer Neale et devenir le Maître de la Monnaie. Il se mettait autant en vue qu’il lui était possible, se querellait avec les sous-traitants du gouvernement sur les prix qu'ils faisaient payer à la Monnaie, puis entrait en conflit vigoureux avec le Gouverneur de la Tour où se trouvait la Monnaie. Il était infatigable pour surmonter l'inertie bureaucratique (un principe physique central de ses travaux scientifiques...) et allait jusqu'à utiliser des agents secrets dans tout le royaume pour dénicher les malfaiteurs qui continuaient à rogner les pièces de monnaie. Cet homme, qui avait été à une époque un puritain introverti, commença à fréquenter en ville les débits de boisson les plus sordides pour arranger des réunions secrètes avec des indicateurs qui travaillaient dans les bordels et dans les bouges. Il conduisait lui-même les interrogatoires et assistait aux pendaisons, conservant un compte rendu complet sur tout.

La mort de Thomas Neale, en décembre 1699, permit enfin à Newton d’accéder à la charge qu'il convoitait depuis si longtemps. Il devint Maître de la Monnaie.

 

*  *  *

 

Il nous faut retourner un instant sur nos pas. Pendant la Grande Refrappe de 1695-1696, le gouvernement tenta de faire baisser le prix excessif de la guinée en refusant le paiement des impôts avec des guinées valorisées à un prix supérieur à 22 schillings. Néanmoins, à 22 schillings, il était encore profitable d'importer de l'or pour être transformé en guinées, de les échanger contre des pièces en argent, de fondre l'argent en lingots et de les exporter en Orient. Comme les pièces, en Angleterre, pour les besoins courants étaient en argent, et que l'argent métal était l'étalon servant à définir la livre sterling, ce système ne pouvait pas durer indéfiniment. La différence de rapports de valeur entre les deux métaux, selon qu'ils étaient sous forme de pièces de monnaie anglaises ou bien sous forme de lingots, était intenable.

Quelque chose devait céder. Et il ne faisait aucun doute que c'était le prix de l'or qui allait devoir baisser. Ainsi que le déclarait un Rapport spécial du Conseil pour le Commerce, du 22 septembre 1698 : « Car il serait impossible que plus d'un seul Métal fût la vraie Mesure du Commerce ; et le monde, par Commodité et Consentement mutuel, a décrété que cette Mesure serait l'Argent ; l'Or, de même que les autres Métaux, sera seulement considéré comme une Matière première... dont la valeur sera toujours sujette à des fluctuations. »46

En février 1699, le Trésor réduisit encore le prix qu'il accepterait pour les guinées à 21s 6d (21 schillings et six pence), espérant ainsi mettre fin au processus.* Les importations d'or déclinèrent tout d'abord légèrement, mais ensuite un chiffre record de £1,5 million d'importations entra de nouveau en Angleterre, en 1701, et l'argent métal continuait de fuir vers l'Asie. En qualité de Maître de la Monnaie, Newton publia deux rapports sur le problème, en 1701 et en 1702, qui attiraient tous les deux l'attention sur le fait qu'aux taux de changes en vigueur le poids d'or d'une guinée valait 9 à 12 pence (un schilling complet) de plus que dans les autres pays d'Europe. Il recommandait fermement de réduire la guinée à 21 schillings. La reprise des hostilités avec la France (maintenant pour la guerre de Succession d’Espagne) mit temporairement fin aux importations d'or. Et des changements dans la monnaie devinrent inutiles jusqu'à la signature du Traité d'Utrecht en 1713. Le flot des importations d'or reprit alors de plus belle. Durant les trois années suivantes, plus de £4 millions entrèrent. Quand, en 1717, la Compagnie des Indes Orientales exporta 3 millions d'onces d'argent, les autorités placèrent de nouveau leurs espoirs dans la sagesse de Sir Isaac Newton.

Le document rédigé par Newton, « Présentation aux Très Honorables Lords en Charge des Revenus de Sa Majesté », est resté célèbre dans l'histoire monétaire. Sa lecture en est fastidieuse. Ce n'est essentiellement rien de plus qu'une longue suite de calculs arithmétiques présentant les différents poids d'or et d'argent dans plusieurs pays. L'intellect d'un grand savant était-il nécessaire pour cette tâche ? Néanmoins, depuis qu’il les a écrites, les phrases et les recommandations avec lesquelles Newton achève son essai sont restées gravées dans l'histoire.

Pour apprécier la tonalité littéraire de la « Présentation », voici les premières phrases du document :

 

Je présente humblement, qu'une livre poids troy d'or, 11 onces fines et 1 once d'alliage, correspond à 44 guinées et demi, et une livre poids d'argent, 11 onces 2 penny poids fins et 18 penny poids d'alliage, correspond à 62 shillings ; d'après ce rapport, une livre poids d'or fin vaut 15 livres poids 6 onces 17 penny poids et 5 grains d'argent fin, mettant une guinée à 1l. 1s. 6d. en argent monnaie.47

 

Puis Newton fait le même genre de calculs avec les pistoles espagnoles, les louis d'or français et les ducats hollandais et hongrois. Il se penche ensuite sur la situation en Italie, en Allemagne, en Pologne, au Danemark, en Suède, en Chine et au Japon. Il confirme que la demande d'argent à l'export « a élevé le prix de l'argent exportable de l'ordre de 2d. à 3d. au-dessus de la valeur nominale des pièces d’argent, et a ainsi créé une tentation d'exporter ou bien de fondre les pièces d'argent plutôt que de donner 2d. ou 3d. de plus pour l'argent étranger. »48

Newton termine son argumentaire en observant qu' « il est de la plus grande urgence d'enlever 10d. à 12d. à la guinée de telle sorte que l'or soit dans la même proportion avec l'argent monnaie en Angleterre qu'il l'est dans le commerce et les échanges en Europe. »49 Mettant en application les conseils de Newton, un édit du Trésor du 22 décembre 1717 interdit à quiconque de payer ou de recevoir des pièces d'or d'une guinée pour une autre valeur qu'exactement 21 schillings. Mais cela ne conduisit pas au résultat escompté. Sur deux points Newton se trompait.

D'une part, il s'avéra que 21 schillings pour la guinée était encore une valeur trop élevée. Contrairement aux prédictions de Newton, les importations d'or et les exportations d'argent, bien qu'à un rythme plus réduit, persistèrent. En fait, après l’interdiction par le Trésor, en 1717, le trafic se poursuivit encore pendant 30 ans, époque à laquelle les pièces de monnaie en argent avaient disparu de la circulation.

D'autre part, Newton pensait que la loi de l'offre de la demande résoudrait en douceur la question et que le problème disparaîtrait de lui-même avec le temps. L'apport continu d'or, pensait-il, ferait baisser le prix de la guinée exprimé en schillings d'argent. « Si nous laissons les choses évoluer librement, écrivait-il, jusqu'à ce que l'argent monnaie devienne relativement plus rare, la valeur de l'or diminuera d'elle-même... Aussi, la question devient-elle : l'or doit-il être abaissé par le Gouvernement ou bien doit-on plutôt attendre qu'il baisse de lui-même par le jeu de la demande de monnaie argent ? »50

 

*  *  *

 

Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. Sur un plan plus fondamental que simplement attendre un réajustement des prix par le libre jeu de la loi de l'offre et de la demande, les prédictions de Newton étaient erronées. Il avait raison de penser que la valeur de l'or finirait par baisser par rapport à celle de l'argent. Mais, comme beaucoup d'économistes après lui, il s'égarait quand il pensait que l'avenir ressemblerait simplement au passé. L'Économie est manifestement beaucoup plus difficile que la Physique, même pour un génie de la stature de Newton.

La suite surprit. Le prix de l'or ne baissa pas « de lui-même ». En fait, il ne baissa pas du tout. La guinée se maintint à 21 schillings, et ce sont les pièces argent qui commencèrent à s'échanger au-dessus de leur valeur faciale. Certes, l'or perdit en valeur relative par rapport à l'argent, mais cet ajustement s'accomplit par une augmentation du prix de l'argent et non pas par une baisse du prix de l'or. Bien que le résultat fut de toute façon le même, les marchés avaient par eux-mêmes, sans aucune Loi, ou Ordre du Conseil, ou Délibération, silencieusement mais de manière décisive établi l'or à la place de l'argent comme étalon de mesure de la livre.

Comme souvent, les marchés étaient très en avance sur les responsables politiques. En 1730, John Conduitt, le successeur de Newton à la Monnaie, récitait encore la vieille rengaine selon laquelle « l'or n'est qu'une matière première, dont le prix fluctue au gré des circonstances. Un once d'argent fin est, a toujours été et doit rester toujours l'étalon établi et invariable de mesure entre les nations »51 (italiques rajoutées). La réalité, cependant, depuis 1717, avait nettement et fermement évolué dans la direction opposée. Pendant plus de deux cents ans, en Grande-Bretagne, le prix d'une once troy d'or à 11/12e se maintiendrait à £3 17s 10½d, alors que le prix de l'argent serait soumis à de violentes fluctuations.* Jusqu'à la dévaluation officielle de la livre, pendant la terrible crise de 1931, £3 17s 10½d devint une sorte de chiffre magique, un totem, qui gouverna la politique monétaire anglaise pendant plus de deux siècles.

La première conséquence inattendue de la mise en application des recommandations de Newton fut que la guinée devint immédiatement très populaire. Son élégance et son poids stable étaient en tel contraste avec l’aspect misérable des pièces d'argent qui avaient circulé jusqu'à la Grande Refrappe que les gens préféraient recevoir des guinées chaque fois que c’était possible. Les banquiers les gardaient en réserve, les collecteurs des impôts les acceptaient volontiers, afin d’éviter les disputes sur la valeur des pièces d'argent usées, et l'activité économique avait pris suffisamment d’importance en Angleterre, à cette époque, pour que de la monnaie divisionnaire d'une valeur aussi élevée qu'une guinée cesse d'être seulement une curiosité malcommode et devienne utile au commerce.

De l'accession d'Élisabeth 1re au trône, en 1558, jusqu'à la fondation de la Banque d'Angleterre, en 1694, pendant une période de 136 ans, la Monnaie n'avait émis que £15 millions de pièces d'or, dont la moitié était des guinées introduites après 1663. Pendant les quarante-cinq années suivantes, de 1695 à 1740, la Monnaie produisit £17 millions de pièces d'or. En ce qui concerne l'argent, c’est exactement l’inverse qui se déroula : £20 millions de pièces furent produites pendant la première période, et seulement £1 million pendant la deuxième période.52

 

*  *  *

 

Isaac Newton est l'anti-héros de ce chapitre de notre histoire. Indépendamment de ses remarquables accomplissements scientifiques, il mérite le statut de héros comme premier haut fonctionnaire de l'histoire assez audacieux pour employer la loi de l'offre et de la demande pour faire des prévisions économiques afin d'élaborer un plan d'action politique. Il est l'anti-héros, cependant, car, ce faisant, il inaugura aussi une tradition qui reviendra régulièrement dans les chapitres à venir de cette histoire : les prévisions économiques, par les responsables politiques, qui s'avèrent totalement fausses ! Newton eut beaucoup plus de réussite en prédisant la trajectoire d'une pomme qu’en prédisant celle du prix de l'or.

La vraie héroïne de ce chapitre, la guinée, connut une fin singulière. Descendante directe du statère de Crésus, du bezant de Constantin, du ducat de Venise, du génois et du florin, la guinée resta la pièce d'or de référence en Angleterre, pendant une centaine d'années après les événements qu’on vient de lire. En 1821, sous le règne du roi George IV, elle fut officiellement remplacée par le souverain, d’une valeur d’une livre (soit 20 shillings), au lieu du ratio malcommode de 21 schillings de la guinée.

La guinée continua alors son existence non plus comme pièce de monnaie mais comme dénomination, et devint une unité de compte un peu excentrique. C’était chic d’exprimer les prix en guinée, cette monnaie qui rappelait le glorieux passé. Les médecins de la rue Harley fixaient leurs honoraires en guinée ; les articles de joaillerie et les vêtements de luxe étaient étiquetés en guinée. Mais ça n'avait plus grand sens d’utiliser encore une unité de compte égale à 21 schillings quand la Grande-Bretagne décida, en 1969, d'abandonner ses schillings et ses pence historiques pour le système métrique et de rejoindre le reste du monde. La guinée, finalement, s'évanouit, ne restant plus qu'un souvenir romantique, ou bien, à Noël, un cadeau précieux à leurs petits-enfants de la part de grands-parents gagas qui avaient conservé quelques unes de ces si belles pièces frappées du petit éléphant.

Le processus enclenché par la guinée allait durer longtemps. À partir du moment où les marchés en Grande-Bretagne, en 1717, établirent la suprématie de l'étalon or les Anglais ne regardèrent plus jamais en arrière. Durant les deux cents années qui suivirent, la plupart des autres pays du monde leur emboîtèrent le pas, même si ce ne fut pas toujours de leur plein gré. L'argent ne perdit jamais complètement son charme, et l'or ne remplit pas toujours sa tâche aisément. Le chapitre suivant raconte l'une des plus grosses turbulences que traversèrent les Anglais en essayant de gérer leur monnaie avec l'or comme étalon.

 

 

Notes du chapitre 12 : La grande refrappe et le dernier des magiciens

 

1.      Jacob, 1831, p. 322.

2.      Challis, 1992, p. 16.

3.      Davies, 1995, p. 241.

4.      Pour une description détaillée des méthodes longues et élaborées qu’employaient les monnayeurs, voir Challis, pp. 305-307.

5.      Ibid., Table 34, pp. 309-311.

6.      Ibid., p. 302.

7.      Davies, 1995, p. 241-242.

8.      Ibid., p. 242. Voir aussi Quinn, 1996, p. 480.

9.      Challis, 1992, p. 362.

10.  Feaveryear, 1963, pp. 89-90.

11.  Voir Davies, 1995, pp. 241-243.

12.  Feaveryear, 1963, p. 111.

13.  Li, 1963, p. 56, citant le manuscrit de Haynes, Bref Mémoire Relatif aux Pièces d’Argent et d’Or en Angleterre, écrit entre 1700 et 1702. Ce travail est la source d’une grande partie de nos informations sur la frappe monétaire à cette époque.

14.  Challis, 1992, p. 380.

15.  Feaveryear, 1963, p. 120.

16.  Supple, 1959, citant l’observateur de l’époque, Edward Misselden.

17.  Li, 1963, p. 58.

18.  Feaveryear, 1963, p. 115.

19.  Kindleberger, 1993, p. 190 ;

20.  Ibid., pp. 191-192.

21.  Feaveryear, 1963, pp. 119-121.

22.  Ibid., p. 121.

23.  Ibid., pp. 122-123.

24.  Li, 1963, p. 98.

25.  Ibid., p. 64.

26.  Ibid., pp. 104-105.

27.  Cité par Haynes dans son Mémoire ; voir Li, 1963, p. 89.

28.  Ibid., p. 92.

29.  Ibid., p. 170.

30.  Feaveryear, 1963, pp. 123-124.

31.  Li, 1963, p. 114.

32.  Ibid., pp. 114-115.

33.  Challis, 1992, Table 55, p. 384.

34.  White, 1977, p. 260.

35.  Feaveryear, 1963, p. 129.

36.  Challis, 1992, p. 387.

37.  Feaveryear, 1963, p. 130.

38.  Li, 1963, p. 138.

39.  Feaveryear, 1963, p. 136.

40.  White, 1977, p. 3.

41.  Sauf indication contraire, tous les éléments biographiques sur Newton proviennent de White, 1977.

42.  Ibid., p. 52.

43.  Ibid., p. 227.

44.  Ibid., p. 227.

45.  Ibid., p. 253.

46.  Li, 1963, p. 127.

47.  McCulloch, 1856, p. 274.

48.  Ibid., p. 277.

49.  Ibid., p. 277.

50.  Ibid., pp. 278-279.

51.  Green, 1993, p. 19.

52.  Li, 1963, p. 161.



* Le Commonwealth anglais était le gouvernement d’Oliver Cromwell, qui dirigea l’Angleterre après l’exécution de Charles 1er à Whitehall, le 30 janvier 1649. En 1660, la monarchie fut restaurée et Charles II, fils de Charles 1er, monta sur le trône.

* L’administration anglaise des Finances.

** La Compagnie Hollandaise des Indes Orientales (The Dutch East India Company), qui a été fondée en 1602, est la première compagnie par action établie sur une base permanente. Par la suite, durant la première moitié du XIXe siècle, les entreprises bancaires commerciales à responsabilité limitée se développèrent beaucoup plus rapidement aux États-Unis qu'en Angleterre.

* Voir Bernstein (1996), Chapitre 5, pour une discussion approfondie des développements économiques et financiers en Angleterre au XVIIe siècle, y compris l'établissement des assurances Lloyd's.

* La discussion qui suit est nécessairement abrégée. Une grande partie de la controverse portait sur quoi faire avec le prix officiel de l'argent. Elle est largement omise ci-dessous. Pour un récit vivant et bien informé sur les débats et les décisions en la matière, voir Li (1963), pp. 83-107.

* Les implications de ces questions sont complexes et touchent aux fondements de ce que nous entendons par monnaie et par étalon. Pour une discussion complète des différents points de vue sur la question, voir les passages dans Li (1963) déjà mentionnés, pp. 83-107.

** Les Anglais continuent de faire référence à la Première Guerre mondiale comme à la Grande Guerre.

* À partir de travaux achevés pour l’essentiel vingt ans plus tôt. (NdT)

* J'utiliserai, désormais, la convention anglaise pour représenter les prix, avec s pour les schillings et d pour les pence. (Voir le Chapitre 3 pour l’origine de ces notations.)

* La valeur de £3 17s 10 1/2d était le résultat du calcul à partir de 129,44 grains d'or à 11/12e contenus dans une guinée, qui elle-même valait 21 schillings.