Warren Buffett : deux milliards de dollars et il donne l'impression que c'est toujours aussi facile.
Article écrit en 1988 par "Adam Smith" (pseudonyme de George J.W. Goodman).
Question : Peut-il y avoir un nouveau krach ?
Réponse : Tout peut arriver. Mais cela ne doit pas préoccuper l'investisseur. Dans la mesure où des instruments financiers ridicules peuvent entraîner des
prix ridicules, il peut surtout en tirer avantage.
Les pèlerins sont arrivés à Canterbury, seulement Canterbury c'est Omaha dans
le Nebraska. Ce sont les actionnaires - ils sont aux environs de cinq cents - de
Berkshire Hathaway, la holding dirigée par Warren Buffett. Ils auraient pu aussi
bien jeter leurs droits de vote au panier, comme le font les actionnaires de la
plupart des corporations, surtout si l'on sait que Buffett et sa femme possèdent
42 % du capital. Mais les actionnaires sont venus accomplir un rite tribal. Ils
ont lu le rapport annuel, un document recherché de Londres jusqu'à Sydney - pas
d'image, des chiffres excellents, et l'essai annuel de Buffett. Ils sont
rassemblés sur les marches du Joslyn Art Museum, chacun demandant à l'autre d'où
il vient et depuis combien de temps il détient des actions. Puis ils pénètrent peu
à peu dans l'auditorium. Ils sont tous heureux.
L'assemblée générale en elle-même ne dure que sept minutes. Des directeurs
sont nommés, des règles sont appliquées, le rapport est approuvé. Ensuite un
microphone circule parmi les actionnaires. Certains posent des questions
détaillées sur les investissements de Berkshire. Berkshire a mis $700 millions
dans Salomon Brothers, la banque d'investissement. Mais Wall Street n'est-il pas
risqué et Salomon en particulier ne traverse-t-elle pas une période turbulente ?
Buffett dit qu'il pense que Salomon ira très bien. De toute façon
l'investissement de Berkshire est protégé car ce sont des préférentielles
convertibles. D'autres demandent quelles sont les perspectives en matière d'inflation,
de déflation, et quelles peuvent être les conséquences d'un marché boursier
où les échanges sont déclenchés et effectués directement par des ordinateurs. Buffett dit qu'il n'est pas
assez intelligent pour savoir où le yen, le deutsche mark ou les taux d'intérêt
iront, mais l'inflation est un pari sur la faillibilité des hommes et des
gouvernements.
Nous participons à l'audience annuelle avec le président, et Buffett répond
aux questions avec aisance et humour. Puis les actionnaires montent à bord d'un
bus pour aller visiter le Nebraska Furniture Mart, que Berkshire a acheté en
1983. Buffett connaissait les ventes par mètre carré au début des années 70. (Je
le raconte dans mon livre Supermoney.) Mme Rose Blumkin a démarré son
magasin il y a 50 ans avec $500. Aujourd'hui c'est le plus grand de sa
catégorie. à 94 ans, Mme Blumkin travaille encore sept jours par semaine,
patrouillant dans son magasin sur une petite voiture électrique, et elle
explique qu'elle adore ça. C'est le genre d'investissement qu'aime Buffett.
Tandis que les actionnaires se disent au revoir dans le hall du Red Lion
Hotel, une question implicite reste en suspens : Peut-il encore le faire ?
Peut-il continuer ? Peut-il aller encore plus loin ? Mais la réponse n'a presque
pas d'importance. Aucun d'entre eux ne vendrait une seule action. Posséder une
action de Berkshire c'est être membre d'une élite d'initiés.
En 1965, une action de Berkshire valait $12. Aujourd'hui [en 1988] elle vaut
$3 900. [Et en septembre 2006, elle vaut $94 000.] Depuis 1974, quand l'action
était encore en dessous de $50, sa valeur a été multipliée par presque 100. Ceux
qui avaient investi dix mille dollars dans le premier partnership de Buffett en 1956
- et seuls quelques habitants de Omaha l'ont fait - possèdent maintenant un
capital dont la valeur se situe aux alentours de $15 millions.
Quand j'ai rencontré Warren Buffett pour la première fois, il y a une
vingtaine d'années, ce n'était pas un personnage célèbre dans le monde des
affaires, et je n'imaginais pas qu'il le deviendrait un jour. Dans des
cercles restreints on savait que c'était un bon " value investor " qui avait un
petit fonds d'investissement. Il avait un sens de l'humour ravageur, une
intelligence extrêmement aiguë, et un don pour la métaphore - une sorte de J.P. Morgan
qui serait vêtu comme Will Rogers. Et, bien sûr, j'étais frappé par le fait
qu'alors que la plupart des acteurs de Wall Street s'échangeaient frénétiquement
leurs titres et leurs histoires minute par minute, Buffett exécutait toutes ses
opérations depuis Omaha, sans Quotron, ni téléscripteur ou ordinateur. Il ne
ménageait pas sa peine pour faire ses recherches, et il les conduisait avec
entêtement. Après le scandale de l'huile de salade à American Express dans les
années 60, il est allé s'asseoir derrière la caisse à Ross's Steak House,
comptant les reçus de cartes American Express pour voir si cette société avait
été affectée. (Ce n’était pas le cas, et le cours de l'action remonta.) De temps
à autre, comme tout bon instructeur, il m'envoyait un paquet d'informations pour
voir si je serais capable d'y trouver les pépites. Pourquoi les obligations de
l'Indiana Turnpike devraient-elles se vendre moins cher que celles de l'Illinois
Turnpike ? (L'Indiana Turnpike avait plus d'argent qu'il ne semblait -
les chaussées étaient entrenues au-delà du nécessaire - et le cours des
obligations monta.)
Aujourd'hui Buffett vit toujours à Omaha dans la même maison qu'il a achetée il
y a des années pour $32 000. C'est l'investisseur le plus connu de sa
génération, dont l'actif se monte à près de 2 milliards de dollars, entièrement
gagné grâce à des investissements boursiers lents et posés. Mais les entreprises
dans lesquelles Buffett investit ne sont plus des usines textiles en
Nouvelle-Angleterre comme Berkshire Hathaway. (L'usine textile d'origine a été
vendue en 1985, cependant la holdings de Buffett a conservé le nom.) Son
investissement dans Salomon Brothers a aidé cette banque d'investissement de
premier plan à repousser une tentative hostile de prise de contrôle. Son
investissement dans Capital Cities Broadcasting a permis à ce dernier d'acquérir
la chaîne de télévision ABC. Il a été pendant des années membre du conseil
d'administration du Washington Post, et il a fait la couverture de plusieurs news
magazines de business.
Ce n'est pas un hasard si Buffett reste à Omaha, s'il ne parle jamais aux
analystes financiers, s'il n'a jamais fait de partage (stock split) de l'action de
Berkshire pour la rendre plus facile à acheter. Pour lui, les actionnaires sont
importants. Ils sont rationnels et patients. Il y a quelques années, avec l'une de ses métaphores
il m'a expliqué l'importance de
travailler à son propre rythme.
" Dans le business des valeurs boursières, m'a-t-il dit, vous avez la batte dans un jeu
[de base-ball] où il ne vous est pas demandé de réussir tout de suite.
Ils peuvent lancer General Motors à 40, vous n'avez pas besoin de taper. Ils
peuvent lancer IBM à 20, vous n'avez pas besoin de taper. Eux doivent
continuer à vous lancer des balles mais vous n'avez toujours pas besoin de
frapper. Alors si vous êtes patient, les chances sont de votre côté. Vous pouvez
attendre jusqu'à ce que vous en receviez une que vous pourrez envoyer où vous
voudrez. "
" Vous pouvez ne pas frapper pendant six mois, lui dis-je. "
Il me dit : " Vous pouvez ne pas frapper pendant deux ans. Si vous avez des
actionnaires impatients, ils vont vous crier " mais frappe, idiot ". "
" La plupart des investisseurs institutionnels ne sont pas aussi patients. Vous
ne pouvez alors que travailler pour vous-même. N'est-ce pas rébarbatif, de
garder sa batte sur l'épaule pendant deux ans ? "
" Ça peut l'être, et de fait l'ennui limite les capacités de beaucoup de
managers de fonds d'investissement. "
Buffett dit qu'il a toujours suivi les principes de Ben Graham, l'auteur
[avec David Dodd] du
manuel classique Security Analysis. En fait, c'est Ben qui m'a présenté
Warren. Le manuel de Graham a été publié pour la première fois en 1934. Il était
déjà à la retraite quand je l'ai rencontré, il se consacrait alors à la
traduction de textes classiques latins et grecs. Medio tutissimus ibis,
me dit-il, quand je lui demandai conseil. La sagesse se trouve dans le juste
milieu, la maxime d'Apollon à Phaéton. Graham prêchait que la première
règle de l'investisseur était de ne pas perdre. évident, n'est-ce pas ? Vous ne
deviez investir que si vous trouviez un investissement à vendre pour un prix
inférieur à ce qu'un acheteur rationnel aurait payé, avec une solide marge de
sécurité. D'après Graham, suivre le marché est comme avoir un partenaire
maniaco-dépressif. Parfois M. Marché a la tête qui lui tourne tellement qu'il
perd tout sens des réalités et qu'il offrira des sommes délirantes pour vos
actions dans une entreprise. Quand M. Marché est atteint d'une telle folie, vous
lui vendez. Parfois M. Marché est saisi d'un profond désespoir, il ne
voit plus de fin à ses problèmes, et il vous offrira ses actions dans une
entreprise avec un discount absurde. Alors vous les lui achetez. Entre les deux,
vous gardez votre batte sur l'épaule. Cela paraît trop simple pour être vrai.
" Eh bien, cela paraît aussi trop simple de dire que si vous mangez moins et
plus équilibré vous perdrez du poids, explique Buffett. Voilà pourquoi on peut chaque
année acheter des nouveaux livres vantant des nouveaux régimes. "
Buffett a été refusé à la Harvard Business School. Il a étudié avec Benjamin Graham à
la Columbia University Business School, après avoir obtenu son diplôme de
graduate de l'Université du Nebraska. Il chercha Graham parce que, dit-il,
le lire fut pour lui comme une révélation.
Les économistes académiques ont écrit que personne ne peut battre le marché de
manière régulière, car le marché est " efficient " ; toute l'information est
déjà contenue dans les prix. Mais la performance de Buffett infirme cette
théorie.
" Pas seulement ma performance, dit-il. Tous les gens que je connais et qui s'en
tiennent strictement aux principes de Graham font mieux que le marché. "
Buffett a rajouté ses propres vues aux conceptions de Graham. Graham
était fondamentalement un statisticien [comme on appelait à l'époque les
analystes financiers] ; il regardait les chiffres et achetait
les actifs quand leur prix était en dessous de leur valeur, car il était
confiant que le marché un jour ou l'autre reconnaîtrait cette valeur. Les actifs pouvaient
être des bâtiments, des machines, ou d'autres choses tangibles. Buffett, lui,
aime aussi la puissance des franchises, quelque chose de plus intangible.
" Évaluer une entreprise est en partie un art et en partie une science, dit-il.
Logiquement une entreprise vaut sa valeur présente, quelle que soit la quantité
de cash qu'elle distribuera entre maintenant et le Jugement Dernier. [Buffett
parle d'investissements strictement financiers sans interférence avec les autres
activités de l'investisseur. Cf. eBay qui a racheté Skype pour $2,6 milliards
alors que cette entreprise, qui n'avait que trois ans d'existence, avait un CA
de quelques dizaines de millions de dollars et n'avait fait que des pertes. En
l'occurrence eBay n'a pas acheté une technologie - avec $2,6 milliards on peut
la développer in-house ! - mais du temps.] Si vous possédez une compagnie de distribution des
eaux, vous devriez normalement être capable de vous figurer ses gains à venir de
manière assez précise. Si vous possédez un chantier naval, cela peut être plus
difficile. Je n'ai pas une grande expérience dans les chantiers navals, mais je
comprends très bien les compagnies de distribution des eaux, et elles sont
rarement très attrayantes. Entre les deux je trouve parfois des choses.
Je regarde des business où je pense que je sais grosso modo ce qui va leur
arriver. Si vous achetez une obligation à long terme du gouvernement américain,
et qu'il est écrit dessus que le coupon sera de 9 %, vous savez quel sera votre
revenu pour les 30 prochaines années. Maintenant quand vous achetez une
entreprise, vous achetez aussi quelque chose avec des sortes de coupons. Le seul
problème c'est que leur valeur n'est pas imprimée sur ce que vous achetez. C'est
mon travail de me figurer quels seront les coupons. "
" Et où est-ce que cela vous mène ? " Lui demandai-je.
" Vers des business dont je comprends les produits. Je veux dire : je comprends ce
qu'est une barre de chocolat Hershey, et j'ai une assez bonne idée de où Coca-Cola ou Pepsi
se trouveront dans cinq ans, mais je n'ai pas la moindre idée de où
sera une entreprise de haute technologie dans cinq ans. "
J'ai lu attentivement le rapport de Berkshire, et je n'ai pas vu la moindre action de Coca-Cola, de Pepsi ou de Hershey.
" Alors vous ne posséderez jamais d'IBM, lui dis-je. Mais vous n'avez pas non
plus de Hershey, de Coca-Cola ou de Pepsi. "
" Non, me dit Buffett, mais je garde un oeil sur elles. Dans certaines
circonstances il se peut que j'en acquière. Si je rentre dans une boutique pour
acheter une barre de chocolat, et qu'elle est à 50 cents et que c'est une barre
Hershey, je ne vais pas traverser la rue pour en chercher une à 45 cents... Je
ne fais pas les boutiques pour une barre de chocolat. C'est une franchise. Le
facteur limitant est moi-même. Si j'étais suffisamment intelligent, je pourrais
évaluer toutes les entreprises sur le Grand Tableau, mais je suis satisfait si
je pense que je peux en évaluer seulement 10 %. Vous n'avez pas besoin d'un
grand nombre de bonnes idées. Si je pouvais avoir une bonne idée par an, je pourrais
frapper avec ma
batte mieux que je ne l'ai fait récemment. "
" Avez-vous eu une bonne idée l'année dernière ? "
" Non. ça fait un moment que je n'ai pas eu de bonne idée. Je connais un grand
nombre de bonnes entreprises, simplement je ne connais pas de bonne entreprise
sous-évaluée. Vous devez attendre la conjonction des deux. "
" Vous arrive-t-il de faire une bonne affaire en achetant un business ordinaire
? " lui demandai-je.
" Oui, dit Buffett, mais ce n'est pas fréquent. Il arrive occasionnellement que
des business sensationnels soient donnés, mais il est plus
fréquent que des business qui ne sont pas sensationnels soient offert à des prix
qui devraient être réservés à ceux qui le sont. "
" Avez-vous un exemple ? "
" Bien sûr. Au milieu des années 70, l'action de la Washington Post Company se
vendait à un prix qui valorisait l'entreprise à 80 millions. Mais l'ensemble des
actifs - Newsweek, les chaînes de télévision, les journaux - valaient 400
millions. Personne n'aurait contesté la valeur de l'ensemble des actifs, mais
les gens se focalisaient sur le fait de savoir si le marché était orienté à la
hausse ou à la baisse, et si l'action allait monter ou descendre, au lieu de se
demander où serait le business dans cinq ans. " " Vous avez dit la même chose
pendant des années. Comment se fait-il que de tout le monde n'applique pas ces
principes ? "
" Cela demande de la patience. Les gens préfèrent acheter un ticket de loterie
pour la semaine prochaine que de s'enrichir lentement. Si votre analyse d'une
entreprise est correcte, ses actions s'occuperont d'elles-mêmes. La bourse est
fermée le samedi et le dimanche pourtant les entreprises continuent de
fonctionner. Si vous avez investi dans la bonne entreprise,
la bourse peut fermer pendant deux ans. "
Le rapport annuel de Buffett est rempli de son lot habituel d'aphorismes.
" Dans votre rapport annuel, lui dis-je, vous dites que si vous êtes dans un jeu
de poker et que dans la première demi-heure vous n'avez pas identifié qui est le
couillon, c'est que vous êtes le couillon. Comment cela s'applique-t-il aux
investissements ? "
" Si le marché perd 10 % et que cela vous alarme, cela veut dire que vous pensez
que le marché en sait plus que vous sur le business qui vous intéresse. Dans ce
cas, vous êtes le couillon. Si le marché perd 10 % et qu'alors vous voulez en acheter
encore plus, car le business vaut plus que ça, ce sont eux les couillons. "
Le rythme de pensée de Buffett ainsi que sa façon de penser sont très différents des
terminaux d'ordinateurs, plein de signaux qui clignotent, du monde de Wall
Street, et beaucoup plus calmes que la corbeille de la bourse d'échange de Chicago où les
offres sont hurlées pour les futures et les options sur les index - les nouveaux
instruments " synthétiques ". Il y a plusieurs années, Buffett a publié une
lettre adressée au représentant John Dingell, le président du Comité pour
l'énergie et le commerce, prévenant que les index sur les futures seraient
préjudiciables aux marchés des valeurs et au public.
" Nos marchés des capitaux fonctionnent très bien, expliquait Buffett. Ils ont
suffisamment de liquidité. Si vous et moi et dix autres personnes étions perdus
sur une île déserte, il y aurait probablement deux ou trois personnes qui
s'occuperaient de l'abri et des vêtements, quelques-unes s'occuperaient de
trouver la nourriture, et il y aurait peut-être un médecin. Je ne pense pas que
je sélectionnerais les trois plus intelligentes pour s'occuper, sur la plage,
d'échanger des index sur les futures de la production du reste d'entre nous. En
tout cas pas si l'on espérait pouvoir s'échapper un jour de cette île. "
Est-ce que Buffett, alors, est opposé à tout le développement récent des
instruments synthétiques informatisés ?
" Je ne crois pas beaucoup aux instruments synthétiques. Si les gens décident
qu'ils devraient posséder du General Motors pendant les cinq prochaines années,
ils peuvent en acheter. Plus on conçoit d'instruments, plus les acteurs doivent
être intelligents. Si vous construisez un grand casino et qu'il a tous les
attraits de faibles marges et d'échanges rapides et qu'il reçoit le sceau du
gouvernement, cela signifiera au public américain que ce n'est pas un mauvais
endroit. "
Est-ce que le krach de 1987 était une aberration, ou bien est-ce qu'il peut se
reproduire ?
" Tout peut arriver sur les marchés boursiers. Mais cela ne doit pas préoccuper
l'investisseur. Dans la mesure où des instruments financiers ridicules peuvent
causer des prix ridicules, il peut surtout en tirer profit. Le reste du temps,
il n'a qu'à les ignorer. Si je suis un fermier dans le comté de Washington, et
que la ferme à côté de la mienne est à vendre à un prix absurdement bas, je ne
dis pas : " c'est épouvantable. " Si j'ai l'argent, je l'achète ; sinon, je
regarde quelqu'un d'autre le faire. Je ne m'abonne pas à six lettres
confidentielles pour savoir ce qui va arriver à ma ferme. "
Il y a deux ans, Buffett a causé une sorte d'émoi quand il a révélé que bien qu'il
aimât ses trois enfants tendrement, il n'allait pas leur laisser d'argent à son
décès. Ce ne serait pas juste pour eux, dit-il, et ce ne serait pas juste pour la
société.
Buffett sourit. " J'entends les enfants des riches ou les riches eux-mêmes
parler de l'effet débilitant des bons alimentaires sur les mères qui reçoivent
de l'aide sociale. Ils disent que c'est terrible : vous leur donnez tous ces
bons alimentaires et ensuite ils restent inactifs, et donc le cycle recommence.
Mais bien sûr, quand un bébé naît dans une famille très riche dès qu'il a quitté
l'utérus il est assuré de recevoir ces bons alimentaires à vie. Et ils ont même
un responsable pour gérer cette aide sociale, seulement ça s'appelle le manager d'un trust et les bons alimentaires sont des petites actions
et des obligations. Et personne ne semble noter les effets débilitants de cette
forme particulière de bons alimentaires garantis à vie. Je pense, en général,
que, si je veux devenir un sprinter, je serai un meilleur sprinter dans la vie
si j'accepte de courir contre n'importe qui en quittant les starting-blocks sur
la même ligne que si je dis je suis le fils de Jesse Owens et je démarre, moi, à
la ligne des 50 mètres. "
J'ai demandé à Buffett ce qu'en pensaient ses enfants.
" Je crois qu'ils trouvent cela très bien, dit-il. Je ne suis pas aussi
draconien que j'en ai l'air. Presque, mais pas tout à fait. Je pense que les
enfants doivent avoir suffisamment d'argent pour être capables de faire ce
qu'ils ont envie de faire, d'étudier pour s'y préparer, mais pas suffisamment
d'argent pour pouvoir ne rien faire. "
Susan, la fille de Buffett, était à la réunion de Berkshire, avec le dernier né
des
petit-fils de Buffett, Michael, âgé de deux mois. Je lui ai demandé comment
c'était de grandir avec un père comme Warren.
" Eh bien, c'est un type très bien, dit-elle, et nous avons grandi de manière
tout à fait normale. Nous n'avons pas eu de voiture à 16 ans, ou des trucs
comme ça. Pendant des années je n'ai même pas su exactement ce qu'il faisait.
Quand ils me demandaient à l'école, je répondais qu'il était un security
analyst, et ils pensaient qu'il contrôlait des systèmes d'alarme. Il ne
prête aucune attention à ses vêtements, vit toujours dans la même maison, et
passe son temps à lire. "
" Il compare l'argent laissé aux enfants à de l'assistance, " lui dis-je.
" Je sais, dit Susan. Cela peut avoir un effet débilitant et ça arrive à des tas
de gens, particulièrement recevoir trop d'argent quand on est jeune. " Susan médita
quelques secondes avec mélancolie. " Je pense que je suis maintenant
suffisamment âgée pour que cela ne soit plus débilitant, " dit-elle.
" Vos parents ont plus d'un milliard de dollars, et vous n'en avez pas la
moindre part. Une petite fraction n'aiderait-elle pas à réparer à la cuisine ? "
lui demandai-je. Elle éclata de rire.
" Parfois je dois à la vérité de dire que ce serait bien agréable. Mais je le comprends et ce
qu'il dit et fait est raisonnable. "
Même si Susan était parfaitement charmante, je n'ai pas eu l'impression qu'elle
était totalement convaincue. Quoiqu'il en soit, je pense que la cuisine pourra un jour
être réparée. J'avais demandé à Warren ce qu'il ferait de son argent.
" À la fin, plus de 99 % retournera à la société, à travers une fondation. Je
vais essayer de trouver les meilleures personnes dans le monde pour gérer la
fondation et ensuite je les laisserai faire des choses très intelligentes avec
l'argent. Fondamentalement, je dispose d'une grande quantité de créances sur la
société et ces créances peuvent retourner à la société. "
J'ai demandé à Buffett s'il était préoccupé par les déficits commerciaux et
les déficits budgétaires et tous les autres problèmes qui agitent la communauté
financière.
" Nous serions certainement plus heureux et notre taux de croissance serait
meilleur si nous pouvions résorber ces déficits, dit-il. Nous avons
acheté tous ces produits de consommation - ces voitures et ces magnétoscopes - à
des étrangers, et ils détiennent des créances sur nous, et ils peuvent
transformer ces créances en cash. Ainsi de temps à autre les Japonais achètent
une nouvelle tour de bureaux. Quand ils ont acheté le building de
la chaîne ABC à New York, les $175 millions qu'ils ont dépensé représentaient la
compensation d'une seule journée du déficit commercial. [En 2006, le déficit
commercial quotidien était de plus de $2 milliards.] Ainsi nous échangeons des
biens immobiliers contre des gadgets comme des magnétoscopes, mais il y a une
certaine justice en cela car à l'origine Peter Minuit a acquis Manhattan en
échange de verroterie. Cela a seulement pris 300 ans pour boucler la boucle. "
Alors comment va-t-on s'en tirer ?
" Soit nous ferons en sorte que les créances détenues par les étrangers perdent
une grande partie de leur valeur via une forte inflation, soit nous nous
mettrons à produire plus que nous consommons.
Je suis en faveur de la taxe sur l'essence car le pétrole est une ressource en
cours d'épuisement. Nous continuons à l'aspirer du sous-sol comme si nous avions
planté une paille dans un soda géant. Si nous ne réduisons pas tous ces
décalages, il y aura une réelle injustice intergénérationnelle. Nous consommons
plus que nous produisons, les étrangers détiennent des créances, et ils pourront
les présenter à la génération suivante. "
Mais pour l'instant, vous n'êtes pas pessimiste ?
" Notre pays est fabuleusement riche, et nous pouvons continuer à l'échanger
ainsi pendant longtemps. C'est une machine très puissante, qui peut encaisser
beaucoup de mauvais traitements. "
Il y a eu tellement de frénésie durant les "Trépidantes années 80" (référence
au livre de Goodman intitulé "The Roaring '80s"), tellement
d'argent bouillonnant dans les échanges, tellement de champagne et de gueule de
bois, tellement de souci de recevoir et de dépenser, que c'est apaisant
d'être avec un type plein d'optimisme comme Warren Buffett qui n'exhibe pas sa
richesse, et qui a été bien récompensé en faisant ce qu'il aimait faire.
" L'argent est un sous-produit de mon activité qui consiste à faire ce que
j'aime le mieux, dit Buffett. Si Ted Williams recevait le plus haut salaire du
base-ball et n'avait qu'un score de 22, il serait malheureux, et s'il recevait
le salaire le plus bas mais atteignait 400, il serait très heureux.
C'est le sentiment que j'éprouve vis-à-vis de mon travail.
Je choisis pour mes business des managers qui aiment ce qu'ils font et qui ne
sont pas en train de se construire un curriculum vitae ou font ça seulement pour
l'argent, ils sont mariés avec ce qu'ils font et ils continuent à le faire même
quand ils ont beaucoup d'argent. J'aimerais être comme Mme Blumkin dans sa
boutique. Chaque jour, quand je me rends au bureau, c'est comme
si je m'offrais une danse. "
Traduction
AC
Septembre 2006
Note 1 : par "franchise", Buffett entend : "une prime de prix due à la notoriété".
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