HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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III.1.11 : LEIBNIZ

[Contrairement aux autres philosophes abordés dans l'ouvrage, Russell est un grand spécialiste de Leibniz.]

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) est l'un des plus grands esprits de tous les temps, mais ce n'était pas un homme admirable. Il avait, il est vrai, les vertus qu'un employeur souhaite trouver dans une lettre de recommandation apportée par un candidat : il était travailleur, frugal, de caractère égal, et financièrement honnête. Mais il était dénué de toutes ces hautes valeurs philosophiques qui sont si notables chez Spinoza (1632-1677). Ses pensées les plus élevées n'étaient pas de nature à lui gagner la popularité, et il les laissa dans ses papiers non publiés sur sa table de travail. Ce qu'il publia était conçu pour gagner l'approbation des princes et des princesses.

C'est pourquoi il existe deux systèmes philosophiques que l'on peut considérer comme représentant Leibniz : l'un, qu'il proclama, était optimiste, orthodoxe, fantastique, et peu profond ; l'autre, qui a peu à peu été exhumé de ses manuscrits par des éditeurs relativement récents [écrit dans les années 1940], était profond, cohérent, largement inspiré de Spinoza, et étonnamment logique.

C'est le Leibniz populaire qui inventa la doctrine selon laquelle ceci est le meilleur des mondes (à laquelle F. H. Bradley rajouta le commentaire sardonique "et tout ce qui en fait partie est un mal nécessaire") ; c'est ce Leibniz que Voltaire caricatura en Docteur Pangloss. Ce serait commettre une erreur historique que d'ignorer ce Leibniz-là, mais l'autre a une beaucoup plus grande importance philosophique.

Leibniz peint par Christoph Bernhard Francke. Position de Leipzig en Allemagne (province de la Saxe)

Biographie

Leibniz est né deux ans avant la fin de la Guerre de Trente ans [c'est-à-dire le traité de Westphalie de 1648], à Leipzig, où son père était professeur de philosophie morale. A l'université il étudia le droit, et en 1666 il obtint le diplôme de Docteur à Altdorf, où on lui offrit un poste de professeur. Mais il refusa en disant qu'il avait "des choses très différentes en vue".

En 1667, il entra au service de l'archevêque de Mayence [province de Rhénanie-Palatinat], qui, comme tous les autres princes dont les territoires étaient situés dans la partie ouest de l'Allemagne, vivait dans la crainte de Louis XIV. Avec l'approbation de l'archevêque, Leibniz tenta de persuader le roi de France d'envahir l'Egypte plutôt que l'Allemagne, mais il lui fut poliment rappelé que depuis l'époque de Saint-Louis la guerre sainte contre l'infidèle était passée de mode. Son projet resta inconnu du public jusqu'à ce qu'il fût découvert par Napoléon quand il occupa le Hanovre en 1803, quatre ans après son expédition avortée en Egypte. En 1672, en lien avec ce plan, Leibniz se rendit à Paris, où il passa la plus grande partie des quatre années suivantes.

Ses contacts à Paris jouèrent un grand rôle dans son développement intellectuel, car Paris à cette époque-là était la ville la plus importante du monde pour ce qui était de l'avancement de la philosophie et des mathématiques. C'est là qu'en 1675-76 il inventa le calcul infinitésimal, ignorant le travail que Newton avait déjà fait sur le même sujet mais n'avait pas publié. Leibniz publia le premier son travail en 1684, suivi par Newton en 1687. Il s'ensuivit une dispute de priorité acerbe et regrettable qui ne fut à la gloire ni de l'un ni de l'autre.

[Newton alla beaucoup plus loin dans l'utilisation du calcul infinitésimal que Leibniz. Mais on utilise encore de nos jours les notations de Leibniz qui sont à la fois très intuitives mais ont quelques défauts majeurs : par exemple, dy/dx suggère qu'une dérivée est un ratio "d'infinitésimaux" ce qui est faux ou au minimum n'a pas de sens mathématique rigoureux ; et la notation ∫ f(x) dx pour l'intégrale de f invite à des manipulations sous le signe somme qui peuvent être hasardeuses entre des mains inexpertes.

Seule la grande maîtrise intuitive des concepts du calcul infinitésimal par les mathématiciens du XVIIIe siècle (au premier rang desquels Newton lui-même, les Bernoulli, Euler et Lagrange) leur permit de faire de grandes découvertes et de construire des théories très puissantes sur des bases branlantes.

Il fallut attendre Cauchy et Weierstrass au XIXe siècle pour donner des définitions indiscutables des concepts de base du calcul différentiel et intégral.

Par ailleurs il est resté un doute sur le fait que Leibniz aurait pu avoir eu accès aux travaux non publiés de Newton avant de développer sa propre théorie. Je ne connais pas l'état actuel de la polémique. Russell, qui est pourtant anglais, mais qui est aussi philosophe mathématicien, tranche en disant que Leibniz a réinventé entièrement par lui-même ce qu'avait déjà inventé Newton.]

Leibniz était un peu pingre avec l'argent. Quand une jeune fille à la cour de Hanovre se mariait, il avait pour habitude de lui donner ce qu'il appelait un "cadeau de mariage", qui consistait en quelques maximes utiles qui se terminaient par le conseil de ne pas abandonner la pratique de se laver maintenant qu'elle s'était trouvé un mari. L'histoire n'a pas retenu si les jeunes mariées étaient reconnaissantes.

Formation philosophique

En Allemagne Leibniz avait appris la philosophie néo-scolastique aristotélicienne, dont il retint quelque chose toute sa vie. Mais à Paris il entra en contact avec le cartésianisme et le matérialisme de Gassendi, qui tous deux l'influencèrent ; c'est à cette époque, expliqua-t-il, qu'il abandonna "les écoles triviales", voulant dire par là la scolastique. A Paris il rencontra Malebranche (1638-1715) et Arnauld (1612-1694) le janséniste.

La dernière influence importante sur sa philosophie fut celle de Spinoza, auquel il rendit visite en 1676. Il passa un mois ayant de fréquentes discussions avec lui, et il eut accès à une partie du manuscrit sur l'Ethique. Plus tard dans sa vie, Leibniz se joignit à ceux qui décriaient Spinoza, et il minimisa les contacts qu'il avait eu avec lui, disant qu'il ne l'avait rencontré qu'une seule fois, et que Spinoza lui avait raconté de bonnes anecdotes sur la politique.

Au service de la Maison de Hanovre (qui devint la famille régnante anglaise)

Son lien avec la Maison de Hanovre, au service de laquelle il demeura le restant de ses jours, commença en 1673. A partir de 1680, il fut leur bibliothécaire à Wolfenbüttel ; sa fonction officielle était d'écrire l'histoire de Brunswick. Il avait atteint l'année 1005, quand il mourut [en 1716]. Son travail d'historiographe ne fut publié qu'en 1843. Il consacra une partie de son temps sur un projet de réunion des Eglises, mais cela n'aboutit pas. Il voyagea en Italie à la recherche de preuves des liens entre les Ducs de Brunswick et la famille d'Este.

Mais en dépit de tous ces services qu'il rendit à la Maison de Hanovre, le Duc de Hanovre le laissa en Allemagne quand il alla en Angleterre pour devenir le roi George 1er. [C'était l'héritier le plus proche de la reine Anne qui ne soit pas catholique. Il fut ainsi intronisé roi d'Angleterre afin que les Stuart ne reviennent pas au pouvoir, lançant l'opposition "jacobite" à la monarchie hanovrienne. La France du Régent puis de Louis XV soutint parfois les jacobites et d'autres fois les Hanovre, jusqu'à la Guerre de Sept Ans qui marqua le déclin définitif de l'influence internationale française, jusqu'à Napoléon.]

La raison principale pour laquelle le Duc de Hanovre n'emmena pas Leibniz avec lui, était la violente querelle de Leibniz avec Newton, qui faisait qu'il n'était pas bienvenu en Angleterre. Cependant, la Princesse de Galles était, disait-il à tous ses correspondants, de son côté contre Newton.

Malgré la faveur de la Princesse de Galles, Leibniz mourut abandonné de tous. [Son corbillard ne fut suivi, ai-je lu quelque part, que par son valet.]

La philosophie de Leibniz

La philosophie populaire de Leibniz peut être trouvée dans la Monadologie et dans les "Principes de la nature et de la Grâce fondés en raison", l'un de ces deux ouvrages (lequel est incertain) ayant été écrit pour le Prince Eugène de Savoie, le collègue de Marlborough.

[Le Winston Churchill du XXe siècle descend de ce Marlborough. Churchill a consacré une importante biographie à son ancêtre, laquelle est unanimement considérée comme un remarquable travail d'histoire, aux grandes qualités littéraires aussi, sur les XVIIe et XVIIIe siècles anglais.]

La base de son optimisme théologique est présentée dans la Théodicée, qu'il écrivit pour la reine Charlotte de Prusse [noter qu'il y a plusieurs personnes répondant au nom de Charlotte de Prusse, celle dont parle R. est aussi connue sous le nom de Sophie-Charlotte de Hanovre (1668-1705)].

Je vais commencer par la philosophie de Leibniz qu'il expose dans ces différents écrits, puis je passerai aux travaux plus consistants qu'il laissa non publiés à sa mort.

Notion de substance(s)

Comme Descartes et Spinoza, Leibniz fonde sa philosophie sur la notion de substance, mais il se distingue radicalement d'eux en ce qui concerne la relation entre l'esprit et la matière, et le nombre de substances. Descartes autorisait trois substances, Dieu et l'esprit et la matière ; Spinoza n'en admettait qu'une, Dieu seul. Pour Descartes, l'extension [spatiale] est l'essence de la matière ; pour Spinoza, à la fois l'extension et la pensée sont des attributs de Dieu.

Leibniz pensait que l'extension ne peut pas être un attribut d'une substance.

[On se rappelle la merveilleuse observation de Leibniz "l'espace est simplement une façon de décrire des relations".]

Monades de Leibniz

La raison donnée par Leibniz pour refuser à l'extension spatiale d'être un attribut d'une substance est que l'extension implique la pluralité, et ne peut donc appartenir qu'à un agrégat de substances ; chaque substance séparée ne peut pas avoir d'extension.

Il croyait, en conséquence, en un nombre infini de substances, qu'il appelait des "monades".

Chacune d'entre elles avait certaines des qualités d'un point physique, mais seulement quand elle était considérée d'un point de vue abstrait ; en fait, pour Leibniz, chaque monade est une âme.

C'est une conséquence naturelle du rejet de l'extension comme étant un attribut d'une substance.

La seule possibilité qui reste d'attribut essentiel accordé à l'extension spatiale est d'être une pensée.

Ainsi Leibniz était-il conduit à nier la réalité de la matière, et à lui substituer une famille infinie d'âmes.

[Ça a l'air barjot -- et par certains côtés ça l'est assurément.

Cependant, ce n'est pas totalement absurde si on se place du point de vue selon lequel la perception de l'espace est une construction intellectuelle à l'intérieur de l'esprit humain pour organiser les perceptions brutes fournies par les sens, et non pas une qualité ontologique de l'univers indépendamment des hommes (et autres êtres vivants).

L'origine et la "nature" de ce qui cause ces perceptions brutes sont, dans ce point de vue, mystérieuses. Et cela conduit Leibniz à énoncer sa formule qui m'émerveille : "l'espace est simplement une façon de décrire des relations".]

Les substances sont indépendantes et n'interagissent pas entre elles

La doctrine que les substances ne peuvent pas interagir, qui a été développée par les disciples de Descartes, a été conservée par Leibniz, et conduisit à d'étranges conséquences. Deux monades, dit-il, ne peuvent jamais avoir de relation causale l'une par rapport à l'autre ; quand il semble que ce soit le cas, les apparences sont trompeuses. Les monades, pour reprendre sa formule, n'ont "par de fenêtre". Cela conduit à deux difficultés : l'une est dynamique, quand deux corps semblent avoir une influence l'un sur l'autre, particulièrement en cas d'impact ; l'autre en relation avec la perception, qui semble être un effet de l'objet perçu sur celui qui perçoit.

[Noter comme il est étonnant que les plus grands esprits du XVIIe siècle aient pu à la fois produire la géométrie analytique ou le calcul infinitésimal, et aussi des constructions métaphysiques de pacotille.

L'explication est sans doute qu'à leur époque, il était difficile de faire la distinction entre les avancées intellectuelles très puissantes et les délires risibles -- ce d'autant plus que la scolastique jouissait encore peu auparavant du statut de plus profonde réflexion humaine qui ait jamais été conduite, et, on l'a vu, a encore un peu influencé Descartes et Leibniz.

Au XXIe siècle il y a encore des gens pour accorder de l'importance aux notions de substances (Dieu, esprit, matière, monades, etc.) et aux explications sur la façon dont elles interagissent, ou pas, et les conséquences que cela a sur la métaphysique, c'est-à-dire les théories sur l'origine de l'univers, de la vie, des hommes et des choses inertes. Mais ce sont des retardataires, généralement admirateurs de l'Occident des Croisades, de Saint Louis, de l'ésotérisme, et de Nostradamus.

Les questions restent pertinentes, quoiqu'elles auront des éléments de réponses tellement ébourrifants qu'ils en modifieront les questions elles-mêmes (comme la mécanique quantique et la physique). Mais c'est une autre histoire, pas de gens ayant une nostalgie pour la pensée du passé, mais de gens réellement intéressés par la pensée de l'avenir.]

Chaque monade est un miroir de l'univers

Nous allons ignorer la difficulté dynamique pour l'instant, et ne considérer que la question de la perception. Leibniz soutenait que chaque monade était un miroir de l'univers, non parce que l'univers l'affectait, mais parce que Dieu lui avait donné une nature qui spontanément produisait ce résultat. Il y a une "harmonie préétablie" entre les changements observés dans une monade et ceux observés concomitamment dans une autre, qui donne l'impression d'une interaction. Il s'agit manifestement d'une extension des deux horloges de Geulincx, qui sonnent au même moment car chacune garde le temps exact. Leibniz a un nombre infini d'horloges, toutes arrangées par le Créateur pour sonner à l'unisson, pas parce qu'elles s'influenceraient les unes les autres, mais tout simplement parce qu'elles ont chacune un mécanisme parfait [si l'on étend cela du temps vers tous les autres phénomènes, on parvient à l'idée que chaque monade est un miroir de l'univers]. A ceux à qui l'harmonie préétablie semblait étrange, Leibniz soulignait qu'elle apportait une merveilleuse preuve de l'existence de Dieu.

Hiérarchie des monades

Les monades forment une hiérarchie, dans laquelle certaines sont supérieures à d'autres dans la clarté et la précision avec lesquelles elles sont un miroir de l'univers. Dans toutes il y a un certain degré de confusion dans la perception [qu'on en a], mais la quantité de confusion varie selon la dignité de la monade considérée.

[On a du mal à imaginer que ce genre de théorie provient de l'un des plus grands esprits de son époque, qui fit des contributions majeures en mathématiques, dans une moindre de mesure en physique, et qui améliora, parmi d'autres choses, la machine à calculer de Pascal.

Mais il faut reconnaître que le libre-arbitre humain pose des questions, la présence de l'univers aussi... enfin toutes les questions que la métaphysique prétend expliquer.

La théorie des monades de Leibniz est une tentative d'y apporter des réponses un peu plus sophistiquées que simplement : "C'est Dieu qui l'a voulu."

Personnelement, même si je préfère la spiritualité au matérialisme, je préfère aussi les penseurs qui comprennent que Dieu fait partie des créations humaines -- avec des buts sociologiques -- et non l'inverse.]

Un corps humain est entièrement composé de monades, chacune d'entre elle étant une âme et étant immortelle. Mais il y a une monade dominante qu'on appelle l'âme de l'individu en question, et qui fait aussi partie de son corps.

Cette monade est dominante, non seulement dans le sens qu'elle a des perceptions plus claires que les autres, mais aussi dans un autre sens. Les changements dans le corps humain (dans des circonstances ordinaires) sont en rapport avec la monade principale : quand mon bras bouge, le but de ce mouvement se trouve dans des exigences ou besoins de la monade dominante, c'est-à-dire, dans mon esprit, pas dans les monades qui composent mon bras. C'est ce qui se passe réellement là où le bon sens voit ça comme ma volonté contrôlant mon bras.

L'espace

L'espace, tel qu'il apparaît aux sens, et tel que la physique le conçoit et l'utilise dans ses théories, n'est pas réel, nous dit Leibniz, mais il a une contrepartie réelle : c'est l'arrangement des monades dans un ordonnancement à trois dimensions -- si l'on suit le point de vue qu'elles sont un miroir du monde. Chaque monade voit le monde avec une certaine perspective qui lui est propre ; en ce sens on peut dire, en parlant de manière peu précise, qu'une monade a une position spatiale.

[Leibniz a écrit quelque part une phrase plus lumineuse que les explications un peu laborieuses de Russell. Leibniz a écrit :

"L'espace est une façon de décrire des relations."

C'est une phrase qui m'émerveille car elle dit que l'espace n'est pas une chose ontologiquement attachée à l'univers, mais un outil intellectuel construit dans l'esprit des hommes pour organiser les perceptions. Il est aussi dans l'esprit des mammifères et autres animaux supérieurs (oiseaux, sans doute poissons, abeilles, etc.).

La question de savoir pourquoi toute la création animale utilise le même schéma, mais plus les physiciens de l'infiniment petit ni de l'infiniment rapide, reste posée. Jusqu'à de nouveaux progrès, elle restera sans réponse.

Mais, pour conclure, Leibniz, avec ses monades plus ou moins risibles, et son "espace façon de décrire des relations", pave en réalité la voie à l'épistémologie et la science moderne : on ne construit que des modèles pour organiser et expliquer et prévoir les perceptions. L'hypothèse moléculaire, par exemple, n'est rien d'autre.]

En nous autorisant à parler ainsi, nous pouvons dire qu'il n'y a pas de vide ; chaque point de vue est rempli par une monade, et une seule. Il n'y a pas deux monades exactement semblables ; c'est le principe de "l'identité des indiscernables".

Contrairement à Spinoza, Leibniz accorde une grande importance au libre-arbitre dans son système. Il énonça un "principe de raison suffisante", selon lequel rien ne se produit sans raison ; mais quand on considère des agents libres, les raisons de leurs actions "ne proviennent pas de la nécessité". Ce que fait un être humain a toujours une motivation, mais la raison suffisante de son action n'a pas de nécessité logique. C'est en tout cas ce que Leibniz écrit dans ses ouvrages à vocation populaire [ça ne veut pas dire pour une audience TF1, mais pour les princes et princesses des cours européennes, et pour les gens cultivés]. Cependant, comme nous allons le voir, il avait une autre doctrine qu'il décida de garder pour lui, après avoir découvert qu'elle choquait Antoine Arnauld.

Les actions de Dieu ont la même sorte de liberté. Il fait toujours au mieux, mais Il n'est soumis à aucune compulsion logique de faire ainsi. Leibniz est d'accord avec Thomas Aquinas que Dieu ne peut pas agir d'une façon qui soit contraire aux lois de la logique, mais Il peut décréter ce qui est logiquement possible, et cela Lui laisse une grande latitude de choix.

[On est là dans la "logique scolastique" la plus insipide et creuse. Un coup la logique interdit, même à Dieu, que A et non A soient à la fois vrai ; un autre coup "Dieu peut adapter les lois de la logique" selon son bon plaisir -- quelles lois ? C'est à nouveau de la scolastique à la con.]


Les preuves de l'existence de Dieu selon Leibniz

Leibniz donna leur forme la plus achevée aux preuves métaphysiques de l'existence de Dieu.

[On se rappelle que la métaphysique est le corpus de réflexions/connaissances/explications qui se donne pour objectif d'expliquer la présence d'un univers, des hommes et autres être vivants, et de la matière inerte, mais parfois en mouvement, etc. Souvent elle explique aussi qu'il y a un Dieu, et présente même ses buts, volontés, modes d'action, etc.

C'est tout ce qui n'est pas accessible à l'observation, et ne le sera jamais, mais sur lequel certains hommes ont quand même des choses à dire.

En général, la métaphysique, qui est une variante de religion, a comme la religion, en réalité, des buts d'organisation sociale ou en tout cas d'injonction d'organisation sociale.]

Ces preuves de l'existence de Dieu ont une longue histoire ; elles commencent avec Aristote, ou même avec Platon ; elles ont été mises en forme pour les scolastiques, et l'une d'entre elles, l'argument ontologique, a été inventée par Saint Anselme. Cet argument, bien que rejeté par Saint Thomas, fut remis au goût du jour par Descartes. Leibniz, dont les capacités logiques étaient suprêmes, énonça les arguments mieux qu'aucun ne le fit avant lui. C'est pourquoi je me penche maintenant sur les preuves de l'existence de Dieu dans le chapitre sur Leibniz.

Statut de Dieu dans l'Ancien Testament, dans le Nouveau, chez les penseurs médiévaux, et chez les théologiens et philosophes modernes

Avant d'examiner en détail les arguments, il est bon de savoir que les théologiens modernes ne s'appuient plus sur eux. La théologie médiévale est dérivée de l'intellect grec. Le Dieu de l'Ancien Testament est un Dieu de pouvoir, le Dieu du Nouveau Testament est un Dieu d'amour ; mais le Dieu des théologiens, depuis Aristote jusqu'à Calvin, est un Dieu qui s'adresse avant tout à l'intellect : Son existence résout certaines énigmes qui sinon posent des difficultés d'argumentation pour comprendre l'univers. Cette Déité qui apparaît à la fin d'une chaîne de raisonnement, comme la preuve d'une proposition en géométrie, ne satisfaisait pas Rousseau, qui préféra revenir à une conception de Dieu plus proche de celle des Evangiles. Dans l'ensemble, les théologiens modernes, plus particulièrement ceux protestants, ont emboîté le pas à Rousseau en la matière. Les philosophes ont été plus conservateurs ; chez Hegel, Lotze, et Bradley des arguments de type métaphysique perdurent, bien que Kant ait prétendu les avoir démolis une fois pour toute.

Les quatre arguments de Leibniz "prouvant" l'existence de Dieu

Les preuves par Leibniz de l'existence de Dieu sont au nombre de quatre ; ce sont :
1) l'argument ontologique,
2) l'argument cosmologique,
3) l'argument des vérités éternelles,
4) l'argument de l'harmonie préétablie, qui peut être généralisée en l'argument du dessein, ou argument physico-théologique, comme l'appelle Kant.
Nous allons considérer chacun de ces arguments..

1) l'argument ontologique,

L'argument ontologique dépend de la distinction entre existence et essence. N'importe quelle personne ou chose ordinaire, nous dit-on, d'une part existe, et d'autre part a certaines qualités, qui font son "essence". Hamlet, bien qu'il n'existe pas, a une certaine essence : il est mélancolique, irrésolu, spirituel, etc. Quand nous décrivons une personne, la question de savoir si elle est réelle ou imaginaire reste ouverte, aussi minutieuse soit sa description. Cela est exprimé en langage scolastique en disant que, dans le cas d'une substance finie, son essence n'implique pas son existence. Mais dans le cas de Dieu, défini comme l'Être le plus parfait, Saint Anselme, suivi par Descartes, maintient que son essence implique son existence, sur la base qu'un Être qui possède toutes les autres perfections est encore meilleur s'Il existe que s'Il n'existe pas. D'où il découle que s'Il n'existe pas Il n'est pas le meilleur Être possible.

[C'est une "preuve" assez pauvre, reposant sur l'idée qu'exister est "meilleur" que ne pas exister. Quid des êtres parfaits qui n'existent qu'en imagination ? Là Anselme rajoute : "Oui, mais ce que je dis ne s'applique qu'aux êtres infinis", etc.]

Leibniz n'a jamais ni totalement accepté ni totalement rejeté cet argument ; l'argument a besoin d'être complété, dit Leibniz, par la preuve que Dieu, ainsi défini, est possible. Il écrivit une preuve que l'idée de Dieu était possible, qu'il montra à Spinoza quand il le vit à la Haye. Cette preuve définit Dieu comme étant l'Être le plus parfait, c'est-à-dire, comme le sujet de toutes les perfections, et une perfection est définie comme une "qualité simple qui est positive et absolue, et exprime sans restriction ce qu'elle exprime". Leibniz démontre aisément que deux perfections, comme définies ci-dessus, ne peuvent pas coexister. Il en conclut : "Il y a, donc, ou on peut concevoir, un sujet de toutes les perfections, ou Être le plus parfait. D'où il suit aussi qu'Il existe, car l'existence fait partie des perfections."

Kant contra cet argument en maintenant que l' "existence" n'est pas un prédicat. Une autre sorte de réfutation résulte de la théorie des descriptions. L'argument, pour un esprit moderne, ne semble pas très convaincant, mais il est plus facile de se sentir convaincu qu'il doit être fallacieux que de trouver exactement où se trouve la faute de raisonnement.

2) l'argument cosmologique,

L'argument cosmologique est davantage plausible que l'argument ontologique. C'est une forme de l'argument de la Cause Première, qui est lui-même dérivé de l'argument d'Aristote du "unmoved mover" [le responsable des mouvements, qui lui-même ne bouge pas]. L'argument de la Cause Première est simple. Il souligne que toute chose finie a une cause, qui a son tour à une cause, et ainsi de suite en remontant la chaîne des causes. Cette série de causes, sous-entend l'argument, ne peut pas être infinie, et donc la première cause elle-même n'a pas de cause -- sinon ce ne serait pas la première. Il y a donc une première cause de tout, elle-même sans cause, et celle-ci est évidemment Dieu.

Chez Leibniz l'argument prend une forme un peu différente. Dans son argumentation, chaque chose particulière dans le monde est "contingente", c'est-à-dire, qu'elle pourrait ne pas exister sans que cela ne viole aucun principe logique ; et cela est vrai, non seulement de chaque chose particulière, mais de l'univers tout entier. Même si nous supposons que l'univers a toujours existé, il n'y a rien dans l'univers qui montre pourquoi il existe. Mais chaque chose doit avoir une raison suffisante [par opposition à "raison nécessaire", qui elle rend -- je crois -- l'existence nécessaire et pas seulement contingente] dans la philosophie de Leibniz ; par conséquent l'univers dans son ensemble a une raison suffisante, qui doit être en dehors de l'univers. Cette raison suffisante est Dieu.

[J'avais hâte de lire le chapitre sur Leibniz que je tenais pour l'un des plus grands esprits qui aient jamais existé. Mais je dois dire que je suis déçu. Avec une certaine subtilité peut-être, Leibniz n'en développe pas moins des arguments dignes de la scolastique la plus imbécile.

Leibniz a co-inventé le calcul infinitésimal en même temps que Newton, mais Newton l'a beaucoup plus utilisé que Leibniz. Newton a développé la théorie de la gravitation, qui était une description nouvelle et extraordinaire de l'univers et de ses lois.

Il est vrai que Newton fut par ailleurs un bigot anglican de la pire espèce, et que Leibniz a commencé à comprendre la notion d'énergie cinétique mv² (où pour des raisons non essentielles on met un 1/2 devant). Néanmoins Newton, qui ne fait pas l'objet d'un chapitre dans le livre de Russell, est supérieur à Leibniz.]

Cet argument est meilleur que le simple argument de la Cause Première, et ne peut pas être aisément réfuté. L'argument de la Cause Première repose sur l'hypothèse que chaque série doit avoir un premier terme -- ce qui est inexact ; par exemple, la série des fractions à numérateur et dénominateur positifs n'a pas de premier terme. Mais l'argument de Leibniz ne dépend pas de l'idée que l'univers doit avoir un début dans le temps. L'argument est valide tant que nous accordons à Leibniz le principe de la raison suffisante, mais si ce principe est rejeté l'argument s'effondre.

Qu'est-ce que Leibniz entendait exactement par le principe de la raison suffisante est l'objet d'une controverse. Couturat maintient qu'il veut dire que chaque proposition vraie est "analytique", c'est-à-dire telle que la proposition contraire est elle-même self-contradictoire.

[On a là un aperçu, peut-être, de la "philosophie analytique", que Russell présente comme la philosophie moderne. Nous la verrons à la fin de l'ouvrage. Mais on sent déjà qu'hormis ce que la science a à dire sur le monde, la "philosophie analytique" est encore une de ces créations "scolastiques" qui prétend parvenir à la connaissance vraie par la seule puissance de l'intellect.]

Mais cette interprétation (que l'on peut défendre en s'appuyant sur des écrits non publiés de Leibniz) appartient, si elle est vraie, à la doctrine ésotérique. Dans ses travaux publiés il maintient qu'il y a une différence entre les propositions nécessaires et les propositions contingentes, que seules les premières découlent des lois de la logique, et que toutes les propositions affirmant une existence sont contingentes, avec pour seule exception l'existence de Dieu. Bien que Dieu existe nécessairement, Il n'était pas contraint par les lois de la logique de créer le monde ; au contraire, c'était un choix libre [de Sa part], motivé, mais pas rendu nécessaire, par Sa bonté.

Il est clair que Kant a raison quand il dit que cet argument dépend de l'argument ontologique. Si l'existence du monde peut seulement être expliqué par l'existence d'un Être nécessaire, alors il doit y avoir un Être dont l'essence fait intervenir l'existence, car c'est ce qu' "Être nécessaire" veut dire. Mais s'il est possible qu'il y ait un Être dont l'essence fasse intervenir [= implique] l'existence, alors la raison seule, sans connaissance provenant de l'expérience, peut définir un tel Être, dont l'existence découlera de l'argument ontologique ; car tout ce qui a rapport seulement à l'essence peut être connu indépendamment de l'expérience -- c'est en tout cas l'opinion de Leibniz. La plus grande plausibilité apparente de l'argument cosmologique comparé à l'argument ontologique est donc une illusion.

3) l'argument des vérités éternelles,

L'argument des vérités éternelles est un peu difficile à énoncer précisément. Peut-être que la bonne façon de faire est de commencer par l'énoncer sous une forme mal dégrossie, et ensuite de l'affiner.

Grosso modo, l'argument est le suivant : une affirmation comme "il pleut" est parfois vraie parfois fausse, mais "deux et deux font quatre" est toujours vraie. Toutes les affirmation qui portent sur l'essence, pas l'existence, sont soit toujours vraies soit jamais vraies. Ces affirmations qui sont toujours vraies sont appelées des "vérités éternelles".

Le coeur de l'argument est que les vérités font partie du contenu des esprits, et que les vérités éternelles doivent faire partie du contenu d'un esprit éternel. Il y a déjà un argument qui n'est pas très différent chez Platon, où il déduit l'immortalité de l'éternité des idées. Mais chez Leibniz l'argument est plus développé. Il maintient que la raison ultime pour les vérités contingentes doit être trouvée dans les vérités nécessaires. L'argument ici est comme dans l'argument cosmologique : il doit y avoir une raison pour l'ensemble du monde contingent, et cette raison ne peut pas elle-même être contingente, mais doit être cherchée parmi les vérités éternelles. Mais une raison pour ce qui existe doit elle-même exister ; par conséquent, les vérités éternelles, en un certain sens, existent, et elles ne peuvent exister que comme pensées dans l'esprit de Dieu. Cet argument est en réalité une autre forme de l'argument cosmologique. Il invite, cependant, l'objection suivante : on peut difficilement dire d'une vérité qu'elle "existe" dans un esprit dans lequel elle demeure [c'est-à-dire qui la pense, et la pense comme vraie].

4) l'argument de l'harmonie préétablie

L'argument de l'harmonie préétablie, tel qu'exposé par Leibniz, n'est valide que pour les gens qui acceptent ses monades sans fenêtres qui chacune est un miroir de l'univers. L'argument est que, puisque toutes les horloges conservent chacune le temps sans interaction causale entre elles, il a dû y avoir une unique Cause qui les réglait toutes.

[Il est amusant de noter que ces horloges, qui viennent de Geulincx, se sont retrouvées dans le début de la relativité restreinte pour décrire le monde newtonien, et ensuite le réfuter, car la physique -- et donc la vitesse de la lumière -- est la même dans tous les repères galiléens, Ce qui a pour conséquence de bouleverser la notion de temps universel.

Les meilleurs physiciens, classiques et quantiques, ont fait beaucoup de philosophie -- à côté de leur science -- pour essayer de trouver un sens à toutes leurs découvertes époustouflantes. Et souvent ils ont retrouvé des interrogations qui remontent à l'Antiquité, y compris pré-socratique.]

La difficulté, bien sûr, est celle qui concerne toute la monadologie : si les monades n'interagissent jamais, comment une quelconque d'entre elles sait-elle qu'il y en a beaucoup d'autres? Ce qui semble être un miroir de l'univers peut simplement être un rêve. En fait, si Leibniz a raison, c'est simplement un rêve, mais Leibniz a en quelque sorte identifié que toutes les monades ont des rêves similaires au même moment. Ceci, bien sûr, est fantastique, et n'aurait jamais paru crédible sans le développement précédent du cartésianisme.

L'argument de Leibniz, cependant, peut être dégagé de sa dépendance à sa métaphysique particulière, et transformé en ce qui est appelé l'argument du dessein [parfois du "dessein intelligent"]. Cet argument soutient que, quand on examine l'ensemble du monde connu, on trouve des choses qui ne peuvent pas être expliquée de manière plausible comme le produit de l'action aveugle de la nature, mais doivent beaucoup plus raisonnablement être regardées comme des évidences de l'objectif bienveillant de "quelque chose" [c'est-à-dire Dieu].

[C'est ainsi que la théorie de l'évolution au XIXe siècle, qui expliquait que l'homme et toute la création n'étaient que le produit d'une évolution fondée sur la compétition pour la survie et l'élimination des plus faibles, choquait tous ceux qui souscrivaient d'une manière ou d'une autre, souvent sans le savoir clairement, au dessein intelligent.

De fait, je ne suis moi-même pas à 100% convaincu par la théorie selon laquelle les êtres vivants supérieurs ne sont que le produit d'une longue histoire de compétition et d'élimination des êtres les plus faibles.

Il y a trop de sophistication dans un chat, ou même l'oeil d'un insecte, ou la danse des abeilles pour informer leurs congénères, pour que j'accepte que ce soit le résultat d'un processus de sélection darwinien.

Mais je n'ai pas besoin d'un Dieu omnipotent pour remplacer l'évolution. D'autant que ce Dieu a tous les oripeaux de tous les mythes simplistes depuis les débuts de l'humanité.

Je me contente d'observer que nous ne comprenons qu'une faible partie de l'univers, que notre intelligence est limitée (justement aux besoins de la survie), que nous formons un tout mystérieux avec tout l'univers, etc. Bref les questions sont très ouvertes.]

Cet argument n'a aucun défaut logique formel ; ses prémisses sont empiriques, et ses conclusions prétendent être atteintes en accord avec les canons usuels de l'inférence empirique [i.e. la science]. La question de savoir si on peut l'accepter ou pas, par conséquent, ne repose pas sur l'acceptation d'une métaphysique acrobatique, mais sur des considérations entrant dans le détail des observations et des inférences.

Il y a une différence importante entre cet argument et les autres ; c'est que le Dieu (si l'argument est valide) qu'il démontre n'a pas besoin d'avoir tous les attributs métaphysique habituels [qui ne sont que les "oripeaux" de la kyrielle de mythes simplistes que l'humanité a construits depuis que les hommes existent].

Le Dieu du dessein intelligent n'a pas besoin d'être omnipotent ou omniscient ; Il peut seulement être beaucoup plus sage et plus puissant que nous ne le sommes. Les maux du monde peuvent ne venir que de Ses pouvoirs limités. Certains théologiens modernes ont utilisé ces possibilités pour former leur propre conception de Dieu. Mais ces spéculations sont éloignées de la philosophie de Leibniz, vers laquelle nous devons maintenant retourner.

Philosophie de Leibniz : le meilleur des mondes possibles

L'un des aspects les plus caractéristiques de la philosophie de Leibniz est la doctrine des nombreux mondes possibles. Un monde est "possible" s'il ne contredit aucune loi de la logique. Il y a un nombre infini de monde possibles [on rejoint des questions de physique actuelle sur l'hypothèse anthropique et aussi les multivers]. Chacun a été contemplé par Dieu avant de créer le monde actuel.

[Cette représentation de Dieu, à sa table de travail en quelque sorte, considérant les différentes possibilités pour le monde qu'il s'apprêtait à créer, les analysant, et tranchant pour l'une d'entre elles en fonction de certains critères est risible. Mais elle est aussi tout simplement une projection sur Dieu de la bourgeoisie aisée et commerçante (voir infra) du XVIIe siècle. Le Dieu des périodes historiques antérieures beaucoup plus dures, empire macédonien, empire romain, invasions barbares, n'avait pas cette personnalité-là ni ces raisonnements-là.]

Etant bon, Dieu décida de créer le meilleur des mondes possibles, et Il considéra comme étant le meilleur celui qui avait le plus grand excès de bien par rapport au mal.

Il aurait pu créer un monde ne contenant aucun mal, mais il n'aurait pas eu autant de bien que le nôtre [et autant de "surplus" de bien par rapport au mal]. C'est parce que certains des plus grands biens sont logiquement liés à certains maux. Pour prendre une illustration triviale : un verre d'eau très fraîche quand vous êtes assoiffé un jour de canicule peut vous donner un tel plaisir que vous pensez que la soif qui vous taraudait jusque là en valait la peine, car sans cette terrible soif précédente, le plaisir du verre d'eau fraîche eût été moindre.

Pour la théologie, ce ne sont pas de telles illustrations qui sont importantes, mais le lien entre le péché et le libre-arbitre. Le libre-arbitre est un grand bien, mais il était logiquement impossible à Dieu de conférer le libre-arbitre et en même temps de décréter qu'il n'y aurait pas de péché. Dieu décida donc de rendre l'homme libre [un grand bien, au prix d'un moindre mal, le péché]. Mais il anticipa qu'Adam mangerait la pomme, et que donc le péché entraînerait inévitablement la punition.

[Ça c'est le Dieu issu de tous les mythes, pas le Dieu du dessein intelligent. Ce dernier est une conception abstraite sans grande consistance à part qu'il "a créé un monde harmonieux".

Tandis que le Dieu qui tranche en faveur du libre-arbitre plus le péché est en réalité l'agrégation de tous les mythes sur la puissance, la liberté, la soumission, la faute, la punition, tous mythes d'origine sociale.]

Le monde qui en résulta, bien que contenant le mal, a un plus grand surplus de bien sur le mal que n'importe quel autre monde.

[Cette vision "économique" "bottom line" du raisonnement divin est caractéristique de l'ère de la bourgeoisie commerçante qui est en train de prendre peu à peu le pouvoir en Occident aux XVIIe et XVIIIe siècles.}

C'est donc le meilleur des mondes possibles, et le mal qu'il contient n'offre aucun argument contre la bonté de Dieu.

La reine de Prusse rassurée

Cet argument apparemment satisfaisait la reine de Prusse. Ses serfs continuaient à souffrir du mal, tandis qu'elle continuait à jouir du bien. Et il était rassurant de se sentir confortée par un grand philosophe qui avait démontré que c'était juste et bien.

La résolution par Leibniz du problème que soulève l'existence du mal

[On se rappelle que la solution par Spinoza consistait à dire que le mal n'apparaissait que dans une analyse locale et limitée du monde. Dans une vision plus large, il n'y avait pas de mal. La guerre n'était un mal, que vue de près, pas vue de haut...]

La solution par Leibniz du problème du mal, comme la plupart de ses autres doctrines populaires, est logiquement possible, mais pas très convaincante. Un Manichéen pourrait répliquer que ceci est le pire des mondes possibles, dans lequel les bonnes choses qui existent ne servent qu'à accroître les mauvaises. Le monde, pourrait-il dire, a été créé par un démiurge malveillant, qui a autorisé le libre-arbitre, qui est bon, afin de s'assurer qu'il y aura le péché, qui est mauvais, et qui pèse plus que le bien du libre-arbitre. Le démiurge, pourrait-il continuer, a créé quelques hommes vertueux, afin qu'ils soient punis par les méchants ; car la punition des bons est un mal si grand qu'il rend le monde pire que s'il n'existait pas d'hommes bons.

[Toujours cette idée des bons et des méchants, qu'ici R. met dans la bouche d'un manichéen répliquant au Leibniz à lunettes roses. Une idée comparable habite l'esprit populaire par rapport à n'importe quel incident : on cherche à déterminer qui sont les bons et qui sont les méchants. Seuls les grandes oeuvres d'art et les grands esprits comprennent que cette dichotomie n'a pas de sens : aucun homme n'est jamais totalement bon ni totalement mauvais.

Du reste, de nombreux philosophes ont quand même compris que dans la Nature animale, végétale et minérale, il n'y a pas de bien et de mal. C'est une construction zoroastrienne, orphique, et judéo-chrétienne. En outre, de nombreux religieux qui professaient le bien, et prétendaient vivre selon ses principes, étaient en réalité d'abominables mauvais ; et il n'est même pas nécessaire d'invoquer l'Inquisition. Aristote qui a pavé la voie au judéo-christianisme était confit dans sa vertu (voir Ethique à Nicomaque) qui est repoussante pour un esprit d'aujourd'hui.]

Je ne suis pas en train de défendre cette opinion [c'est maintenant Russell qui parle en son propre nom], que je considère fantastique ; je suis seulement en train de dire qu'elle n'est pas plus fantastique que la théorie de Leibniz. Les hommes souhaitent penser que l'univers est bon, et seront indulgents vis-à-vis de mauvais arguments prouvant qu'il en est ainsi, tandis que les mauvais arguments [mais pas plus mauvais] prouvant que l'univers est mauvais seront à peine considérés. En fait, bien sûr, le monde est en partie bon et en partie mauvais, et aucun "problème du mal" n'a lieu d'être considéré sauf à nier ce fait évident.

La philosophie ésotérique de Leibniz (c'est-à-dire, sa philosophie sérieuse, mais qu'il n'a pas publiée)

J'en viens maintenant à la philosophie ésotérique de Leibniz, dans laquelle nous trouvons des raisons pour une grande partie de ce qui semble arbitraire ou fantastique dans ses expositions populaires, ainsi qu'une interprétation de ses doctrines qui, si elle avait connue du grand public [i.e. des cours de princes et de princesses, et des hommes éduqués de son époque], auraient rendu ces doctrines beaucoup moins acceptables.

C'est un fait remarquable qu'il imposa à tous ceux qui étudièrent la philosophie après lui que la plupart des éditeurs qui publièrent des sélections parmi l'immense masse de ses manuscrits préférèrent ce qui venait en soutien de l'interprétation officielle de son système, et rejetèrent comme sans importance des textes qui montrent qu'il a été un penseur bien plus profond qu'il ne souhaitait lui-même apparaître.

La plupart des textes sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour comprendre sa doctrine ésotérique furent publiés pour la première fois en 1901 ou 1903, dans deux ouvrages pour Louis Couturat. L'un d'entre eux démarre même par la remarque de Leibniz : "Ici j'ai fait d'énormes progrès." Malgré cela, aucun éditeur ne jugea que ça valait la peine de l'imprimer jusqu'à ce que Leibniz fut mort depuis près de deux siècles.

Il est vrai que ses lettres à Arnauld, qui contiennent une partie de sa philosophie plus profonde, furent publiées au XIXe siècle ; mais je fus le premier à noter leur importance. La réaction d'Arnauld à ces lettres était décourageante. Il écrit : "Je trouve dans ces pensées tant de choses qui m'alarment, et que presque tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront choquantes, que je ne vois pas l'utilité d'écrits qu'apparemment le monde entier rejettera." Cette opinion hostile, sans doute, conduisit Leibniz, dorénavant, à adopter la politique du secret en ce qui concernait ses réelles pensées sur les sujets philosophiques.

Le concept de substance

Le concept de substance, qui est fondamental dans les philosophies de Descartes, Spinoza et Leibniz, est dérivé de la catégorie logique de sujet et prédicat [un prédicat est quelque chose qui caractérise un sujet, ou qui est ce qu'un sujet fait ; dans une phrase avec un sujet et un verbe, le prédicat est le verbe].

Certains mots peuvent être soit sujet soit prédicats.

[En chinois, des mots peuvent être substantifs, adjectifs ou verbes ; et le langage moderne en Occident tend vers un tel flou grammatical aussi.

Mais en chinois, la grammaire est stricte, même si l'expression est souvent poétique, tandis que dans l'évolution du parler moderne la grammaire et le sens sont confus.

On se rappelle que c'est Parménide le premier qui a utilisé les formes du langage pour en déduire des vérités métaphysiques.]

Par exemple, je peux dire "la ciel est bleu" ou "bleu est une couleur". D'autres mots -- dont les noms propres sont les exemples les plus évidents -- ne peuvent jamais être des prédicats, mais seulement des sujets dans l'expression d'une relation.

De tels mots sont considérés comme désignant des substances. Les substances, en plus de cette caractéristique logique, persistent dans le temps, sauf si elles sont détruites par l'omnipotence de Dieu (ce qui, doit-on comprendre, n'arrive jamais).

Chaque proposition vraie est soit générale, comme "tous les hommes sont mortels", auquel cas elle exprime qu'un prédicat en implique un autre, ou particulière, comme "Socrate est mortel", auquel cas le prédicat est contenu dans le sujet, et la qualité dénotée par le prédicat est une partie de la notion de la substance dénotée par le sujet.

[Une telle "analyse" distingue les philosophes des scientifiques. Un scientifique ne s'autorise jamais une phrase aussi peu claire. Le propre de la science -- même quand elle est de très haut niveau -- est d'être toujours très claire. Simplement il y a beaucoup de chemin à parcourir, chaque pas étant très facile, pour arriver en haut.

Les philosophes singent l'apparente difficulté de la science (qui n'est que la difficulté d'absorber très vite une masse de connaissances), en pratiquant quelque chose que ne font jamais les bons scientifiques : dire des choses obscures qui ont l'air très profondes, mais en réalité sont simplement une pensée confuse sujette à controverse et interprétation diverses. Presque tous les philosophes ont ainsi légué des oeuvres qu'on discute encore pour savoir ce qu'ils voulaient dire.]

Quoi qu'il arrive à Socrate peut être exprimé dans une phrase dans laquelle "Socrate" est le sujet et les mots décrivant ce qui lui arrive le prédicat. Tous ces prédicats rassemblés forment la "notion" de Socrate. Tous lui appartiennent nécessairement, en ce sens, qu'une substance pour laquelle ils ne pourraient pas être vraiment [tous] affirmés ne serait pas Socrate, mais quelqu'un d'autre.

[Russell, qui a écrit avec Alfred Whitehead un gros livre en trois volumes intitulé "Principia Mathematica", en début du XXe siècle, entre 1900 et 1910, sur la logique mathématique (lui qui a appris surtout la logique aristotélicienne dans des cours de philosophie à Cambridge) a raconté au mathématicien G.H. Hardy, sans doute dans les années trente, le rêve suivant qu'il a fait un jour : dans une vaste bibliothèque, un assistant passait avec chariot à travers les rayons pour retirer les livres qui n'avaient plus d'importance et qui méritaient d'être jetés. Il arrive devant "Principia Mathematica" de Russell et Whitehead prend un des volumes, l'ouvre et le parcourt, puis hésite à le jeter dans le chariot... A ce moment-là Russell se réveille et il ne connaît pas la suite.

Russell était conscient qu'au fond de lui, ce n'était pas un grand mathématicien, ni un grand logicien mathématique, et que la "logique philosophique" était peu de chose, qui s'est surtout prêtée à de la scolastique ou néo-scolastique obscure comme ci-dessus.

Le génie de Russell c'est d'être un fabuleux expositeur des idées philosophiques en relation avec l'histoire de l'Occident depuis Thalès jusqu'à aujourd'hui. Son exposé et son style sont (sauf exception comme ci-dessus) tellement clairs qu'on en oublie le tour de force que c'est.

Essayez de présenter simplement la pensée de Maurice Merleau-Ponty ou de Jacques Bouveresse...]

L'importance de la logique

Leibniz croyait fermement en l'importance fondamentale de la logique, non seulement dans sa propre sphère, mais comme la base de la métaphysique. Il fit des travaux en logique mathématique qui auraient pu avoir une énorme importance s'ils les avaient publiés ; il aurait été, dans ce cas, le fondateur de la logique mathématique, qui aurait été connue un siècle et demi avant son avènement dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Il s'abstint de publier, car il ne cessait de trouver des évidences que la doctrine d'Aristote sur le syllogisme était défectueuse et fausse sur plusieurs points ; le respect pour Aristote rendait impossible pour Leibniz de croire ça ; ainsi Leibniz pensait -- ce trompant en cela -- que les erreurs venait de lui.

Néanmoins il chérit toute la vie l'espoir de découvrir une sorte de mathématiques généralisées, qu'il appela Characteristica Universalis, par le moyen desquelles la pensée aurait pu être remplacée par le calcul. "Si nous disposions d'un tel outil, dit-il, nous serions capables de raisonner en métaphysique et en morale, d'une manière similaire à la façon dont nous raisonnons en géométrie et en analyse." [Et il avait inventé la base de l'analyse, i.e. le calcul différentiel et intégral, dont on utilise encore les notations de Leibniz !]

"Si des controverses arrivaient, il n'y aurait plus besoin des disputes entre philosophes, pas plus qu'il n'y en a entre comptables. [On voit que Leibniz ne connaissait pas les comptables :-) ! ]. Car il suffirait de prendre un crayon, une feuille de papier et de s'asseoir (avec un ami comme témoin si on voulait) et de dire : eh bien, calculons."

[Cette idée de Leibniz est attachante, car 1) elle est naïve sur la puissance ultime de l'intellect, ignorant ses limitations fondamentales, et 2) elle reconnaît implicitement que les "raisonnements philosophiques" sont de la pacotille.

R. l'a souligné dès le début de son ouvrage : le drame de la philosophie depuis Aristote jusqu'aux scolastiques, et même un peu avant et beaucoup après, est d'avoir voulu appliquer les raisonnements mathématiques de Pythagore à la métaphysique.

Les raisonnements mathématiques de Pythagore conduisirent à des triomphes en ce qui concernent les nombres et la géométrie, i.e. la représentation du monde. En revanche en métaphysique ce n'est resté pendant vingt siècles que du verbiage.]

Deux prémisses importantes, la loi de contradiction et la loi de raison suffisante

Leibniz fondait sa philosophie sur deux prémisses logiques, la loi de contradiction et la loi de raison suffisante. Toutes deux dépendent de la notion de proposition "analytique", qui est une proposition dans laquelle le prédicat est contenu dans le sujet -- par exemple "tous les hommes blancs sont des hommes". La loi de contradiction énonce que toutes les propositions analytiques sont vraies. La loi de raison suffisante (dans le système ésotérique de Leibniz seulement) énonce que toutes les propositions vraies sont analytiques. Cela s'applique même à ce que nous regarderions comme des affirmations empiriques sur des faits. Si je fais un voyage, la notion de "moi" doit de toute éternité avoir inclus la notion de "ce voyage", qui un prédicat de moi. "Nous pouvons dire que la nature d'une substance individuelle, ou d'un être complet, est d'avoir une notion si complète qu'elle suffit pour comprendre, et pour rendre déductibles d'elle, tous les prédicats sur le sujet auquel cette notion est attribuée. Ainsi la qualité de roi, qui appartient à Alexandre le Grand, en faisant abstraction du sujet, n'est pas suffisamment déterminée pour un individu, et n'inclut pas les autres qualités du même sujet, ni tout ce que la notion de ce prince contient. Tandis que Dieu, voyant la notion individuelle ou eccéité d'Alexandre, voit en elle en même temps la fondation et la raison de tous les prédicats qui peuvent vraiment lui être attribués, comme par exemple s'il va conquérir Darius et Porus, et même peut savoir a priori (et pas par expérience) s'il est mort de mort naturelle ou par le poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l'histoire".

[La vraie logique mathématique est à la fois beaucoup plus claire, beaucoup plus subtile et beaucoup plus puissante que ce gloubi-boulga.

Elle n'a rien à voir avec cette sorte de super-scolastique de Leibniz.

Russell est fasciné par Leibniz car il l'a étudié dans le cadre de ses études classiques de philosophie, de logique aristotélicienne, qu'il a "découvert" l'importance de sa philosophie qu'il a nommée "ésotérique", et qu'il est devenu un "spécialiste de la pensée de Leibniz". R. a ensuite essayé lui-même d'être à la fois un grand mathématicien et un grand philosophe. En réalité, à mon sens, il n'a été qu'un grand esprit expositeur.

Je pense que R. se trompe quand il dit que Leibniz aurait été le fondateur de la logique moderne s'il avait publié ses travaux dans ce domaine. Pour ne donner qu'un exemple, le concept d'eccéité est un de ces mots faussement techniques et faussement profonds dont les philosophes font grand usage, mais jamais les grands mathématiciens ni les grands logiciens mathématiques.

R. a été un grand esprit , mais il s'est trompé autant que les autres grands esprits de son temps sur l'évolution du monde. Il a été pacifiste pendant la Première Guerre mondiale, va-t-en guerre durant la Seconde, a voulu utiliser l'arme atomique contre l'union soviétique, puis a été l'un des promoteurs de la limitation de la prolifération nucléaire, et l'animateur du tribunal Russell contre les crimes de guerre.

Les grands esprits ont finalement peu d'influence, s'ils ont une influence quelconque, sur l'histoire de leur temps. Ils la "comprennent" et la commentent, et cherchent à prédire (mais en se trompant autant que les autres).

Russell au début de son livre explique qu'il y a un "interplay" entre les idées d'une époque et l'histoire politique et civilisationnelle de cette époque. Je dirais d'une part que les idées d'une époque ne sont pas le produit de la pensée de quelques-uns, mais l'inverse ; et que ces idées n'ont pas d'influence sur l'histoire ; c'est là aussi l'inverse.

Alors qu'est-ce qui détermine l'histoire ? C'est un mélange de hasard et de nécessité. Mais cette nécessité n'a rien à voir avec les idées, elle a à voir avec le climat, la géographie, la démographie, les progrès techniques, etc. C'est une question sur laquelle travaillent les historiens modernes. L'Ecole des Annales a dit qu'il fallait laisser de côté l'histoire évènementielle des grands de ce monde, pour se tourner vers l'histoire des peuples, leur façon de vivre, leur civilisation.

Même les causes et le déroulement de la Première Guerre mondiale sont plus mystérieuses que les explications courantes (nationalisme, capitalisme, armement, alliances, etc.). Les généraux de part et d'autre, Foch et Hindenburg, pouvaient exprimer du respect l'un pour l'autre après la guerre. Les millions de morts "inutiles" de la Première Guerre mondiale semblent être la conséquences d'autres causes plus profondes que celles citées : une sorte d'inexorabilité de la destruction quand il y a "trop de quelque chose".

En 2019, les sept milliards et demi d'êtres humains, qui polluent extraordinairement la planète, semblent se diriger vers des cataclysmes climatiques et militaires qui vont ramener la population humaine à ce qu'elle était en 1900 (entre 1,6 et 1,8 milliard).

R. fait un peu de cette histoire non-évènementielle dans son livre. Les introductions et conclusions sur l'évolution de la civilisation dans chacun des livres composant l'ouvrage sont époustouflantes de hauteur de vue et de synthèse. C'est là le génie de R. : l'exposition conjointe de l'histoire de la civilisation occidentale et de l'histoire de la pensée occidentale.]

Métaphysique

L'un des exposés les plus clairs des fondations de sa métaphysique apparaît dans une lettre à Arnauld :

"En consultant la notion que j'ai de chaque proposition vraie, je trouve que chaque prédicat, nécessaire ou contingent, passé, présent, ou à venir, est incorporé dans la notion du sujet, et je n'en demande pas plus... La proposition en question est d'une grande importance, et mérite d'être bien établie, car il s'ensuit que chaque âme est un monde en soi, un monde à part, indépendant de toute autre chose, sauf de Dieu ; qu'elle est non seulement immortelle et pour ainsi dire impassible, mais qu'elle conserve dans sa substance des traces de tout ce qui lui arrive."

[C'est joli, et ça a l'apparence de la clarté, mais c'est de la scolastique, pas de la science ni de la connaissance.]

Il poursuit en expliquant que les substances n'agissent pas les unes sur les autres, mais sont à l'unisson en ce qu'elles sont toutes des miroirs de l'ensemble de l'univers, chacune depuis son propre point de vue. Il ne peut pas y avoir d'interaction, parce que tout ce qui arrive à chaque substance est une partie de sa propre notion, et est éternellement déterminé si cette substance existe.

Ce système est clairement tout aussi déterministe que celui de Spinoza [violant le principe du libre-arbitre et donc du péché, si important dans la doctrine chrétienne]. Arnauld exprime son horreur devant l'énoncé de Leibniz suivant : "Que la notion individuelle de chaque personne incorpore une fois pour toute tout ce qui arrivera à cette personne dans l'avenir."

Une telle vue est évidemment incompatible avec la doctrine chrétienne du péché et du libre-arbitre. Découvrant qu'elle était repoussante pour Arnauld, Leibniz prit soin de ne pas la rendre publique.

Vérités connues par la logique et vérités connues par l'expérience, déterminisme spinozien de Leibniz

Pour les êtres humains, il est vrai, il y a une différence entre les vérités connues par la logique et les vérités connues par l'expérience. Cette différence se manifeste de deux façons. D'une part, bien que tout ce qui arrive à Adam découle de sa notion, s'il existe, nous ne pouvons nous assurer de son existence que par l'expérience. D'autre part, la notion de la substance d'un individu, quel qu'il soit, est infiniment complexe, et l'analyse requise pour en déduire tous ses prédicats n'est à la portée que de Dieu. Ces différences, cependant, ne sont dues qu'à notre ignorance et aux limitations de notre intellect ; pour Dieu, elles n'existent pas. Dieu perçoit la notion d'Adam dans toute son infinie complexité, et peut par conséquent voir toutes les propositions vraies sur Adam comme étant analytiques. Dieu peut aussi s'assurer a priori qu'Adam existe. Car Dieu connaît sa propre bonté, d'où il découle qu'il créera le meilleur des mondes ; et il sait aussi si Adam fait ou non partie de ce monde. Il n'y a donc par de réelle échappatoire au déterminisme à travers notre ignorance.

Caractère en partie arbitraire de l'univers. Et une autre théorie cachée de Leibniz : la théorie des "compossibles"

Il y a, cependant, un autre point, qui est très curieux. La plupart du temps, Leibniz représente la Création comme un acte libre de Dieu, requérant l'exercice de Sa Volonté. Selon cette doctrine, la détermination de ce qui existe pour de vrai n'est pas affectée par l'observation, mais doit découler de la bonté de Dieu. A part la bonté de Dieu, qui Le conduit à créer le meilleur des mondes, il n'y a pas de raison a priori pour qu'une chose plutôt qu'une autre existe.

Mais parfois, dans des papiers qu'il n'a montré à personne, Leibniz expose une théorie tout à fait différente de la raison pour laquelle certaines choses existent, et d'autres, qui auraient tout autant pu exister, n'existent pas. Selon cette vue, tout ce qui n'existe pas est engagé dans une lutte pour exister, mais tout ce qui est possible ne peut pas exister, parce que toutes les choses possibles ne sont pas "compossibles" [i.e. "possibles ensemble"]. Il peut être possible que A existe, et il est aussi possible que B existe, mais il impossible que A et B existent ensemble ; dans ce cas A et B ne sont pas "compossibles". Deux ou plusieurs choses sont "compossibles" quand il est possible pour elles toutes d'exister ensemble.

Leibniz semble avoir imaginé une sorte de guerre se déroulant des Limbes habitées par les essences, toutes cherchant à exister ; dans cette guerre, des groupes de compossibles de forment, et le groupe le plus grand de compossibles l'emporte, comme le plus grand groupe de pression politique dans une compétition électorale.

Leibniz utilise même cette conception comme un moyen de définir l'existence. Il dit : "L'existant peut être défini comme ce qui est compatible avec plus de choses que ne l'est quoi que ce soit incompatible avec lui." C'est-à-dire, si A est incompatible avec B, tandis que A est compatible avec C et D et E, mais B n'est compatible qu'avec F et G, alors A, et pas B, existe par définition. "L'existant, dit-il, est l'être qui est compatible avec le plus de choses."

Une théorie sans Dieu (la notion de "compossible", et le groupe le plus large de compossibles)

Dans cette théorie, il n'est pas fait mention de Dieu, et apparemment il n'y a pas d'acte de Création. Il n'est pas non plus nécessaire d'en appeler à quoi que ce soit d'autre que la logique pure pour déterminer ce qui existe. La question de savoir si A et B sont compossibles est, pour Leibniz, une question de logique. Pour être clair : est-ce que l'existence à la fois de A et de B conduit à une contradiction ? Il s'ensuit que, en théorie, la logique permet de décider la question de savoir quel groupe de compossibles est le plus grand, et ce groupe deviendra alors ce qui existe.

Perfection métaphysique

Peut-être, cependant, que Leibniz ne voulait pas réellement dire que ce qui est présenté ci-dessus était une définition de l'existence. Si c'est simplement un critère, cela peut être rendu compatible avec ses vues populaires par le biais de ce qu'il appelle la "perfection métaphysique". La perfection métaphysique, telle qu'il utilise ce terme, semble signifier la quantité d'existence. C'est, dit-il, "rien d'autre que la magnitude de la réalité positive comprise dans son sens strict".

[Avec un peu de talent et d'énergie, on pourrait écrire un faux manuscrit de Leibniz qui passionnerait les leibniziens et déclencherait des débats infinis pour comprendre toute la subtilité de sa pensée, et les tromperait comme il y a quelques années un faux article de philosphie (écrit par Sokal, qui avait déjà publié avec Bricmont un livre dénonçant la fausse science) avait passionné une brochette d'imposteurs, puis les avait indignés quand ils avaient appris que c'était un faux pour démontrer leur imposture.]

Il soutient toujours l'idée que Dieu a créé autant qu'il était possible de créer ; c'est l'une des raisons pour la rejection du concept de vide. Il y a une croyance générale (que je n'ai jamais comprise) qu'il est préférable d'exister que de ne pas exister ; à partir de cette croyance, les enfants sont exhortés d'être reconnaissants envers leurs parents. Leibniz manifestement soutenait aussi cette vue, et pensait que c'était un reflet de la bonté de Dieu que d'avoir créé l'univers le plus rempli de choses possible.

Il s'ensuivrait que le monde qui existe consisterait en le groupe le plus large de compossibles.

Il serait encore vrai, toutefois, que la logique seule, entre les mains d'un logicien suffisamment capable, pourrait décider si une substance donnée pourrait exister ou pas.

Chez Leibniz la logique est la clé de la métaphysique, principe qui remonte à Parménide

Leibniz, dans ses réflexions privées, est le meilleur exemple d'un philosophe qui utilise la logique comme clé pour la métaphysique. Cette façon de faire de la philosophie commença avec Parménide, et fut développée par Platon qui utilisa la théorie des idées pour démontrer diverses propositions extra-logiques. Spinoza appartient à la même veine, ainsi que Hegel. Mais aucun d'entre eux ne fut aussi rigoureux [si tant est qu'on puisse l'être] que Leibniz dans sa façon de tirer des inférences à partir de la syntaxe du monde réel.

["Syntaxe du monde réel" ? R. s'autorise des envolées stylistiques creuses pour louer Leibniz, pour lequel il a eu une grande admiration, et qu'il avait voulu émuler et dépasser, mais dont il cherche maintenant à diminuer les défauts, car il se rend compte que sa métaphysique ne vaut pas grand chose.

On trouve généralement ce genre d'envolée lyrique et de style creux chez des auteurs français de seconde zone, comme R. Debray, qui pallient la minceur de la pensée, par le panache et la confusion verbale. C'est bcp plus rare chez Russell.]

Cette façon de raisonner est tombée en désuétude car elle a été dévalorisée par l'essor de l'empirisme. Savoir si de quelconques inférences valides peuvent être tirées du langage pour être appliquées à des faits sans rapport avec la linguistique est une question sur laquelle je ne voudrais pas être dogmatique ; mais certainement les inférences que l'on trouve dans Leibniz et d'autres philosophes a priori ne sont pas valides, puisque toutes résultent d'une logique défectueuse.

La logique sujet/prédicat, que tous ces philosophes ont tenue pour correcte dans le passé, soit ignore entièrement les relations, soit produit des raisonnements fallacieux pour démontrer que les relations ne sont pas réelles.

[D'où les monades de Leibniz, qui sont toutes totalement indépendantes, mais toutes "à l'unisson" pour former un univers cohérent... Mais R. va "montrer" ci-dessous que c'est fallacieux aussi...

On a l'impression d'être au milieu de fous qui parlent tous ensemble jabberwocky et de temps en temps on entend la phrase : "Ah, non vous ne pouvez pas dire ça, car... suivi d'une nouvelle tirade de jabberwocky...].

Leibniz se rend coupable d'incohérences particulières quand il combine la logique sujet/prédicat avec le pluralisme, car la proposition "il y a de nombreuses monades" n'est pas formulée selon le modèle sujet/prédicat. Pour être cohérent, un philosophe qui croit que toutes les propositions sont de cette forme [sujet/prédicat] devrait être un moniste [au sens qu'il n'existe qu'une seule chose, et donc une seule monade aussi] -- ce qui est le cas de Spinoza. Leibniz rejetait le monisme essentiellement à cause de son intérêt pour la dynamique [qui implique du mouvement, du changement, des situations diverses, paramétrées par le temps], et de son argument selon lequel l'extension implique la répétition [ou multiplicité] et donc ne peut pas être un attribut d'une substance unique [substance au sens de "chose essentielle" composant l'univers].

Conclusion

Leibniz est un écrivain au style sans relief, mécanique et terne, dont l'effet sur la philosophie allemande a été de la rendre pédante et aride. Son disciple Christian Wolff, qui domina les universités allemandes jusqu'à la publication de la Critique de la raison pure par Kant, laissa de côté tout ce qu'il y avait de plus intéressant chez Leibniz, et produisit une forme de raisonnement sèche. Hors d'Allemagne, la philosophie de Leibniz eut peu d'influence ; son contemporain, Locke, dominait la philosophie britannique, tandis qu'en France Descartes continuait [après sa mort] à régner jusqu'à ce qu'il fut renversé par Voltaire, qui mit l'empirisme anglais à la mode.

Néanmoins, Leibniz reste un grand homme, et sa grandeur est davantage apparente maintenant qu'elle ne l'était dans le passé. A part son éminence en tant que mathématicien et inventeur du calcul infinitésimal, ce fut un pionnier de la logique mathématique, dont il perçut l'importance alors que personne ne la percevait.

Et ses hypothèses philosophiques, bien que fantastiques, sont très claires, et se prêtent à un exposé précis. Même ses monades peuvent encore être utiles pour suggérer des façons possibles de percevoir, bien qu'on ne puisse pas les considérer comme sans fenêtre [c'est-à-dire sans relations entre elles?].

Pour ma part, ce que je trouve de meilleur dans sa théorie des monades est ses deux sortes d'espace, l'un subjectif, dans la perception de chaque monade, et l'autre objectif, consistant en l'assemblage des points de vue des différentes monades. C'est, je crois, encore utile pour établir un lien entre les perceptions et la physique.