HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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III.1.14 : LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE LOCKE
Dans les années 1689 et 1690, juste après la "Glorieuse Révolution" de 1688, Locke écrivit ses deux traités sur le gouvernement. Le premier est le sujet de la partie A de ce chapitre. Le deuxième, qui est très important dans l'histoire des idées politiques, est le sujet de la partie B.
A. CRITIQUE DU PRINCIPE HEREDITAIRE [ en politique, pas en économie]
Réponse à l'ouvrage "Patriarcha" de Robert Filmer
Le premier des deux traités de Locke est une critique de la doctrine du pouvoir héréditaire. C'est une réponse à l'ouvrage de Sir Robert Filmer "Patriarcha: ou le Pouvoir naturel des Rois", qui fut publié en 1680, mais écrit sous Charles 1er. Sir Robert Filmer, qui était un soutien dévot du droit divin des rois, a eu l'infortune de vivre jusqu'à 1653, et a dû gravement souffrir de l'exécution de Charles 1er [en 1649] et de la victoire de Cromwell. Mais "Patriarcha" fut écrit avant ces tristes évènements, quoique pas avant la "Guerre civile", si bien qu'il montre naturellement une connaissance de l'existence de doctrines subversives. De telles doctrines, comme le souligne Filmer, n'étaient pas nouvelles en 1640. En fait, les théologiens protestants et catholiques, dans leur opposition respectivement aux monarques catholiques et protestants, avaient vigoureusement affirmé le droit des sujets à résister à la tyrannie des princes, et leurs écrits fournirent un matériau abondant pour nourrir la controverse abordée par Sir Robert.
Sir Robert Filmer fut anobli par Charles 1er, et sa maison, dit-on, pillée par les Parlementariens dix fois. Il pense qu'il n'est pas impossible que Noé naviguât en Méditerranée et attribuât l'Asie, l'Afrique et l'Europe à Sem, Cham et Japhet respectivement.
Il soutenait que, par la constitution anglaise, les Lords donnent seulement des conseils au roi, et les Communes ont encore moins de pouvoir; le roi, dit-il, seul fait les lois, qui proviennent seulement de sa volonté. Le roi, selon Filmer, est totalement libre par rapport à quelque instance de contrôle que ce soit; il n'est pas lié par les actes de ses prédécesseurs, ni même par les siens, car "il est impossible par nature qu'un homme puisse imposer des lois à soi-même".
Filmer, comme le montrent ces opinions, appartenait à la section la plus extrême du parti du Droit Divin.
"Patriarcha" commence par combattre l' "opinion commune" que "l'humanité est naturellement dotée et née avec la liberté par rapport à toute sujétion, et est libre de choisir la forme de gouvernement qu'il lui plaît, et le pouvoir qu'un homme a sur les autres a été au départ accordé selon la volonté de la multitude". "Cette idée, dit-il, a été pondue au départ dans les écoles." La vérité, selon lui, est tout à fait différente; c'est qu'à l'origine Dieu accorda le pouvoir royal à Adam, de qui il passa vers ses héritiers, et à la fin atteignit les divers monarques des temps modernes. Les rois maintenant, nous assure Sir Robert, "soit sont, soit doivent être réputés être, les descendants de ces premiers géniteurs qui furent au départ les parents naturels de tout le peuple". Notre ancêtre initial, il semble, n'a pas évalué à sa juste valeur son privilège de monarque universel, car "le désir de liberté fut la première cause de la chute d'Adam". Le désir de liberté est un sentiment que Sir Robert Filmer considère comme impie.
Les affirmations exprimées par Charles 1er, et par ses partisans en son nom, allaient au-delà de ce que les temps précédents auraient accordés aux rois. Filmer souligne que Parsons, le jésuite anglais, et Buchanan, le calviniste écossais, qui n'étaient d'accord sur rien d'autre, maintenaient tous les deux que les souverains pouvaient être déposés par leur peuple en cas de mauvais gouvernement. Parsons, bien sûr, pensait à la reine protestante Elisabeth 1èr, et Buchanan à la reine catholique Marie Stuart reine de Ecossais.
Elisabeth 1ère (1533-1603) | Marie Stuart (1542-1587) |
La doctrine de Buchanan fut couronnée de succès, mais celle de Parsons fut infirmée par l'exécution de son collègue Campion.
Doctrine du droit divin et de la limitation du pouvoir des rois
Même avant la Réforme, les théologiens avaient tendance à croire qu'il fallait limiter le pouvoir des rois. Cela s'inscrivait dans le combat entre l'Eglise et l'Etat qui fit rage à travers l'Europe durant la plus grande partie du Moyen Âge. Dans ce combat, l'Etat dépendait de forces armées, l'Eglise de son intelligence et de sa sainteté. Tant que l'Eglise avait ces deux qualités, elle l'emporta; quand il advint qu'elle n'eut plus que l'intelligence, elle perdit. Mais les choses que les personnages intelligents et saints avaient dites contre le pouvoir des rois restaient dans les mémoires. Bien qu'elles aient été dites pour soutenir le pape, elles pouvaient être utilisées pour soutenir le droit des peuples à se gouverner eux-mêmes. "Les subtiles scolastiques, dit Filmer, afin d'être sûrs de maintenir le roi en dessous du pape, pensèrent que le meilleur moyen était de pousser le peuple au-dessus du roi [le raisonnement était sans doute que le pape était de toute façon au-dessus du peuple?], de telle sorte que le pouvoir papal puisse prendre la place du pouvoir royal." Il cite le théologien Bellarmine qui dit que le pouvoir séculier est conféré par les hommes (comprendre, pas par Dieu), et "appartient au peuple sauf si le peuple décide de le conférer à un prince"; ainsi Bellarmine, d'après Filmer, "fait de Dieu l'auteur immédiat de l'état démocratique" -- ce qui lui paraît aussi choquant que cela apparaîtrait à un moderne ploutocrate de dire que Dieu est l'auteur immédiat du Bolchévisme.
[On reste stupéfait par les références perpétuelles à Dieu -- et l'interprétation de Ses volontés -- par les meilleurs esprits politiques encore à la fin du XVIIe siècle (alors que les guerres de religion sont plutôt apaisées depuis 1648, et du reste étaient surtout des guerres de domination politique et économique des Habsbourg vs le monde protestant).
Personne ne comprenait-il donc que Dieu était simplement un instrument pour imposer sa loi dans une lutte entre différents groupes.
Cela perdurera lors de la fondation des Etats-Unis d'Amérique qui fait constamment référence à Dieu.
Pour moi, celui qui a dit les choses les plus intelligentes et élaborées sur Dieu reste Durkheim : la religion est un phénomène d'organisation sociale, sociologique.]
Filmer dérive sa conception du pouvoir politique, non d'un quelconque contrat, ni de la moindre considération sur le bien public, mais entièrement de l'autorité d'un père sur ses enfants. Sa vue est: que la source de l'autorité régalienne est la soumission des enfants à leurs parents; que les patriarches dans la Genèse étaient des monarques; que les rois sont les héritiers d'Adam, ou au moins doivent être regardés comme tels; que les droits naturels d'un roi sont les mêmes que ceux d'un père; et que, par nature, les fils ne sont jamais libérés du pouvoir paternel, même quand le fils est adulte et le parent sénile.
Toute cette théorie semble, à un esprit moderne, tellement fantastique qu'il est difficile de croire qu'elle a été sérieusement soutenue. Nous n'avons pas l'habitude de faire reposer la description des droits politiques sur l'histoire d'Adam et Eve. Nous considérons comme évident que le pouvoir parental doit cesser complétement quand le fils ou la fille ont atteint l'âge de vingt-et-un ans, et qu'avant cet âge il doit être strictement limité à la fois par l'Etat et par le droit de prendre des initiatives propres que l'enfant acquiert peu à peu. Nous reconnaissons que la mère a des droits au moins égaux à ceux du père.
Mais à part toutes ces considérations, il ne viendrait à l'esprit d'aucun homme moderne, en dehors du Japon, de supposer que le pouvoir politique devrait en quelque manière que ce soit être assimilé à celui des parents sur leurs enfants. Au Japon, il est vrai, une théorie très similaire à celle de Filmer est encore en vigueur, et doit être enseignée par tous les professeurs et maîtres d'école. Le Mikado fait remonter son ascendance jusqu'à la déesse solaire, dont il est l'héritier; d'autres Japonais descendent aussi d'elle, mais appartiennent à des branches cadettes de sa famille. Par conséquent le Mikado est divin, et toute opposition à son pouvoir est impie. Cette théorie a été, dans l'ensemble, inventée en 1868, mais elle est à présent considérée au Japon comme remontant à l'origine du monde.
La tentative d'imposer une théorie similaire en Europe -- qu'illustre l'ouvrage Patriarcha de Filmer -- s'est soldée par un échec. Pourquoi? L'acceptation d'une telle théorie n'est en aucune façon répugnante pour la plupart des hommes; par exemple, elle a été maintenue, en dehors du Japon, par les anciens Egyptiens, et par les Mexicains et les Péruviens avant la conquête espagnole [laquelle a aussi été conduite au nom de Dieu !]. A une certaine étape du développement humain elle est naturelle. L'Angleterre de l'âge Stuart a dépassé cette étape, le Japon moderne non.
Défaite de la théorie du droit divin
La défaite des théories du droit divin, en Angleterre, était due à deux causes. L'une était la multiplicité des religions; l'autre conflit pour le pouvoir entre la monarchie, l'aristocratie, et la haute bourgeoisie. En ce qui concerne la religion: la roi, depuis le règne d'Henri VIII, était le chef de l'Eglise d'Angleterre, qui était opposée aussi bien à Rome qu'aux sectes protestantes. L'Eglise d'Angleterre s'enorgueillissait d'être un compromis: la Préface de la Version autorisée commence ainsi : "cela a été la sagesse de l'Eglise d'Angleterre, depuis la première compilation de sa liturgie publique, de garder la position médiane par rapport aux extrêmes." Dans l'ensemble ce compromis convenait à la plupart des gens. La reine Marie [R. veut-il parler de Marie Stuart (1542-1587) ou bien de Marie II (1662-1694) fille de Jacques II ?] et le roi Jacques II (1633-1701) tentèrent de tirer le pays vers Rome, et les gagnants de la Guerre civile tentèrent de le tirer vers Genève, mais ces tentatives échouèrent. Et après 1688, le pouvoir de l'Eglise anglicane ne fut plus menacé. Néanmoins, ses opposants survécurent. Les Non-conformistes, en particulier, étaient des hommes vigoureux, et étaient nombreux parmi les riches marchands et banquiers dont le pouvoir ne cessait de croître.
La position théologique du roi d'Angleterre était quelque peu étrange, car il était non seulement le chef de l'Eglise d'Angleterre, mais aussi celui de l'Eglise d'Ecosse. En Angleterre, il devait croire en les évêques et rejeter le calvinisme; en Ecosse, il devait rejeter les évêques et croire en le calvinisme.
Les Stuarts avaient de réelles convictions religieuses, qui rendaient cette position inconfortable impossible pour eux, et leur causaient encore plus de trouble en Ecosse qu'en Angleterre.
Mais après 1688, la commodité politique conduisit les rois à accepter les deux religions à la fois. Cela militait contre le zèle, et rendait difficile de voir les rois comme des personnes divines. En tout cas, ni les Catholiques ni les Non-conformistes ne pouvaient accepter des proclamations de nature religieuse s'exprimant au nom de la monarchie.
Les trois grandes forces politiques : le roi, l'aristocratie, et la classe des riches marchands roturiers
Les trois grandes forces politiques qu'étaient le roi, l'aristocratie et la riche classe marchande se combinèrent de différentes façons selon les périodes. Sous le Edouard IV [d'Angleterre] et Louis XI [de France], le roi et la classe moyenne [entendre par là la classe de riches marchands roturiers] s'allièrent contre l'aristocratie ; sous Louis XIV, le roi et l'aristocratie s'allièrent contre la classe moyenne ; en Angleterre en 1688, l'aristocratie et la classe moyenne s'allièrent contre le roi. Quand le roi avait l'une ou l'autre des deux autres forces de son côté, il était fort; quand elles s'alliaient contre lui, il était faible.
Pour ces raisons, parmi d'autres, Locke n'avait aucune difficulté pour démolir les thèses de Filmer.
Les arguments de Locke contre les thèses [absurdes] de Filmer
Jusqu'à présent pour ce qui est du raisonnement logique, Locke a, bien sûr, une tâche facile. Il souligne que, si le pouvoir parental est ce dont on parle, le pouvoir de la mère doit être égal à celui du père. Il insiste sur l'injustice de la primogéniture, qui est inévitable si l'hérédité doit être la base de la monarchie. Il se moque de l'idée absurde que les monarques actuels sont les héritiers, dans un quelconque vrai sens, d'Adam. Du reste Adam ne peut avoir qu'un seul héritier, mais personne ne sait qui c'est. Filmer maintiendrait-il, demande Locke, que, si le vrai héritier d'Adam pouvait être identifié [dans une analyse de la chaîne héréditaire depuis lui jusqu'à aujourd'hui], tous les monarques existants devraient déposer leur couronne à ses pieds? Si on acceptait l'analyse de Filmer, tous les rois, sauf un [peut-être], seraient des usurpateurs, et n'auraient aucun droit à exiger l'obéissance de facto de leurs sujets. En outre le pouvoir paternel, dit-il, est seulement temporaire, et ne s'étend ni à la vie ni à la propriété.
Pour de telles raisons, en plus de bases plus fondamentales, l'hérédité ne peut pas, selon Locke, être acceptée comme le fondement d'un pouvoir politique légitime. C'est pourquoi, dans son Second Traité sur le Gouvernement, il recherche un fondement plus défendable.
Le principe héréditaire a presque totalement disparu de la politique. Au cours de ma vie [c'est maintenant R. qui parle], les empereurs du Brésil, de la Chine, de la Russie, de l'Allemagne et de l'Autriche ont disparu, pour être remplacés par des dictateurs qui ne cherchent pas à fonder une nouvelle dynastie héréditaire. L'aristocratie a perdu ses privilèges dans toute l'Europe, sauf en Angleterre, où elle est devenue rien de plus qu'un vestige historique. Tout ceci, dans la plupart des pays, est très récent, et a beaucoup à voir avec la montée des dictatures, puisque la base traditionnelle du pouvoir a été balayée, et les habitudes mentales nécessaires pour pratiquer avec succès la démocratie n'ont pas eu le temps de s'installer.
[Cela explique en particulier pourquoi après la Première Guerre mondiale, l'Allemagne qui n'avait aucune tradition démocratique est si facilement tombée dans les bras d'un dictateur, même si formellement celui-ci a été élu en 1933.]
Il y a une grande institution qui n'a jamais reposé sur le principe héréditaire, c'est l'Eglise catholique. Nous pouvons nous attendre à ce que les dictatures, si elles survivent, se développent progressivement en une forme de gouvernement analogue à celui de l'Eglise.
[C'était bien vu de la part de Russell de dire ça au début des années 40, car c'est effectivement ce qu'on a observé en URSS jusqu'en 1991, et qu'on observe encore en Chine aujourd'hui. Après 1991, dans le pays principal qui se cachait derrière le petit doigt qu'était "l'URSS", la Russie, on a un nouveau dictateur, V. Poutine, qui vieillit mais qui ne semble pas avoir préparé d'héritier identifiable.]
C'est aussi ce qui se passe dans les grandes corporations en Amérique, qui ont, ou du moins avaient jusqu'à Pearl Harbor des pouvoirs presque aussi grands que ceux du gouvernement.
[Durant la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir du gouvernement américain sur le pays est devenu beaucoup plus considérable que ce qu'il était avant-guerre.]
Il est curieux que la rejection du principe héréditaire en politique n'a eu presque aucun effet dans la sphère économique dans les pays démocratiques.
[Euh, pas vraiment ! Dans la sphère économique, le principe héréditaire ne s'applique que dans le cas d'une entreprise possédée par un individu, qui quand il meurt ou s'efface la lègue logiquement à son héritier. C'est simplement une application des lois sur la propriété. Pour les corporations dont les actions sont entre les mains d'un grand nombre d'actionnaire, aucun dominant, c'est le conseil d'administration -- qui en théorie représente l'ensemble de l'actionnariat -- qui choisit le successeur du patron qui s'en va.]
(Dans les Etats totalitaires, le pouvoir économique fait partie intégrante du pouvoir politique.)
Nous trouvons toujours naturel qu'un homme laisse ses possessions à ses enfants; c'est-à-dire, que nous acceptons le principe héréditaire en ce qui concerne le pouvoir économique, là où nous le rejetons pour ce qui est du pouvoir politique. Les dynasties politiques ont disparu [à peu près], mais les dynasties économiques survivent.
Je ne suis pas, dans cette présentation, en train d'argumenter pour ou contre ce traitement différent dans les deux cas; je suis simplement en train de souligner qu'il y a une différence de traitement, et que la plupart des gens n'en sont pas clairement conscients. Quand vous considérez comme il nous semble naturel que le pouvoir sur la vie des autres qui résulte d'une très grande richesse doit être héréditaire, vous comprenez mieux comment des gens comme Filmer pouvaient avoir la même vision des choses concernant le pouvoir des rois. Et vous comprenez mieux en quoi la vision apportée par des gens comme Locke [dénonçant le principe héréditaire en politique] était une innovation.
Pour comprendre comment la théorie de Filmer pouvait avoir du crédit, et comment la théorie contraire de Locke pouvait sembler révolutionnaire, il suffit de se rappeler qu'un royaume était vu comme une sorte de propriété foncière [plus ses habitants] ; et les propriétés foncières [y compris les fermiers y travaillant] comme les propriétés industrielles sont encore soumises au droit de propriété héréditaire.
Le propriétaire de la terre jouit de différents droits légaux, le premier d'entre eux étant de choisir qui pourra vivre sur sa terre. La propriété peut être transmise par héritage, et nous sentons que l'homme qui a reçu un bien foncier en héritage reçoit en même temps tous les droits qu'accorde la loi en conséquence.
Pourtant, au fond, sa position est la même que celle des monarques dont les droits sont défendus par Sir Robert Filmer.
Il y a à l'heure actuelle en Californie un certain nombre de propriétés foncières immenses dont les propriétaires dérivent leur titre d'une donation réelle ou prétendue du roi d'Espagne. Ce dernier pouvait faire une telle donation seulement (a) parce que l'Espagne acceptait une vue comparable à celle de Filmer, et (b) parce que les Espagnols étaient capables de battre militairement les Indiens d'Amérique. Néanmoins, nous considérons que les héritiers de ceux qui reçurent ces donations ont un titre de propriété légitime.
[Et Russell n'aborde même pas la question de l'appropriation de la Haute-Californie par les Etats-Unis lors de la guerre contre le Mexique en 1846/8.]
Peut-être que dans l'avenir cela nous semblera aussi fantastique que nous semble aujourd'hui dans le domaine politique l'opinion de Filmer.
[R. ne fait rien de plus qu'aborder -- à peine -- tous les paradoxes liés au "droit de propriété", lequel repose toujours en définitive sur la force, habillée des oripeaux de la légitimité.
On se demande même pourquoi tant de monarques et autres puissants éprouvent le besoin de faire savoir que ce qu'ils ont ou l'acte d'appropriation qu'ils ont accompli est "légitime".
Le droit de propriété est naturellement l'un des fondements, sinon le fondement, du libéralisme, et il est donc naturel d'en parler dans ce chapitre.]
B. L'ETAT DE NATURE ET LA LOI NATURELLE
Locke commence son second Traité sur le Gouvernement en disant que, ayant montré l'impossibilité de faire découler l'autorité du gouvernement de celle du père, il va présenter ce qui à son sens est la vraie origine du gouvernement.
Il commence en supposant ce qu'il appelle un "état de nature", précédant tout gouvernement humain. Dans cet état de nature il y a une "loi de la nature", mais cette loi de la nature consiste en des commandements divins, et n'est imposée par aucun législateur humain. Ce n'est pas clair jusqu'à quel point l'état de nature, pour Locke, est une simple hypothèse illustrative, ou s'il pense que cela a eu une existence historique ; mais je crains qu'il pensât que c'était une étape que l'humanité avait réellement connue. Les hommes ont émergé de l'état de nature à l'aide d'un contrat social qui institua un gouvernement civil. Cela aussi il le considérait comme plus ou moins historique. Mais pour le moment c'est l'état de nature qui nous concerne.
Ce que Locke a à dire sur l'état de nature et la loi de nature n'est, dans l'ensemble, pas original, mais une répétition de doctrines médiévales scolastiques. Ainsi Saint Thomas d'Aquin écrit : "Chaque loi édictée par l'homme a le caractère d'une loi exactement dans la mesure où elle dérive de la loi de la nature. Mais si sur un point quelconque elle est en conflit avec la loi de la nature, elle cesse immédiatement d'être une loi; c'est n'est plus qu'une perversion de loi." (Cité par Tawney dans Religion et Essor du Capitalisme.)
Durant tout le Moyen Âge, on considérait que la loi de la nature condamnait l' "usure", c'est-à-dire le prêt à intérêt.
[On se rappelle qu'au Moyen Âge l'usure avait une définition plus vaste qu'aujourd'hui, où cela ne concerne que les "taux excessifs" : à l'époque c'était tous les prêts à intérêt quel que soit le taux.]
Les biens d'Eglise étaient essentiellement des terres, et les propriétaires fonciers ont toujours été des emprunteurs plutôt que des prêteurs [donc l'Eglise en tant qu'emprunteur condamnait les taux d'intérêt...] Mais quand le protestantisme apparut, son soutien -- particulièrement en ce qui concerne le calvinisme -- provenait principalement de la riche classe marchande, qui était constituée de prêteurs plutôt que d'emprunteurs. Par conséquent d'abord Calvin, puis tous les protestants, et finalement l'Eglise catholique elle-même, acceptèrent l' "usure". Ainsi la lecture de la loi de nature fut modifiée, mais personne ne se mit à douter pour autant qu'il y eût une telle loi
De nombreuses doctrines, qui survécurent à la croyance en une loi de nature, y trouvent en fait leur origine; par exemple, le laissez-faire ou les droits de l'homme. Ces doctrines sont reliées, et toutes deux ont leur origine dans le puritanisme. Deux citations données par Tawney illustreront ce point. Un comité de la Chambre des Communes en 1604 énonça:
"All free subjects are born inheritable, as to their land, and also as to the free exercise of their industry, in those trades whereto they apply themselves and whereby they are to live."
"Tous les sujets sont nés capables d'hériter, en ce qui concerne leur terre, et aussi en ce qui concerne l'exercice libre de leur industrie, dans ces activités auxquelles ils se consacrent et dont ils vivent.
Et en 1656 Joseph Lee écrit :
"It is an undeniable maxim that every one by the light of nature and reason will do that which makes for his greatest advantage. . . . The advancement of private persons will be the advantage of the public."
"C'est une maxime indéniable que chacun par la lumière de la nature et de la raison se consacrera à ce qui lui est le plus profitable... L'encouragement des activités des personnes privées sera aussi très profitable au bien public."
[Noter que R., comme presque tous les auteurs, se prête à la tradition et se drape parfois avec des citations de gens anciens pour appuyer ses propres vues.
Mais il y avait autant, sinon plus, de couillons solennels dans les temps anciens qu'aujourd'hui. Et il ne viendrait à l'idée de personne de se recommander des dires d'un type rencontré au Café du Commerce simplement parce qu'il disait des choses allant dans le même sens que nous.]
A part la formule "par la lumière de la nature et de la raison", cette phrase aurait pu être écrite au XIXe siècle.
Dans la théorie de Locke du gouvernement, comme je l'ai dit, il n'y a pas grand-chose d'original. En cela Locke est comparable à la plupart des hommes qui ont atteint la célébrité par leurs idées. En règle générale, le premier qui pense à une nouvelle idée est tellement en avance sur son temps que tout le monde estime qu'il est idiot ; par conséquent il reste obscur puis est oublié. Ensuite, peu à peu, le monde devient prêt pour l'idée, et le suivant qui proclame la même idée au bon moment reçoit tout le crédit. Cela s'est passé ainsi par exemple avec Darwin ; le pauvre Lord Monboddo [avant Darwin] était considéré comme ne méritant rien d'autre que des moqueries.
En ce qui concerne l'état de nature, Locke était moins original que Hobbes, qui considérait que c'était un état dans lequel tout le monde est en guerre contre tout le monde, et que la vie était difficile, brutale et courte. Mais Hobbes était un athéiste notoire. La vision de l'état de nature et de la loi naturelle telle que Locke l'acceptait de ses prédécesseurs [une sorte d'état primaire, enfantin, libre et naïf -- comme le décrira Rousseau --, d'où le mal est essentiellement absent, et où ne manquent que révélations de la religion pour être aussi sophistiqué que nous] ne peut pas être séparée de ses bases théologiques; là où elle survit sans ces dernières, comme c'est le cas dans le libéralisme moderne, elle est dépourvue de claires fondations logiques.
La croyance en un "état de nature" heureux dans un lointain passé découle en partie de la narration dans la Bible de l'âge des patriarches, et en partie du mythe classique d'un âge d'or. La croyance générale en le caractère dur et repoussant du passé ne vint qu'avec la doctrine de l'évolution.
Chez Locke, ce qui est le plus proche d'une définition de l'état de nature est ceci :
"Des hommes vivant ensemble de manière raisonnable, sans aucun supérieur sur terre qui aurait autorité pour les juger, est ce qui correspond à l'état de nature."
Naïveté de ceux qui croient en l'état de nature et la loi naturelle
Ceci n'est pas la description de la vie de sauvages, mais de celle d'une communauté imaginaire de vertueux anarchistes, qui n'ont besoin ni de police ni de tribunaux car ils se comportent toujours "de manière raisonnable", ce qui est [dans l'esprit de Locke et ses prédécesseurs naïfs] "la loi naturelle". Et, comme nous l'avons vu, cette loi générale consiste en des lois qu'on pense avoir une origine divine. (Par exemple, "tu ne tueras point" fait partie de la loi naturelle, mais le code de la route n'en fait pas partie.)
Citations
Quelques citations permettront de mieux cerner la pensée de Locke.
Le style de Locke est d'autant plus lourd que sa pensée est plus mince, alors je ne traduis pas (car, autant traduire un grand esprit est un bonheur presque physique de l'intellect, autant traduire les sentences d'un couillon pompeux donne mal à la tête) :
"To understand political power right [he says], and derive it from its original, we must consider what state men are naturally in, and that is, a state of perfect freedom to order their actions and dispose of their possessions and persons, as they think fit, within the bounds of the law of nature; without asking leave, or depending upon the will of any other man.
"A state also of equality, wherein all the power and jurisdiction is reciprocal, no one having more than another; there being nothing more evident, than that creatures of the same species and rank, promiscuously born to all the same advantages of nature, and the use of the same faculties, should also be equal one amongst another without subordination or subjection; unless the lord and master of them all should, by any manifest declaration of his will, set one above another, and confer on him, by an evident and clear appointment, an undoubted right to dominion and sovereignty.
"But though this [the state of nature] be a state of liberty, yet it is not a state of licence: though man in that state has an uncontrollable liberty to dispose of his person or possessions, yet he has not liberty to destroy himself, or so much as any creature in his possession, but where some nobler use than its bare preservation calls for it. The state of nature has a law of nature to govern it, which obliges every one: and reason, which is that law, teaches all mankind, who win but consult it, that being all equal and independent, no one ought to harm another in his life, health, liberty, or possessions" (Cf. the Declaration of Independence. ) (for we are all God's property). ("They are his property, whose workmanship they are, made to last during his, not another's pleasure," as Locke puts it.)
Limites de la loi naturelle, même dans l'esprit de Locke
Il apparaît pourtant que là où la plupart des hommes sont dans l'état de nature, il peut néanmoins y avoir certains hommes qui ne vivent pas selon la loi naturelle, et que la loi de la nature fournit, jusqu'à un certain point, ce qui est nécessaire pour résister à de tels criminels. Dans l'état de nature, nous dit-on, chaque homme peut se défendre et défendre ses possessions. "Celui qui verse le sang d'un homme, verra son propre sang versé par un homme" fait partie de la loi naturelle. Je peux même tuer un voleur pris en flagrant délit de voler mes possessions, et ce droit perdure quand il y a un gouvernement, bien que, là où il y a un gouvernement, si le voleur parvient à s'échapper je dois renoncer à la vengeance privée et m'en remettre à la loi.
[Cette dernière phrase est difficile à comprendre. On ne sait pas bien si R. cite ou paraphrase Locke, ou bien s'il fait une observation personnelle.
Peu importe. Ce qu'il importe de comprendre c'est que le libéralisme d'origine, à la fin du XVIIe siècle, en Angleterre, croyait en un "état de nature" et une "loi naturelle" caractérisés par le bien, l'harmonie, l'absence de nécessité de police et de tribunaux, etc., que ces croyances ont des origines théologiques, et qu'elles représentent donc à de nombreux égards une de continuation de l'esprit chrétien médiéval.
Concernant la loi naturelle et son caractère naïf, et le fait qu'en réalité dans "l'état de nature" les hommes sont frustes, égoïstes et violents, on peut noter qu'en temps de guerre les hommes retombent dans le pire état de nature réel où ils détruisent et tuent sans limites.
Les hommes ont cherché à instaurer des "lois réglementant la guerre", renouvelant les traditions médiévales (code d'honneur des chevaliers même ennemis, qui donnaient et tenaient leur parole, etc.). Les conventions de Genève, l'interdiction de l'emploi des gaz, etc. en font partie. Mais elles ne sont pas bien appliquées.]
Défauts de l'état de nature
La grande objection à l'état de nature est que, tant qu'il perdure, chaque homme est son propre juge pour les causes qui l'occupent, puisqu'il ne doit dépendre que de lui-même pour la défense de ses intérêts. Pour ce mal [être partie et juge], le gouvernement est le remède, mais ce n'est pas un remède provenant lui-même de la nature.
Les hommes ont quitté l'état de nature, selon Locke, quand ils ont convenu entre eux d'un "compact" (= accord) pour créer un gouvernement. Tous les compacts ne mettent pas un terme à l'état de nature, seulement celui qui crée un corps politique. A partir de ce moment, ce sont les différents gouvernements d'Etats indépendants qui sont entre eux dans "l'état de nature" [c'est-à-dire que n'ayant pas de supra-gouvernement, ils sont libres de se défendre et de pratiquer toutes les agressions, comme auparavant les hommes eux-mêmes dans une région donnée].
L'état de nature, nous dit-on dans un passage vraisemblablement contre Hobbes, n'est pas la même chose que l'état de guerre, mais plus proche de son opposé. Après avoir expliqué le droit de tuer son voleur, fondé sur le fait que le voleur peut être considéré comme quelqu'un qui déclare la guerre contre moi, Locke dit :
"Et là nous avons la claire 'différence entre l'état de nature et l'état de guerre', qui, même si certains hommes les ont confondus, sont aussi distants l'un de l'autre que le sont l'état de paix, de bienveillance, d'assistance mutuelle et de préservation, et l'état de guerre, de malveillance, de violence et de destruction mutuelle."
[A part l'affirmation, on ne voit pas ce que Locke fournit comme démonstration.
L'avis général est que Hobbes était plus pénétrant que Locke.]
La loi naturelle et les contradictions de Locke
Peut-être que la loi de nature doit être considérée comme ayant un champ d'application plus vaste que l'état de nature, puisque la première s'occupe aussi de voleurs et de meurtriers, tandis que dans le second il n'y a pas de tels criminels. Cela, au moins, suggère une façon de sortir d'une incohérence apparente chez Locke ; en effet, parfois il représente l'état de nature comme un état où tout le monde est vertueux, et d'autre fois il discute ce qu'on a le droit légitime de faire dans l'état de nature contre les agressions de criminels.
Certaines parties de la loi naturelle de Locke sont surprenantes. Par exemple, selon lui, les captifs dans une guerre juste sont des esclaves de par la loi de nature. Il dit aussi que par nature chaque homme a le droit de punir les attaques contre sa propriété, même par la mort. Il n'introduit aucune nuance, si bien que si j'attrape une personne en train de chaparder chez moi, j'ai, apparemment, le droit par la loi de nature de lui tirer dessus.
Importance du droit de propriété
La propriété joue un rôle très important dans la philosophie politique de Locke, et par conséquent elle est, selon lui, la raison principale pour l'institution d'un gouvernement civil :
[Noter que la propriété joue encore un rôle fondamental dans les doctrines politiques libérales actuelles, même s'il est de bon ton de ne pas trop en parler, et de se focaliser sur des droits plus élevés, comme la liberté d'opinion et de culte.]
"Le plus grand but des hommes qui s'unissent dans un 'commonwealth' [= une communauté socio-économique], et de dotent d'un gouvernement, est la préservation de leurs possessions; alors que dans l'état de nature elles sont difficiles à protéger."
En conclusion préliminaire
Toute cette théorie de l'état de nature et de la loi naturelle est dans un certain sens claire, mais dans un autre tout à fait étrange. Ce que pensait Locke est clair, mais il n'est pas clair comment il en est venu à penser ça. L'éthique de Locke, comme nous l'avons vu, est utilitarienne, mais dans ses considérations sur les "droits" il ne fait pas intervenir d'arguments utilitariens.
Quelque chose de cela traverse toute la philosophie du droit telle qu'enseignée par les juristes. Les droits légaux peuvent être définis ainsi : globalement parlant, un homme a un droit légal quand il peut faire appel à la loi pour se protéger contre les violations. Un homme a en général un droit légal à jouir seul de ses possessions, mais s'il possède (disons) une réserve illégale de cocaïne, il n'a aucun recours légal contre quelqu'un qui s'en emparerait. Mais le législateur doit décider quels droits légaux établir, et cela le ramène naturellement à la conception des droits "naturels", comme étant ceux que la loi doit protéger.
La théologie est encore à la base des idées de Locke
Je m'efforce d'aller aussi loin que possible dans l'exposition des idées de Locke sans utiliser de termes ou concepts théologiques.
Si on fait l'hypothèse que l'éthique, et la classification des actes en catégories "bons" et "mauvais", viennent logiquement avant les lois que se donnent les hommes, il devient possible d'exposer la théorie en termes ne se référant pas à une histoire mythique [comme le seraient des références à la Bible par exemple, ou aux principes du zoroastrisme, ou de l'orphisme].
Pour arriver à la loi de la nature, nous pouvons formuler la question ainsi : en l'absence de loi et de gouvernement, quelles catégories d'actes de A contre B justifient que B se venge contre A ; et quelle sorte de vengeance est justifiée dans les différents cas ?
[C'est à partir de réflexions de ce genre que je suis parvenu, depuis la fin de mon adolescence, à la conclusion que la morale, ou l'éthique, n'est que l'ensemble des règles qui ont montré sur de longues périodes dans le passé lointain de l'humanité qu'elles conduisaient à des communautés durables. Ainsi la vengeance privée n'est pas une bonne chose ; l'adultère pas trop non plus ; mais torturer son poisson rouge, ou même son animal de compagnie, l'est malheureusement.
Du reste les lois sont une couche très superficielle de civilisation sur le fonctionnement des communautés, car il est encore permis, par exemple, de pratiquer sur de nombreuses années des agressions psychologiques ["tu es toujours aussi nul", "tu vas rater", "ce que tu fais est condamnable", etc.] contre les membres de sa famille ou de son voisinage. La loi commence seulement à se sentir concernée.
Une forme de théologie, même dans cette présentation neutre que je fais, est encore présente. Ainsi si deux personnes de sexe opposé vont vivre sur une île déserte, elles peuvent en théorie neutre y faire ce qu'elles veulent, par exemple avoir des enfants, et les empailler pour décorer leur île.
Cela est cependant profondément inacceptable.
Et pourtant c'est ce que font tant de gens !]
Importance du concept de loi naturelle chez Locke (par exemple, la "légitime défense" fait partie de la loi naturelle)
Il est généralement admis qu'aucun homme ne peut être tenu pour coupable de s'être défendu lui-même contre une agression violente [c'est le concept de légitime défense], même, si nécessaire, jusqu'à avoir tué son assaillant. Il peut de la même manière défendre sa femme et ses enfants ou même n'importe quel membre de la population. Dans de tels cas, l'existence d'une loi interdisant le meurtre devient nulle et non avenue, s'il est aisément prouvé que l'homme assailli serait mort avant l'intervention de la police s'il n'avait pas tué le premier son agresseur. Nous devons, alors, nous en remettre à nos "droits naturels" dans ce cas. Un homme a aussi le droit de défendre ses possessions, quoique les opinions diffèrent sur ce qu'est une juste défense contre le voleur [il n'est en général pas admis qu'on puisse tirer sur un voleur].
Dans les relations entre deux Etats, comme le souligne Locke, la "loi naturelle" est pertinente. Dans quelles circonstances la guerre est-elle justifiée ? [c'est le concept de "guerre juste", qu'invoquent toujours les vainqueurs]. Tant qu'un gouvernement international n'existe pas, la réponse à cette question est purement éthique, pas juridique ; on doit y répondre de la même manière qu'on le ferait concernant les actions d'un individu dans l'état d'anarchie.
[On ne sait pas bien si R. expose ici les idées de Locke ou les siennes, mais il est sûr que Locke compare les relations entre Etats dans le monde, aux relations qui existent "dans l'état de nature" entre les individus.]
La théorie de la loi sera fondée sur l'idée que les "droits" des individus doivent être protégés par l'Etat. Autrement dit, quand un homme subit une agression qui justifierait une vengeance selon les principes de la loi naturelle, la loi de la civilisation énonce que cette vengeance doit être accomplie par l'Etat. Si vous voyez un homme menacer de tuer votre frère, vous avez le droit de le tuer, si vous ne pouvez pas protéger autrement votre frère. Dans l'état de nature -- ainsi pense en tout cas Locke -- si un homme réussit à tuer votre frère, vous avez le droit de le tuer. Mais là où la loi existe, vous perdez ce droit, qui est pris en charge par l'Etat. Et si vous tuez dans le cadre de la légitime défense de vous ou de quelqu'un d'autre, vous devrez prouver dans un tribunal que vous étiez effectivement dans cette situation.
Nous pouvons alors identifier la "loi naturelle" avec les lois morales en ce sens qu'elles sont indépendantes des dispositions du code de loi que se donne une communauté civilisée. Il doit exister de telles lois [morales] si on veut pouvoir distinguer les bonnes lois des mauvaises. Pour Locke, l'affaire est simple, puisque les lois morales ont été édictées par Dieu, et peuvent être trouvées dans la Bible. Quand cette base théologique est retirée, l'affaire devient plus difficile. Mais tant que l'on peut faire une distinction éthique entre les bonnes actions et les mauvaises, nous pouvons dire : la loi naturelle décide quelles actions sont éthiquement correctes et lesquelles sont condamnables, dans une communauté qui n'a pas de gouvernement ; et la loi positive [c'est le nom que R. ou Locke donne aux lois édictées par les hommes dans le cadre d'une organisation politique et juridique] doit être, autant que faire se peut, guidée et inspirée par la loi naturelle.
Où l'utilitarisme est un point de vue différent de la loi naturelle
Dans sa forme absolue, la doctrine selon laquelle un individu a certains droits inaliénables est incompatible avec l'utilitarisme, c'est-à-dire avec le point de vue selon lequel les actes corrects et acceptables sont ceux qui promeuvent le plus le bien-être général. Mais pour qu'une doctrine devienne une base convenable pour la loi, il n'est pas nécessaire qu'elle soit correcte dans tous les cas d'application possibles, mais seulement qu'elle soit correcte dans une très grande majorité des cas. Nous pouvons imaginer des cas où le meurtre serait justifié, mais ils sont rares, et ne fournissent pas un argument contre l'illégalité [en général] du meurtre.
De même il peut être -- je ne dis pas qu'il est -- souhaitable, d'un point de vue utilitariste, de réserver à chaque individu une certaine sphère de liberté personnelle. Si c'est le cas, la doctrine des Droits de l'Homme sera une base adaptée pour définir un code civil, même si ces droits sont sujets à des exceptions. Un utilitarien devra examiner la doctrine, considérée comme une base pour le code de lois, du point de vue de ses effets pratiques ; il ne peut pas la condamner ab initio comme étant contraire à son éthique.
[Je me découvre être une sorte d'utilitarien comme M. Jourdain faisait de la prose. Mais je pense cependant que l'utilitarien strict n'a rien à redire sur ce que deux personnes sur une île déserte font de leur progéniture engendrée là-bas. En ce sens je ne suis pas un utilitarien strict. En outre, je pense que des quantités de familles se comportent comme des gens sur une île déserte avec leurs enfants, et je trouve cela hautement condamnable dans mon éthique des devoirs de l'éducation vis à vis des enfants et jeunes gens.]