HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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III.1.15 : L'INFLUENCE DE LOCKE
Depuis l'époque de Locke jusqu'à nos jours, il y a eu en Europe deux types principaux de philosophie : l'un doit ses doctrines et méthodes à Locke, tandis que l'autre est dérivé de Descartes, puis de Kant. Ce dernier pensait avoir lui-même fait une synthèse de la philosophie dérivée de Descartes et celle dérivée de Locke ; mais on ne peut pas soutenir cette idée, du moins d'un point de vue historique, car les disciples de Kant étaient dans la tradition cartésienne, pas dans la tradition lockienne.
Les héritiers de Locke sont
(1) Berkeley et Hume;
(2) ceux des philosophes français qui n'appartiennent pas à l'école rousseauiste;
(3) Bentham et les Radicaux philosophiques;
(4) avec d'importantes accrétions de philosophie continentale, Marx et ses disciples.
Mais le système de Marx est éclectique, et tout énoncé simple se réclamant de sa philosophie est sûr d'être faux ; je vais, par conséquent, laisser Marx de côté jusqu'au chapitre où je le considèrerai en détail.
Partisans et opposants intellectuels à Locke
A l'époque de Locke, ses principaux opposants étaient les Cartésiens et Leibniz. De manière tout à fait illogique, la victoire de la philosophie de Locke en Angleterre et en France était largement due au prestige de Newton. L'autorité de Descartes en tant que philosophe était renforcée, de son vivant, par ses travaux en mathématiques et en philosophie naturelle [= physique ; Descartes a fait par exemple de travaux de premier ordre en optique]. Mais sa doctrine des tourbillons était indiscutablement inférieure à la loi de la gravitation de Newton pour expliquer le système solaire. La victoire de la cosmogonie de Newton diminua le respect des "intellectuels" pour Descartes et accrut celui pour l'Angleterre.
Ces causes entraînèrent une attitude favorable aussi vis-à-vis de Locke. Au XVIIIe siècle en France, où les intellectuels étaient en rébellion contre un despotisme retardataire, corrompu, et décadent [c'est la vision traditionnelle en particulier de la période du Régent, mais ce dernier était en réalité un homme intelligent et moderne en dehors de sa place au début du XVIIIe siècle en France, voir la biographie par Ph. Erlanger ; en revanche les commentaires de R. sont appropriés pour Louis XV], ils regardaient l'Angleterre comme le havre de la liberté [comme la Hollande au XVIIe siècle ; vers la fin du siècle elle fournit même son roi à l'Angleterre], et étaient favorablement disposés envers la philosophie de Locke à cause de ses doctrines politiques libérales. Dans les derniers temps avant la Révolution française, l'influence de Locke en France fut encore renforcée par celle de Hume, qui vécut un temps en France et connaissait personnellement nombre des principaux savants.
Le principal passeur des idées anglaises [idées politiques et philosophiques de Locke principalement] en France fut Voltaire [qui passa un temps dans sa jeunesse en Angleterre ; plus tard sa maîtresse Emilie du Châtelet traduisit Newton].
Moindre influence en Angleterre au départ
En Angleterre, les partisans philosophiques de Locke, jusqu'à la Révolution française, ne s'intéressaient pas à ses doctrines politiques. Berkeley était un évêque anglican qui ne s'intéressait pas à la politique ; Hume était un Tory [un conservateur] dans la lignée de Bolingbroke (1678-1751).
L'Angleterre était politiquement calme à leur époque, et un philosophe pouvait se consacrer à ses théorisations sans être troublé par l'état du monde. La Révolution française changea tout cela, et contraignit les meilleurs esprits à prendre position contre le status quo. Néanmoins, la tradition en philosophie pure perdura. L'ouvrage Nécessité de l'Athéisme, publié sans nom d'auteur par le poète Percy Bysshe Shelley (1792-1822), pour lequel il fut renvoyé d'Oxford, est imprégné de l'influence de Locke. (Prenez par exemple, la maxime de Shelley : "Quand une proposition est soumise à l'esprit, il perçoit l'accord ou le désaccord des idées qui la composent.")
Jusqu'à la publication par Kant de sa Critique de la Raison pure en 1781, on aurait pu croire que l'ancienne tradition philosophique de Descartes, Spinoza et Leibniz avait été définitivement dépassée par la nouvelle méthode empirique. Cette nouvelle méthode, cependant, n'avait jamais été acceptée dans les universités allemandes, et après 1792 elle fut tenue pour responsable des horreurs de la Révolution.
Des révolutionnaires ayant fait amende honorable, comme Coleridge, trouvèrent dans Kant le soutien intellectuel à leur position contre l'athéisme français. Les Allemands, dans leur résistance aux Français, étaient heureux d'avoir une philosophie allemande qui les soutenait. Même pour les Français, après la chute de Napoléon, n'importe quelle arme contre le jacobinisme les rendait heureux. Tous ces facteurs favorisèrent Kant.
Kant, comme Darwin, déclencha un mouvement qu'il aurait détesté. Kant était un libéral, un démocrate, un pacifiste, mais ceux qui prétendirent développer sa philosophie n'étaient rien de tout cela. Ou, s'ils se proclamaient toujours Libéraux, ils étaient des Libéraux d'une espèce nouvelle. Depuis Rousseau et Kant, il y a eu deux écoles libérales, que l'on peut distinguer comme les durs et les tendres :
-- les durs, par étapes logiques successives, à travers Bentham, Ricardo et Marx, aboutirent à Staline ;
-- les tendres, par d'autres étapes logiques, en passant par Fichte, Byron, Carlyle et Nietzsche, aboutirent à Hitler.
Ce que je dis est naturellement trop schématique pour être indiscutable, mais cela peut servir de moyen mnémotechnique pour fixer les idées. L'évolution des idées a presque eu la qualité de la dialectique hégélienne : les doctrines se sont développées, dans une suite d'étapes chacune apparemment tout à fait naturelle, en leur opposées.
Mais les développements n'ont pas été seulement dus au mouvement inhérent des idées ; ils ont aussi été gouvernés, tout du long, par des circonstances externes et par la réflexion de ces circonstances dans les émotions humaines. Cet état des choses est rendu évident par un fait remarquable : le fait que les idées du libéralisme n'ont subi aucune des ces transformations en Amérique, où elles sont restées jusqu'à aujourd'hui dans le même état qu'au temps de Locke.
Philosophie continentale vs philosophie britannique
Laissant de côté la politique, examinons les différences entre les deux écoles de philosophie, que l'on peut pour simplifier appeler l'école continentale et l'école britannique respectivement.
Il y a tout d'abord une différence de méthode. La philosophie britannique est plus détaillée et plus fragmentaire que celle du Continent ; quand elle s'autorise un principe général, elle s'attache à le démontrer inductivement [= langage pompeux de R. pour dire "formuler une hypothèse qui colle avec toutes les conséquences observées"] en examinant plusieurs de ses applications.
Ainsi Hume, après avoir annoncé qu'il n'existe pas d'idée qui n'ait comme antécédent une impression des sens, poursuit immédiatement en considérant l'objection suivante : supposez que vous voyiez deux nuances de couleurs qui sont similaires mais non identiques, et supposez que vous n'ayez jamais vu de nuance intermédiaire entre les deux, pouvez-vous néanmoins imaginer une telle nuance ? Il ne tranche pas la question, mais considère qu'une décision contraire à son principe général lui serait fatale, car son principe n'est pas fondé sur la logique, mais est empirique.
Pour prendre un exemple opposé cette fois, quand Leibniz veut établir sa monadologie, il raisonne, grosso modo, comme suit : tout ce qui est complexe doit être composé de parties plus simples ; ce qui est simple ne peut pas être étendu [= avoir un volume spatial] ; par conséquent toute chose est composée de choses plus simples sans volume. Mais ce qui n'a pas de volume n'est pas matériel. Donc les composantes ultimes des choses ne sont pas matérielles, et, si elles ne sont pas matérielles, elles sont mentales. C'est pourquoi une table est en réalité une colonie d'âmes.
[Leibniz est-il un charlot ?
Noter qu'on pourrait à juste titre considérer les monades de Leibniz comme les élucubrations d'un hurluberlu. Car il s'agit, selon Leibniz, de choses "sans extension" (i.e. sans volume), toutes indépendantes les unes des autres, mais néanmoins à l'unisson comme des pendules, constituant tous les objets de l'univers...
Mais Leibniz a inventé le calcul intégral, dans lequel l'intégrale d'une fonction f entre a et b est composée d'une infinité d'infinitésimaux qui ne se chevauchent pas, mais qui tous ensemble composent la surface sous f...
Or si les monades de Leibniz n'ont conduit à rien, le calcul intégral a conduit à toute la physique de Leibniz et Newton jusqu'à aujourd'hui.
Ergo, il faut considérer les monades comme des recherches d'un grand esprit. Qu'elles n'aient pas abouti ne classifie pas automatiquement leur auteur dans la catégorie des charlots -- aussi fantastiques soient-elles.]
La différence de méthode, ici, peut être caractérisée de la façon suivante : chez Locke ou Hume, une conclusion relativement modeste est tirée d'une large moisson de faits, tandis que chez Leibniz un vaste édifice de déductions est posé comme une pyramide à l'envers sur un minuscule principe établi de manière logique [selon Leibniz].
Chez Leibniz, si le principe initial est vrai et les déductions sont correctement déduites, tout va bien ; mais la structure est instable, et le moindre défaut quelque part ruine l'ensemble. Chez Locke et Hume, à l'inverse, la base est en bas [pour suivre le parallèle de R.] et la section de la pyramide diminue en s'élevant pas en descendant ; par conséquent l'équilibre est stable [l'image cependant est un peu lourde !], et des défauts ici ou là peuvent être corrigés sans causé un désastre.
Cette différence de méthode s'observe de manière particulière chez Kant, qui tenta d'incorporer un peu de la philosophie empirique dans son système. Mais de Descartes à Hegel d'un côté, et de Locke à John Stuart Mill de l'autre, les deux façons de faire de la philosophie restèrent distinctes.
Autres aspects de la différence entre la méthode britannique et la méthode continentale
La différence de méthode est liée à d'autres différences. Commençons par la métaphysique.
En métaphysique
Descartes offrit des preuves métaphysiques de l'existence de Dieu, dont la plus importante avait été inventée au onzième siècle par Saint Anselme (c.1033-1109), archevêque de Canterbury. Spinoza avait un Dieu panthéiste, qui semblait aux orthodoxes pas un Dieu du tout ; quoi qu'il en soit, les arguments de Spinoza étaient essentiellement métaphysiques, et peuvent être vus comme découlant (même s'il ne s'en sans doute pas rendu compte) de la doctrine que toute proposition doit avoir un sujet et un prédicat [= chose caractérisant ou affirmée sur le sujet]. La métaphysique de Leibniz a la même source.
Chez Locke, l'approche philosophique qu'il inaugura n'est pas encore totalement développée ; il accepte comme valides les arguments de Descartes sur l'existence de Dieu. Berkeley inventa un argument totalement nouveau ; mais Hume -- chez qui la nouvelle philosophie devient achevée -- rejetait totalement la métaphysique, et soutenait que rien ne pouvait être su sur les sujets que traite la métaphysique [par exemple "pourquoi il y a un univers ?" "qui l'a fait et dans quel but ?" ; description détaillée de ce qui nous attend dans l'au-delà, etc...]. Ce point de vue fut celui de l'école empirique, tandis que la vue opposée, quelque peu modifiée, fut celui de Kant et de ses disciples.
En éthique
En éthique, il y a une division similaire en deux écoles.
Locke, comme on l'a vu, estimait que le plaisir était bon, et ce fut l'opinion prévalente chez les empiristes pendant tous les XVIIIe et XIXe siècles. Leurs adversaires, au contraire, méprisaient le plaisir qu'ils considéraient comme ignoble, et avaient divers systèmes éthiques qui semblaient plus exaltés. Hobbes valorisait le pouvoir, et Spinoza, jusqu'à un certain point, était d'accord avec Hobbes. Il y a chez Spinoza deux points de vue irréconciliables sur l'éthique, l'un est celui de Hobbes, et l'autre celui selon lequel le bien consiste en une union mystique avec Dieu. Leibniz ne fit pas de contribution importante à l'éthique, mais Kant fit de l'éthique la doctrine suprême, et dériva sa métaphysique de prémisses éthiques. L'éthique de Kant est importante, parce qu'elle s'oppose aux utilitariens, a priori, et à ce qui est considéré comme "noble".
Kant dit que si vous êtes gentil avec votre frère parce que vous l'aimez, vous n'avez aucun mérite moral : un acte a du mérite moral quand il est accompli parce que la loi morale nous enjoint de le faire. Bien que le plaisir ne soit pas le bien, il est cependant injuste -- soutient Kant -- que le vertueux doive souffrir. Etant donné que cela arrive souvent en ce monde, il doit par conséquent y avoir un autre monde où nous sommes récompensés après la mort, et il doit y avoir un Dieu pour s'assurer de la justice dans l'au-delà.
[Cette idée de grande justice dans l'univers telle que si on souffre de torts ici-bas il y aura une compensation dans l'au-delà, pour mettre les compteurs à zéro en quelque sorte, est un développement des idées d'Anaximandre sur lesquelles des principes moraux et mystiques sont plaqués. C'est le point de vue de la plupart des gens simples autour de moi. Ils ne savent pas que c'est de la métaphysique à deux balles.]
Il rejette tous les vieux arguments métaphysiques pour Dieu et l'immortalité, mais considère son nouvel argument éthique comme irréfutable.
Kant lui-même était un homme dont la vision sur les affaires pratiques de ce monde était bienveillante et humaine ; mais la même chose ne peut pas être dite de la plupart de ceux qui déclaraient que le bonheur n'était pas le bien. La sorte d'éthique qui est appelée "noble" est moins associée avec les tentative d'améliorer le monde que ne l'est la doctrine plus banale selon laquelle nous devons chercher à rendre l'homme plus heureux. Ce n'est pas surprenant. Le mépris pour le bonheur est plus facile à professer quand il s'agit du bonheur des autres et non du sien. Habituellement le substitut pour le bonheur est une forme d'héroïsme. Cela offre un exutoire inconscient à le pulsion pour le pouvoir, et d'abondantes excuses pour la cruauté. Ce qui est valorisé, encore une fois, sont alors des émotions fortes ; c'était le cas avec les romantiques. Cela conduisit à la tolérance pour les passions comme la haine et la revanche. Les héros de Byron sont typiques, et ne sont jamais des personnes au comportement exemplaires [selon une éthique à la Locke].
Les hommes qui firent le plus pour promouvoir le bonheur humains furent -- comme on peut s'y attendre -- ceux qui pensaient que le bonheur est important, et pas ceux qui le méprisaient lui préférant des concepts plus "sublimes" [dans lesquels il y a un tropisme de violence et de mort, comme un acte magnifique].
En outre, l'éthique d'un homme reflète en général son caractère, et la bienveillance de caractère conduit au désir que tout le monde soit heureux. Ainsi les hommes qui pensent que le bonheur est le but ultime de la vie tendent à être des caractères tranquilles et bienveillants, tandis que ceux qui proposent d'autres buts sont souvent dominés, inconsciemment, par la cruauté ou la pulsion pour le pouvoir [et sont de dangereux agités].
En politique
Ces différences éthiques sont associées, habituellement mais pas invariablement, avec des différences politiques. Locke, comme on l'a vu, est tolérant dans ses croyances, pas du tout autoritaire, et il accepte volontiers de laisser chaque question à la libre discussion. Le résultat, aussi bien en ce qui le concerne qu'en ce qui concerne ses disciples, était une croyance en les réformes, mais des réformes graduelles. Etant donné que leurs doctrines philosophiques ne résultaient pas d'un système de pensée unique mais d'investigations séparées sur de nombreuses questions, leurs vues politiques tendaient naturellement à avoir le même caractère. Ils se tenaient éloignés des grands programmes d'un seul bloc, et préféraient considérer chaque idée pour ses mérites propres. En politique comme en philosophie, c'étaient des expérimentateurs. Leurs adversaires, en revanche, qui pensaient pouvoir "appréhender toutes choses de ce triste monde dans leur ensemble" étaient beaucoup plus enclins à tout fracasser pour ensuite reconstruire un seul système conforme à leurs voeux. Ils pouvaient faire cela comme des révolutionnaires, ou comme des hommes qui souhaitaient accroître l'autorité des instances de pouvoir ; dans les deux cas, ils ne reculaient devant la violence pour atteindre des objectifs grandioses, et ils condamnaient l'amour et la paix comme des idées ignobles.
Culte de la propriété
Le grand défaut politique de Locke et ses disciples, d'un point de vue moderne, était leur culte de la propriété. Mais ceux qui les critiquaient sur ce point le faisaient souvent dans l'intérêt de classes qui étaient encore plus dangereuses que les capitalistes, comme par exemple les monarques, les aristocrates et les militaires [et plus tard "le peuple" dans une vision mythique où il exercerait une "dictature"]. L'aristocrate propriétaire terrien, dont les revenus lui arrivent sans effort de sa part, en vertu d'une coutume immémoriale, ne se voit pas comme un homme avide au gain, et n'est pas non plus vu ainsi par ceux qui ne regardent pas au-delà de la surface pittoresque des choses [les lecteurs de Paris-Match et de Point de Vue et Images du Monde].
L'homme d'affaire, en revanche, est engagé dans une poursuite consciente de la richesse, et tant que ses activités étaient plus ou moins nouvelles elles soulevaient une réprobation dont ne souffraient pas les nobles exactions du propriétaire terrien.
Ce type de critiques politiques [des idées de Locke] apparaissaient au sein des auteurs de la classe moyenne et de ceux qui les lisaient ; elles n'apparaissaient pas chez les paysans, comme on a pu le voir durant les révolutions française et russe. Mais les paysans n'ont pas de culture politique et ne savent pas s'exprimer..
Soutiens et opposants à Locke, l'attitude des capitalistes
La plupart des opposants à l'école de Locke éprouvaient une admiration pour la guerre ; ils la trouvaient héroïque, et la marque d'un mépris pour le confort et l'aisance. Ceux qui adoptaient l'éthique utilitarienne, à l'inverse, tendaient à regarder la guerre comme une folie. Cela, encore une fois, au moins au XIXe siècle, les amenaient à faire alliance avec les capitalistes, qui détestaient les guerres car elles interféraient avec leurs activités [à vrai dire les guerres sont aussi de grandes opportunités pour les capitalistes, pendant la guerre et lors des reconstructions].
Les motivations des capitalistes étaient, bien sûr, de pur self-intérêt, mais elles conduisaient à une vue plus en accord avec l'intérêt général que celles des va-t-en-guerre et de leurs partisans plumitifs.
Cette attitude des capitalistes vis-à-vis de la guerre, il est vrai, a été fluctuante. Les guerres anglaises du XVIIIe siècle, à l'exception de la guerre américaine, furent dans l'ensemble profitables, et étaient encouragées par les hommes d'affaires ; mais durant le XIXe siècle, jusqu'aux dernières années, ils furent en faveur de la paix. A l'époque moderne [écrit dans les années 1940], le big business, partout, est tellement en symbiose avec l'Etat national que la situation a bcp changé. Mais même maintenant, que ce soit en Angleterre ou en Amérique, le big business dans l'ensemble n'aime pas la guerre.
Conclusion
Le self-intérêt éclairé n'est, bien sûr, pas la motivation la plus édifiante. Mais ceux qui la dénoncent lui substituent souvent, par accident ou par dessein, des motivations encore pires, comme la haine, la jalousie et l'amour du pouvoir.
[On sent que Russell a été lockien dès sa jeunesse, qu'il a préféré cette doctrine bourgeoise, reposant sur la propriété, l'ordre, les affaires et l'aisance, à l'aventure, la violence, et l'exaltation nietzschéenne des émotions qui est plus habituelle quand on est jeune. Et il fait un plaidoyer comme on en entendrait dans une discussion entre jeunes gens.]
Dans l'ensemble, l'école qui doit son origine à Locke, et qui se fit l'avocate du self-intérêt éclairé, fit plus pour accroître le bonheur humain, et contribua moins à la misère humaine, que les écoles qui détestaient cette doctrine au nom de l'héroïsme et du self-sacrifice.
Je n'oublie pas les horreurs des débuts de l'ère industrielle [les ateliers dénoncés par Dickens et les premiers socialistes], mais ils furent après tout tempérés par le système lui-même [ah bon ?].
Je leur oppose le servage russe, les horreurs de la guerre suivies pas la peur et la haine, et l'inévitable obscurantisme de ceux qui tentent de préserver les anciens systèmes quand ces derniers ont perdu toute vitalité.