HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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III.1.2 : LA RENAISSANCE ITALIENNE

La conception moderne de tout [l'univers, la nature, le monde, l'homme, la ou les déités éventuelles, etc.], par opposition à la vision médiévale, naquit en Italie avec le mouvement appelé "Renaissance". Au départ, seuls quelques individus, notamment Pétrarque [1304-1374, c'était au quatorzième siècle un précurseur de la Renaissance à venir], avaient cette conception, mais durant le quinzième siècle [appelé en italien "Quattrocento", les années 1401 à 1500], elle se répandit dans la majorité des Italiens cultivés, qu'ils soient laïcs ou clercs. A certains égards, les Italiens de la Renaissance -- à l'exception de Léonard et quelques autres -- n'avaient pas le respect pour la science qui a caractérisé les innovateurs les plus importants depuis le dix-septième siècle ; à ce manque [qui peut surprendre un esprit du XXIe siècle] est associé leur émancipation très partielle par rapport à la superstition, en particulier sous la forme de l'astrologie. Beaucoup d'entre eux avaient encore un grand respect pour l'autorité des philosophes médiévaux, mais ils substituaient l'autorité des Anciens de l'Antiquité à celle de l'Eglise. C'était bien sûr une étape vers l'émancipation, puisque les Anciens n'étaient pas d'accord entre eux, et le jugement personnel était nécessaire pour décider lequel suivre. Mais très peu d'Italiens du quinzième siècle auraient osé exprimer une opinion pour laquelle le soutien d'aucune autorité ne pouvait être trouvé que ce soit dans l'Antiquité ou dans les enseignements de l'Eglise.

Situation politique en Italie à l'orée de la Renaissance

Pour comprendre la Renaissance, il est nécessaire tout d'abord de passer en revue rapidement la situation politique en Italie [depuis le milieu du treizième siècle]. Après la mort de Frédéric II de Hohenstaufen en 1250, l'Italie était, dans l'ensemble, libre de toute interférence étrangère jusqu'à ce que le roi français Charles VIII envahisse le pays en 1494.

[Là Russell résume un peu trop grossièrement. Après la mort de Frédéric II le pape a appelé les Français pour l'aider à virer les Normands de l'Italie du Sud. Charles d'Anjou (1227-1285), un frère de Saint Louis, est venu en 1262. Cela faisait partie de la guerre entre les guelfes (= soutiens du pape) et les gibelins (= soutien de l'empereur d'Allemagne). Rappelons-nous les "Vêpres Siciliennes" de 1282. Puis l'Aragon a pris le contrôle du sud de l'Italie. C'est le début d'interminables guerres d'Italie jusqu'à Napoléon, puis finalement l'unification fin XIXe.]

Il y avait en Italie cinq Etats importants : Milan, Venise, Florence, les Territoires du Pape, et Naples ; ajoutés à cela, on comptait un grand nombre de petites principautés, dont les alliances avec l'un ou l'autre des grands variaient au gré des menaces et des opportunités. Jusqu'à 1378, Gênes rivalisa avec Venise en matière de commerce et de puissance navale, mais après cette date Gênes passa sous la suzeraineté de Milan.

Milan

Milan, qui menait la résistance au féodalisme aux XIIe et XIIIe siècles [on se rappelle la bataille de Legnano en 1176 qui vit la victoire de la ligue du Nord sur l'empereur], après la défaite finale des Hohenstaufen, passa sous la coupe des Visconti, une famille de gens capables, dont le pouvoir n'était plus féodal, mais ploutocratique. Ils régnèrent durant 170 ans, de 1277 à 1447 ; puis, après trois années où fut restauré un gouvernement républicain, une nouvelle famille, les Sforza, liés aux Visconti, accédèrent au contrôle du gouvernement et prirent le titre de ducs de Milan. [Louis XI (1423-1483) était très ami avec Francesco Sforza (1401-1466), voir "Louis XI" de Paul Murray Kendall.]

De 1494 à 1535, Milan fut le terrain d'affrontement entre les Français et les Espagnols ; les Sforza s'alliaient tantôt avec un côté tantôt avec l'autre. Durant cette période, ils furent parfois en exil, parfois n'ayant qu'un contrôle nominal sur le duché. Finalement, en 1535, Milan fut annexé par l'empereur Charles Quint.

Venise

La République de Venise est un peu à part dans la politique italienne, particulièrement durant les premiers siècles de sa grandeur [à partir du XIIIe siècle]. Elle n'avait en effet jamais été conquise par les barbares [que ce soit les Wisigoths, les Ostrogoths, ou les Lombards ; on dit même qu'elle a été fondée par des gens fuyant les Lombards], et au départ elle se considérait comme un sujet des empereurs d'Orient.

Cette tradition, combinée avec le fait que son commerce était avec l'Orient, lui conférait une indépendance par rapport à Rome, qui persista jusqu'au concile de Trente (1545) [appelé formellement par Luther, ce concile marque le lancement de la Contre-Réforme], dont le Vénitien Paolo Sarpi écrivit une histoire très anti-papale.


Concile de Trente (je mets le lien vers wikipedia anglais, car, comme d'habitude, wikipedia français donne un récit détaillé et minutieux, mais sans aucune synthèse -- ce qui est malheureusement typique de la plupart des enseignants français.)

Nous avons vu comment, lors de la Quatrième Croisade (1204), Venise insista pour qu'on fasse un détour pour conquérir Constantinople. Cela améliora le commerce vénitien, qui, plus tard à l'inverse, pâtit de la conquête de Constantinople par les Turcs en 1453. Pour différentes raisons, en partie liées au problème de l'approvisionnement en nourriture, les Vénitiens jugèrent nécessaire, au XIVe et XVe siècles, d'acquérir de vastes territoires en Italie autour de la ville ; cela suscita des inimitiés, et conduisit finalement à la formation de la Ligue de Cambrai, une alliance d'Etats puissants qui défit Venise en 1509.

Il eût été possible pour Venise de se remettre de cette infortune, mais il ne l'était pas de se remettre de la découverte par Vasco de Gama de la route du Cap pour aller aux Indes (1497-98). [Dix ans plus tôt déjà Bartholomeo Diaz avait contourné le Cap, mais à cause d'une mutinerie avait dû rebrousser chemin devant ce qui est aujourd'hui Port Elizabeth.] Cela, ajouté à la puissance des Turcs, ruina Venise, qui, cependant, vivota encore quelques siècles jusqu'à ce que Napoléon la prive définitivement de son indépendance.

La constitution de Venise, qui avait à l'origine été démocratique, le devint graduellement de moins en moins. Après 1297, c'était devenu une oligarchie fermée. L'organe principal du pouvoir politique était le Grand Conseil ; après 1297, l'appartenance au Grand Conseil était devenue héréditaire, et se limitait aux membres des familles les plus puissantes. Le pouvoir exécutif appartenait au Conseil des Dix, qui était élu par le Grand Conseil. Le Doge, le tête cérémonielle de l'Etat, était élu à vie ; ses pouvoirs nominaux étaient très restreints, mais dans la pratique son influence était généralement décisive. La diplomatie vénitienne était considérée comme extrêmement astucieuse, et les rapports des ambassadeurs étaient remarquablement pénétrants. [Paul Murray Kendall a écrit la plus grande partie de son "Louis XI" à partir de notes diplomatiques des ambassadeurs de Venise. Les ambassadeurs de Milan ont aussi fourni une documentation très utile.] Depuis Leopold von Ranke (1795-1886), les historiens ont utilisés ces notes comme étant parmi les meilleures sources de connaissance des événements dont elles traitent.

Florence

Florence était la ville la plus civilisée du monde, et fut la source principale de la Renaissance. Presque tous les grands noms dans la littérature, et les premiers grands noms en art ainsi que certains ultérieurs sont liés à Florence ; mais pour l'instant ce qui nous occupe n'est pas la culture mais la politique.

Au treizième siècle, il y avait trois classes en conflit à Florence : les nobles, les riches marchands, et le petit peuple. Les nobles, dans l'ensemble, étaient gibelins [soutiens de l'empereur d'Allemagne], les deux autres classes étaient guelfes [soutiens du pape]. Les gibelins furent finalement défaits en 1266, et durant le quatorzième siècle le parti du petit peuple eut le dessus sur les riches marchands. Le conflit, cependant, ne conduisit pas à une démocratie stable, mais à l'émergence régulière de ce que les Grecs auraient appelé une "tyrannie" [le mot au départ dans la politique grecque n'avait pas de connotation négative].


Côme de Médicis (1389-1464)

Les Médicis, qui à la fin devinrent les dirigeants de Florence, commencèrent comme "boss" du côté démocratique. Côme de Médicis (1389-1464), le premier de la famille à atteindre une claire prééminence, n'avait pas encore de poste officiel : son pouvoir dépendait de sa capacité à manipuler les élections. Il était astucieux, conciliant quand c'était possible, sans état d'âme quand c'était nécessaire. Lui succéda, après un bref intervalle, son petit fils Laurent le Magnifique, qui détint le pouvoir de 1469 à sa mort en 1492. Les deux hommes devaient leur position à leur richesse, qui avait été acquise principalement dans le commerce, mais aussi dans les mines et d'autres industries [l'industrie lainière du Prato]. Ils comprenaient comment rendre riche Florence, en même temps qu'eux-mêmes, et sous leur houlette la ville prospéra.

Pietro, le fils de Lorenzo [= Laurent] n'avait pas les talents de son père et fut chassé en 1494. Viennent ensuite les quatre années d'influence de Savonarole, quand une sorte de renouveau puritain détourna les hommes de la gaieté et du luxe, mais aussi de la libre-pensée, et les poussa vers une piété supposée avoir caractérisé un âge plus simple. A la fin, cependant, essentiellement pour des raisons politiques, les ennemis de Savonarole triomphèrent ; il fut exécuté et son corps brûlé (1498). La République de Florence, démocratique dans les intentions mais ploutocratique dans les faits, survécut jusqu'à 1512, date à laquelle le pouvoir des Médicis fut restauré. Un fils de Lorenzo, qui était devenu cardinal à l'âge de quatorze ans, fut élu pape en 1513, et prit le nom de Léon X. La famille Médicis, avec le titre de grand duc de Toscane, gouverna Florence jusqu'en 1737 ; mais Florence, entre temps, comme le reste de l'Italie était devenue insignifiante.

Territoires du pape (appelés aussi du nom ronflant d' "Etats pontificaux")

Le pouvoir temporel du pape, qui devait son origine à Pépin le Bref et à la fausse Donation de Constantin, s'accrut considérablement durant la Renaissance ; mais les méthodes employées par les papes à cette fin dépouillèrent la papauté de son autorité morale. Le mouvement conciliaire, qui souffrit dans le conflit entre le concile de Bâle et le pape Eugène IV (1431-1447), représentait les éléments les plus authentiques et honnêtes dans l'Eglise ; plus important encore peut-être, il représentait l'opinion au nord des Alpes. La victoire des papes était la victoire de l'Italie, et (dans une moindre mesure) de l'Espagne. La civilisation italienne, dans la première moitié du XVe siècle [années 1401 à 1500], était tout à fait différente de celle des pays au nord des Alpes, qui restaient médiévaux. Les Italiens étaient édifiants en matière de culture, mais pas en matière de morale et de religion ; même dans l'esprit des ecclésiastiques, une élégante latinité pouvait couvrir une multitude de péchés. Nicolas V (1447-1455), le premier pape humaniste, attribua des offices papaux à des érudits dont il respectait le savoir, sans autres considérations ; Lorenzo Valla, un épicurien, et l'homme qui avait prouvé que la Donation de Constantin était un faux, qui avait tourné en ridicule le style de la Vulgate [de Saint Jérôme] et accusait Saint Augustin d'hérésie, fut nommé secrétaire apostolique. Cette politique d'encouragement de l'humanisme plutôt que de la piété orthodoxe continua jusqu'au sac de Rome en 1527 [par les troupes de Charles Quint !].

L'encouragement de l'humanisme, bien qu'il choquât le Nord bien-pensant, peut, de notre point de vue, être considéré comme une vertu ; mais la politique agressive et la vie immorale de certains des papes sont indéfendables de quelque point de vue qu'on se place, à part celui de la pure domination. Alexandre VI (1492-1503) consacra son pontificat à l'enrichissement de lui-même et de sa famille. Il avait deux fils, le duc de Gandie et César Borgia, desquels il préférait de beaucoup le premier. Le duc, cependant, fut assassiné, probablement par son frère ; les ambitions dynastiques du pape durent alors se concentrer sur César. Ensemble ils conquirent la Romagne et Ancona, qu'ils destinaient à former une principauté pour César ; mais quand le pape mourut César à ce moment-là était très malade, et par conséquent ne put agir promptement. C'est pourquoi leur conquête alla accroître le patrimoine de Saint Pierre.

La scélératesse de ces deux hommes devint bientôt légendaire, et il est difficile de démêler le vrai du faux en ce qui concerne les innombrables meurtres dont ils sont accusés. Il ne fait pas de doute, cependant, qu'ils portèrent l'art de la perfidie à des sommets jamais atteints auparavant. Jules II (1503-1513), qui succéda à Alexandre VI, n'était pas remarquable pour sa piété, mais offrit moins d'occasion pour le scandale que son prédécesseur. Il continua la tâche d'agrandir les territoires de la papauté ; en tant que soldat il avait beaucoup de capacités, mais pas en tant que chef de l'Eglise catholique. La Réforme, qui commença sous son successeur Léon X (1513-1521), était la conséquence naturelle de la politique païenne des papes de la Renaissance [et, comme on l'a vu, elle venait en fait de loin, les Cathares, les Vaudois, Wycliffe, Huss, etc.]

Royaume de Naples

L'extrémité sud de l'Italie était occupée par le Royaume de Naples, dont la Sicile, la plupart du temps, faisait partie. Naples et la Sicile avait été le royaume spécial et personnel de l'empereur Frédéric II ; il avait introduit une monarchie absolue sur le modèle mahométan, éclairé mais despotique, et n'avait laissé aucun pouvoir à la noblesse féodale. Après sa mort en 1250, Naples et la Sicile allèrent à son fils naturel Manfred, qui, cependant, hérita aussi de l'implacable hostilité de l'Eglise, et fut chassé par les Français [les troupes de Charles d'Anjou appelé par le pape] en 1266.

Les Français se rendirent eux-mêmes très impopulaires, et furent massacrés lors des "Vêpres siciliennes" (1282), après quoi le royaume appartint à Pierre III d'Aragon et ses héritiers.

Après diverses complications, conduisant à la séparation temporaire entre Naples et la Sicile, elles furent à nouveau réunies en 1443 sous Alphonse le Magnanime, un distingué patron des lettres.

A partir de 1495, trois rois français [Louis XI -- ou plus précisément René d'Anjou et de Provence --, Charles VIII et Louis XII] cherchèrent à reconquérir Naples, mais à la fin le royaume fut acquis par Ferdinand d'Aragon (1502).

[En tentant de simplifier et résumer, Russell parfois tord un peu le bras à la réalité.]

Les rois français Charles VIII, Louis XII et François 1er prétendaient tous trois avoir des droits (pas très solides juridiquement) sur Milan et Naples ; tous envahirent l'Italie et eurent des succès temporaires, mais tous furent à la fin défaits par les Espagnols [Charles Quint étant compté comme espagnol, bien qu'il fut né à Gand, et régna sur l'Empire d'Occident qui associait l'Espagne et le centre de l'Europe]. La victoire de l'Espagne et la Contre-réforme mirent fin à la Renaissance italienne. Le pape Clément VII étant un obstacle à la Contre-réforme, et, en tant que Médicis, un ami de la France, Charles Quint, en 1527, provoqua le sac de Rome, par une armée peuplée principalement de protestants !. Après cela, les papes redevinrent religieux, et la Renaissance italienne avait vécu.

Jeu politique complexe, se terminant par l'effondrement de la civilisation italienne

Le jeu de "power politics" en Italie était incroyablement complexe. Les princes de moindre importance, principalement des tyrans qui s'étaient emparés eux-mêmes de leur pouvoir, s'alliaient parfois avec l'un parfois avec l'autre des Etats plus grands ; s'ils faisaient une erreur d'appréciation ils étaient exterminés. Il y avait constamment des guerres, mais jusqu'à l'arrivée des Français en 1494, elles ne répandaient pas beaucoup de sang : les soldats étaient des mercenaires, soucieux de limiter leurs risques vocationnels.

Ces guerres purement italo-italiennes n'interféraient pas avec le commerce, ni n'empêchaient le pays d'accroître ses richesses. Il y avait beaucoup de politique mais peu de sagesse dans les relations entre principautés ; quand les Français arrivèrent [lors de la campagne de Charles VIII -- on ne parle pas de Charles d'Anjou, deux siècles plus tôt, qui concernait essentiellement le Sud], le pays était pratiquement sans défense.

Les troupes françaises choquèrent les Italiens en tuant pour de vrai des gens dans les batailles. Les guerres entre les Français et les Espagnols, qui s'ensuivirent, étaient des guerres sérieuses, apportant souffrance et appauvrissement.

Mais les Etats italiens continuèrent à intriguer les uns contre les autres, appelant à l'aide les Français ou les Espagnols dans leurs querelles, sans aucun sens d'unité nationale. A la fin, ils furent tous ruinés. Il faut souligner que de toute façon l'Italie aurait perdu de son importance, à cause, à l'ouest, de la découverte des Amériques, et par ailleurs de la route contournant l'Afrique par le sud pour aller en Orient ; mais l'effondrement aurait pu être moins catastrophique, et moins destructeur de la qualité de la civilisation italienne.

La philosophie

La Renaissance ne fut pas une période de grands accomplissements en philosophie, mais elle fit certaines choses qui furent des préliminaires essentiels pour la grandeur du XVIIe siècle. D'abord, elle cassa le système de pensée scolastique rigide, qui était devenu une camisole de force. Elle remit au goût du jour l'étude de Platon [qui avait été la principale source de philosophie -- à travers des commentateurs -- au premier millénaire, mais ensuite entre 1100 et 1300, en Occident, avait été remplacé par Aristote], et de ce fait demanda au moins la liberté de pensée nécessaire pour choisir entre Platon et Aristote.

Pour Platon aussi bien qu'Aristote, la Renaissance promut une connaissance authentique et de première main, libérée des gloses des néoplatoniciens et des commentateurs arabes.

Plus important encore, la Renaissance encouragea l'habitude de considérer l'activité intellectuelle comme une délicieuse aventure sociale, et non plus comme une méditation entre les quatre murs de son cabinet ayant pour but principal de préserver une orthodoxie préétablie.

Retour en grâce de Platon

La substitution de Platon au lieu d'Aristote, le philosophe placé au pinacle par les scolastiques, fut accélérée par le contact avec les érudits byzantins. Déjà au concile de Ferrare (1438), qui avait nominalement réunifié les Eglise d'Orient et d'Occident, il y avait eu un débat où les Byzantins avaient défendu la supériorité de Platon sur Aristote. Gémiste Pléthon (1355-1452), un ardent platonicien grec, d'une orthodoxie douteuse, fit beaucoup pour promouvoir les doctrines platoniciennes en Italie ; Bessarion, un grec qui devint cardinal de l'Eglise romaine, contribua aussi de manière importante.

Côme et Laurent de Médicis étaient tous deux férus de Platon ; Côme fonda et Laurent continua à soutenir l'Académie florentine, qui était largement consacrée à l'étude de Platon. Côme mourut en écoutant la lecture d'un des dialogues de Platon.

Les humanistes de l'époque, cependant, étaient trop occupés à acquérir une connaissance de l'Antiquité pour être capables de produire quoi que ce soit d'original en philosophie.

La Renaissance est le mouvement d'une élite

La Renaissance n'était pas un mouvement populaire ; c'était le mouvement d'un petit nombre d'érudits et d'artistes, encouragés par des patrons [= mécènes, mais qui suivaient ce qu'ils finançaient] libéraux, en particulier les Médicis et les papes humanistes. Sans ces patrons, cela aurait pu avoir beaucoup moins de succès. Pétrarque et Boccace, au quatorzième siècle, appartiennent du point de vue de la mentalité à la Renaissance [même s'ils ont vécu au siècle précédant le Quattrocento] ; mais à cause de conditions politiques différentes à leur époque leur influence immédiate fut moindre que celle des humanistes du quinzième siècle [= Quattrocento].

Attitude vis-à-vis de l'Eglise

L'attitude des érudits de la Renaissance vis-à-vis de l'Eglise est difficile à caractériser simplement. Certains étaient des libres-penseurs avoués, bien que même ceux-là acceptaient l'extrême onction, faisant ainsi la paix avec l'Eglise quand ils sentaient la mort approcher. La plupart d'entre eux étaient frappés par la scélératesse des papes contemporains, mais étaient néanmoins heureux d'être employés par eux. Guicciardini, l'historien, écrivait en 1529 :

"Aucun homme n'est plus dégoûté que moi par l'ambition, l'avarice, et la débauche du haut clergé, pas seulement parce que chacun de ces vices est en soi détestable, mais parce qu'ils sont particulièrement odieux chez des gens qui déclarent avoir une relation spéciale avec Dieu ; et aussi, étant donné que ces vices sont en contradiction les uns avec les autres, ils ne peuvent coexister que chez des natures singulières. Néanmoins, ma position à la Cour de plusieurs papes me force à désirer leur grandeur, pour mon propre intérêt. Mais, sans cela, j'aurais aimé Martin Luther comme moi-même, pas afin de me libérer des lois que la chrétienté, comme généralement on la comprend et l'explique, impose à nous, mais afin de voir cette bande de gredins remis à leur place, de sorte qu'ils soient forcés de vivre sans vices ou sans pouvoir." (Citation extraite de Burckhardt, "Renaissance in Italy, Part VI, Ch. II.)

C'est d'une délicieuse franchise, et cela montre clairement que les humanistes ne pouvaient pas inaugurer une réforme. En outre, la plupart d'entre eux ne voyaient aucune position intermédiaire entre l'orthodoxie et la libre-pensée ; une position comme celle de Luther était impossible pour eux, car ils n'avaient plus l'attirance médiévale pour les subtilités théologiques. Masuccio, après avoir décrit la mauvaise conduite des moines, des religieuses et des frères, dit : "La meilleure punition pour eux serait que Dieu abolisse le purgatoire ; ils ne recevraient alors plus aucune aumône [de la part de fidèles achetant des indulgences] et cela les forcerait à retourner à leur situation précédente." Mais il ne lui vient pas à l'idée, comme à Luther, de nier le purgatoire, tout en conservant la plus grande partie de la foi catholique.

La richesse de Rome ne dépendait que pour une faible part des revenus provenant des territoires du pape ; la plus grande part était un tribu, soutiré à l'ensemble du monde catholique, à l'aide d'un système théologique qui déclarait que les papes détenaient les clés des cieux. Un Italien qui aurait effectivement critiqué ce système aurait risqué d'appauvrir l'Italie, et de provoquer une perte d'influence de Rome sur le monde occidental. Par conséquent la non-orthodoxie italienne, à la Renaissance, était purement intellectuelle, et ne conduisit pas au schisme, ni à aucune tentative de créer un mouvement populaire s'éloignant de l'Eglise. La seule exception, et elle est très partielle, fut Savonarole, qui mentalement appartenait au Moyen Âge.

Croyances et attitudes des humanistes

La plupart des humanistes conservaient des superstitions comme on en trouvait dans l'Antiquité. La magie et la sorcellerie étaient considérée comme le fait du démon, mais on pensait qu'elles n'étaient pas impossibles. Innocent VIII, en 1484, émit une bulle contre la sorcellerie, qui conduisit à d'épouvantables persécutions de sorcières en Allemagne et ailleurs. L'astrologie était très valorisée en particulier par les libres-penseurs ; elle devint en vogue comme elle ne l'avait plus été depuis les anciens temps. Le premier effet de l'émancipation par rapport à l'Eglise ne fut pas de conduire les hommes à penser rationnellement, mais d'ouvrir leurs esprits à toutes sortes de délires antiques.

Sur le plan moral, le premier effet de l'émancipation fut tout aussi désastreux. Les vieilles règles morales cessèrent d'être respectées ; la plupart des dirigeants d'Etats avaient acquis leur position par la traîtrise, et la conservaient par la cruauté la plus brutal. Quand les cardinaux étaient invités à dîner pour le couronnement d'un pape, ils apportaient leur propre vin et leur propre échanson, par crainte d'être empoisonnés. Sauf Savonarole, pratiquement aucun Italien de la période ne risqua quoi que ce soit dans un but public. Les maux de la corruption papale étaient évidents, mais on ne pouvait rien contre eux. La désirabilité de l'unité italienne était évidente, mais les dirigeants étaient incapables de s'entendre. Le danger de la domination étrangère était imminent, cependant chaque dirigeant italien était prêt à faire appel à l'aide d'une puissance étrangère, mais à celle des Turcs, dans une dispute quelconque avec un autre dirigeant italien. Je ne peux penser à aucun crime, sauf la destruction de manuscrits anciens, dont les hommes de la Renaissance ne rendirent pas fréquemment coupables.

Les Arts

En dehors de la sphère morale, la Renaissance a des grandes réalisations à son crédit. En architecture, peinture et poésie, elle est restée renommée jusqu'à aujourd'hui. Elle produisit de grands hommes, comme Léonard de Vinci (1452-1519), Michelange (1475-1564) et Machiavel (1569-1527).

Elle libéra les hommes instruits de l'étroitesse de la culture médiévale, et, même si elle resta esclave d'un culte de l'Antiquité, elle permit aux érudits de prendre conscience qu'une grande variété d'opinions avaient été soutenues par des autorités dignes de respect sur les sujets les plus divers.

En stimulant la connaissance du monde grec, elle créa une atmosphère mentale dans laquelle il était à nouveau possible de rivaliser avec les accomplissements helléniques, et où des individus de génie pouvaient s'épanouir avec une liberté qu'on avait oubliée depuis le temps d'Alexandre.

Les conditions politiques de la Renaissance encourageaient le développement individuel, mais ces conditions étaient instables ; l'instabilité et l'individualisme étaient étroitement corrélés, comme en Grèce antique. Un système social stable était nécessaire, mais chaque système stable qui avait été mis en place jusqu'à présent avait entravé le développement de réalisations artistiques ou intellectuelles exceptionnelles [on a vu ça aussi sous l'époque communiste en Union soviétique].

Combien de meurtres et quel degré d'anarchie sommes-nous prêts à accepter pour que de grands accomplissements comme ceux de la Renaissance soient possibles ? Dans le passé, la réponse était beaucoup ou un niveau élevé ; à notre époque, la réponse est beaucoup moins. Aucune solution à ce problème n'a jusqu'à présent été trouvée ; l'accroissement de la complexité des organisations sociales rend cependant ce problème de plus en plus important.

[Pour comprendre la tonalité inquiète de Russell il faut se rappeler qu'il écrivait au début des années 1940, pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut noter qu'à l'époque moderne, en particulier aux XIXe et XXe siècles, on a réussi à concilier des grands systèmes politiques, éloignés de l'anarchie et du crime, avec une grande créativité intellectuelle et artistique. C'est le cas des démocraties libérales.]