HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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III.1.5 : LA REFORME ET LA CONTRE-REFORME

La Réforme, et la Contre-Réforme, l'une comme l'autre, représentent la rébellion de nations moins civilisées vis-à-vis de la domination intellectuelle de l'Italie. Dans le cas de la Réforme, la révolte était aussi politique et théologique : l'autorité papale était rejetée, et le tribut -- que versaient à Rome toutes les nations chrétiennes car le pape était censé détenir les clés du Royaume des Cieux -- cessa d'être payé. Dans le cas de la Contre-Réforme, c'était seulement une révolte contre la liberté intellectuelle et morale de la Renaissance italienne ; le pouvoir du pape n'était pas diminué, mais au contraire accru, tandis qu'en même temps on faisait clairement comprendre que son autorité était incompatible avec le laxisme pour ne pas dire la dépravation des Borgias et des Médicis. Grosso modo, la Réforme fut allemande, et la Contre-Réforme espagnole ; les guerres de religion furent en même temps des guerres entre l'Espagne et ses ennemis, coïncidant chronologiquement avec la période où la puissance espagnole était à son apogée.

L'attitude de l'opinion publique dans les nations au nord des Alpes vis-à-vis de l'Italie de la Renaissance est bien exprimée par la formule anglaise de l'époque : un Anglais italianisé est le Diable incarné ["An Englishman Italianate Is a devil incarnate"].

Il faut noter combien de personnages de méchants dans Shakespeare sont italiens. Iago est sans doute le plus connu, mais encore plus illustratif est Iachimo dans Cymbeline, qui égare le vertueux Anglais qui voyage en Italie, puis qui vient en Angleterre pour exercer ses vils tours sur des Anglais insoupçonneux. L'indignation morale contre les Italiens est très liée à la Réforme. Malheureusement cela conduisait aussi à rejeter ce que l'Italie avait contribué d'admirable à la civilisation.

Les leaders de la Réforme et de la Contre-Réforme

Les trois grands hommes de la Réforme et de la Contre-Réforme sont Luther, Calvin et Loyola. Tous trois avaient un esprit médiéval en philosophie, comparés aux Italiens juste avant eux, ou à des hommes comme Erasme ou More.

Luther Calvin Loyola

 

Sur le plan philosophique, le siècle qui a suivi le début de la Réforme est un désert. Luther et Calvin retournèrent à Saint Augustin, se focalisant, cependant, exclusivement sur la partie de ses enseignements qui traite de la relation entre l'âme et Dieu, et ignorant la partie qui concerne l'Eglise. Leur théologie avait pour conséquence logique de diminuer le pouvoir de l'Eglise. Ils abolirent le purgatoire, où les âmes des défunts pouvaient encore être délivrées [de l'enfer] à l'aide de messes [et d'achat d'indulgence auprès des ecclésiastique catholiques]. Ils rejetèrent la doctrine des indulgences, sur laquelle reposait une grande partie des revenus de la papauté.

Par la doctrine de la prédestination, le sort d'une âme après la mort était rendu totalement indépendant des actions des prêtres [et aussi, au moins chez Calvin, du bien ou du mal que pouvait avoir fait le défunt durant sa vie !!!]

[On note qu'il s'agit toujours de lumières sur l'Au-delà, Dieu, l'immortalité, de révélations, de jugements divins sur le bien et le mal selon un corpus de doctrine plus élaboré que le simple respect d'autrui (qui se passe de tout cet attirail philosophico-religieux à fonction en réalité sociologique, d'organisation et de contrôle social), etc... sur lesquelles ces pieuses personnes ont une connaissance particulière, soit par réflexion, soit par communication privée avec la déité... comme n'importe quel gourou. Et comme n'importe quel gourou, un de leurs objectif est leur pouvoir personnel, et l'organisation de la société selon leurs vues.]

Ces innovations, tout apportant une aide dans le combat contre le pape, empêchèrent aussi les Eglises protestantes de devenir aussi puissantes, dans les pays protestants, que ne l'était l'Eglise catholique dans les pays catholiques. Les théologiens protestants furent (du moins au début) tout aussi bigots et étroits d'esprit que les théologiens catholiques, mais ils eurent moins de pouvoir, et furent par conséquent moins nuisibles.

Divisions au sein des protestants

Presque dès le départ, il y eut une division au sein des protestants quant au pouvoir de l'Etat sur les affaires religieuses. Luther était disposé, là où le prince était protestant, de le reconnaître comme chef de l'Eglise de son pays. En Angleterre, Henry VIII et Elizabeth exprimèrent vigoureusement leur revendication à ce sujet, de même que firent les princes protestants allemands et scandinaves, et (après sa révolte contre l'Espagne [au début de la prise d'indépendance des Provinces Unies par rapport à l'empire des Habsbourg]) la Hollande. Cela accéléra la tendance qui existait déjà à l'accroissement du pouvoir des rois.

Mais ces protestants qui prenaient au sérieux les aspects individualistes de la Réforme étaient tout aussi réticents à se soumettre au roi qu'au pape. Les anabaptistes en Allemagne furent supprimés, mais leur doctrine se répandit en Hollande et en Angleterre. Le conflit entre Cromwell et le Long Parlement avait plusieurs aspects ; dans son aspect théologique, c'était en partie un conflit entre ceux qui rejetaient et ceux qui acceptaient l'idée que l'Etat dût être le maître en matières religieuses.

Peu à peu, de guerre lasse, les guerres de religion conduisirent à l'idée que la tolérance religieuse était une bonne chose.

[On revint en quelque sorte au polythéisme "bon enfant" de l'Antiquité avant que le roi du nouvel empire babylonien Nabuchodonosor II n'emmène les juifs en captivité à Babylone. EM Forster dans "Alexandria, a history and a guide" dit qu'à Alexandrie durant la période hellénistique régnait la tolérance religieuse, chaque peuple avait son dieu ou ses dieux tout simplement comme il avait sa langue. Et du reste Ptolémée 1er avait créé aussi un nouveau dieu qu'il nomma Sérapis, à partir d'Osiris et Apis, et le culte de Sérapis dura de nombreux siècles].

Ce fut une des sources du mouvement intellectuel qui devint le libéralisme au 18e et 19e siècle.

Emergence de la Contre-Réforme

Le succès du développement du protestantisme, au début remarquablement rapide, fut ensuite freiné essentiellement par la création par Loyola de l'ordre des Jésuites. Loyola avait été un soldat, et son ordre fut organisé sur un modèle militaire ; il devait y avoir une obéissance sans question au Général, et chaque jésuite devait se considérer lui-même comme engagé dans une guerre contre l'hérésie. Dès le concile de Trente, les jésuites commencèrent à avoir de l'influence. Ils étaient disciplinés, capables, complètement dévoués à leur cause, et de talentueux propagandistes. Leur théologie était à l'opposé de celle des protestants ; ils rejetaient ces éléments dans les enseignements de Saint Augustin que les protestants au contraire admiraient. Ils croyaient en le libre-arbitre, et étaient opposés à la prédestination. Le Salut ne venait pas de la foi toute seule, mais de la foi et du travail.

Les jésuites acquirent du prestige par leur zèle missionnaire, en particulier en Extrême-Orient. Ils devinrent populaires en tant que confesseurs, parce que (si l'en on croit Pascal) ils étaient moins sévères, sauf vis-à-vis de l'hérésie, que les autres ecclésiastiques.

Ils se concentrèrent sur l'éducation, et ainsi acquirent une prise ferme sur les esprits des jeunes gens. Quand la théologie n'interférait pas, l'éducation qu'ils donnaient était la meilleure qu'on pût avoir ; nous verrons qu'ils enseignèrent à Descartes plus de mathématiques qu'il n'en aurait appris ailleurs. Politiquement, ils formaient un corps discipliné homogène, ne reculant ni devant le danger ni devant les efforts extrêmes ; ils encouragèrent les princes catholiques à mener des persécutions sans relâche, et, accompagnant les armées espagnoles conquérantes, rétablirent la terreur de l'Inquisition, même en Italie, qui avait joui de presque un siècle de libre-pensée.

Les conséquences de la Réforme et de la Contre-Réforme, dans la sphère intellectuelle, furent au début totalement déplorables, mais par la suite apportèrent de bienfaits. La guerre de Trente Ans, persuada tout un chacun que ni les Protestants ni les Catholiques ne pouvaient être complètement victorieux ; il devint nécessaire d'abandonner l'espoir médiéval en une unité de doctrine, et cela stimula la liberté des hommes de penser par eux-mêmes, même sur les questions fondamentales. La diversité des croyances dans différents pays permit d'échapper aux persécutions en allant vivre à l'étranger.

Le dégoût pour les querelles théologiques tourna l'attention des hommes les plus intelligents vers l'éducation séculière, en particulier en mathématiques et en sciences.

Cela fait partie des raisons pour lesquelles, tandis que le 16e siècle, après l'essor de Luther, n'apporta rien sur le plan philosophique, le 17e siècle contient les plus grands noms et représente les plus grandes avancées depuis les Grecs de l'Antiquité. Ces avancées commencèrent en science, et c'est le sujet du prochain chapitre.