HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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Pour aller tout de suite aux idées principales de Hobbes
III.1.8 : LE LEVIATHAN DE HOBBES
Thomas Hobbes (1588-1679) est un philosophe difficile à classer. C'était un empiriste, comme Locke, Berkeley ou Hume, mais contrairement à eux, il admirait la méthode mathématique (note), non seulement pour ses accomplissement en mathématiques pures, mais aussi pour ses applications. Son attitude générale était davantage inspirée par Galilée que par Bacon. De Descartes à Kant, la philosophie continentale dériva des mathématiques beaucoup de ses conceptions sur la nature de la connaissance humaine. Mais elle regardait les mathématiques, quant à elles, comme connues indépendamment de l'expérience. Elle était ainsi conduite, comme le platonisme, à minimiser la part jouée par la perception et à attacher une importance démesurée à la part jouée par la pure pensée.
Thomas Hobbes, par John Michael Wright
L'empirisme anglais, d'un autre côté, a été peu influencé par les mathématiques, et avait une conception erronée de la méthode scientifique. Hobbes n'avait aucun de ces deux défauts. Il faudra attendre l'époque contemporaine pour trouver d'autres philosophes qui à la fois soient empiristes et comprennent l'importance des mathématiques. A cet égard, Hobbes a un grand mérite.
[En France la plupart des philosophes professionnels actuels, empiristes ou pas, ne comprennent ni les mathématiques ni la physique. Ils continuent imperturbablement à considérer le "paradoxe de Zénon d'Elée" comme profond et à s'interroger sur la façon de le résoudre. Et ils profèrent des inepties invraisemblables sur la physique quantique dont ils ne comprennent pas la première équation (la superposition des états propres dans un espace à variables complexes).]
Hobbes a, cependant, de graves défauts, qui rendent impossible de le placer au tout premier rang. Il est impatient avec les subtilités, et a trop tendance à résoudre le noeud gordien comme Alexandre. Ses solutions aux problèmes sont logiques, mais il les atteint en omettant les faits embarrassants. Il est vigoureux, mais grossier ; il manie la hache de guerre avec plus de dextérité que l'épée. Néanmoins, sa théorie de l'Etat mérite d'être examinée avec soin, d'autant plus qu'elle est plus moderne que toutes celles précédentes, y compris Machiavel.
Note : ce qui n'empêchait pas Hobbes de dire de Wallis, qui avait participé aux débuts du calcul intégral et différentiel, que "Wallis was out of his mind !". De même qu'il ne faut pas demander à Sophie Marceau ce qu'elle pense de la guerre en Yougoslavie (elle pensait que "c'est bête"), il ne faut pas demander à Hobbes ce qu'il pense des mathématiques, même s'il "s'y intéresse".
Biographie
Le père de Hobbes était un clergyman, au caractère emporté et sans instruction ; il perdit son job dans une querelle avec un clergyman voisin à la porte de l'église. Après cela, Hobbes fut élevé par un oncle. Il acquit une bonne connaissance des classiques, et traduisit la Médée d'Euripide en vers iambiques latins à l'âge de quatorze ans. (Plus tard dans sa vie, il se vanta, avec raison, que s'il s'abstenait de citer les poètes et orateurs classiques, ce n'était pas faute de les connaître.)
A quinze ans, il alla à Oxford, où ses professeurs lui enseignèrent la logique scolastique et la philosophie d'Aristote. Elles devinrent ses cibles favorites d'attaque plus tard dans sa vie, et il maintint qu'il avait tiré peu de profit de ses années d'université ; de fait le monde universitaire dans son ensemble est constamment critiqué dans ses écrits.
En 1610, quand il avait 22 ans, il devint le tuteur de Lord Hardwick (plus tard second Earl of Devonshire), avec lequel il fit le grand tour [un voyage à travers toute l'Europe que faisaient traditionnellement les rejetons de la bonne société anglaise à la fin de l'adolescence]. C'est à cette époque qu'il commença à connaître les travaux de Galilée et de Kepler, qui eurent une profonde influence sur lui. Son élève devint son protecteur, et le resta jusqu'à la mort de cet élève en 1628. Par son entremise, Hobbes rencontra Ben Johnson et Bacon et Lord Herbert de Cherbury, et de nombreuses autres personnes importantes. Après la mort du Earl of Devonshire, qui laissait un fils en bas âge, Hobbes vécut un temps à Paris, où il commença à étudier Euclide ; ensuite il devint le tuteur du fils de son ancien élève. Avec lui il voyagea en Italie, où il rendit visite à Galilée en 1636. En 1637, il rentra en Angleterre.
Opinions politiques et vie mouvementée de Hobbes
Les opinions politiques exprimées dans le Léviathan, qui sont royalistes à l'extrême, étaient celles de Hobbes depuis longtemps. Quand le Parlement de 1628 produisit la Pétition des Droits, il publia une traduction de Thucydide, avec l'intention expresse de montrer les maux de la démocratie. Quand le Long Parlement se réunit en 1640, et Laud et Strafford furent envoyés à la Tour de Londres, Hobbes fut terrifié et s'enfuit en France. Son ouvrage "De Cive", écrit en 1641, bien que publié seulement en 1647, exposait essentiellement la même doctrine que le Léviathan [publié quant à lui en 1651].
Ses opinions ne furent pas la conséquence de la Guerre civile [1642-1651], il les avait avant. Et elles lui faisaient justement craindre une guerre civile. Naturellement ses opinions furent renforcées pas les évènements quand ceux-ci confirmèrent ses craintes.
A Paris il fut bien accueilli par nombre de mathématiciens et hommes de science de premier plan. Hobbes fit partie de ceux qui virent les Méditations métaphysiques de Descartes avant qu'elles ne soient publiées, et il écrivit des objections, qui furent imprimées par Descartes avec ses propres réponses.
Il y avait à Paris une large communauté de royalistes anglais réfugiés que Hobbes fréquentait. Pendant un temps, de 1646 à 1648, il enseigna les mathématiques au futur Charles II. Quand, cependant, en 1651, il publia le Léviathan, ce livre ne plut à personne. Son rationalisme offensait la plupart des réfugiés anglais, et ses attaques virulentes contre l'Eglise catholique offensaient le gouvernement français. Hobbes, par conséquent, s'enfuit secrètement à Londres, où il fit sa soumission à Cromwell, et s'abstint de toute activité politique.
Il n'était pas oisif, cependant, que ce soit à cette époque ou quelque autre époque de sa longue vie [91 années]. Il eut une controverse avec l'évêque Bramhall sur le libre-arbitre ; Hobbes était lui-même un déterministe rigide. Surestimant ses capacités en tant que géomètre, il pensait avoir démontré la quadrature du cercle [le problème : tracer un cercle, puis, avec seulement une règle et un compas, construire un segment de même longueur que la circonférence du cercle] ; sur ce sujet il s'embarqua dans une controverse avec Wallis, le professeur de géométrie à Oxford. Naturellement le professeur réussit à le faire passer pour un imbécile.
Lors de la Restauration [de la monarchie en Angleterre, en 1660, avec la montée de Charles II sur le trône, après la guerre civile, 1642-1651, puis l'épisode Cromwell, 1653-1659], Hobbes fut porté aux nues par les amis les moins sincères du roi, et par le roi lui-même, qui non seulement avait un portrait de Hobbes dans sa résidence, mais lui accorda une pension de £100 par an -- que, cependant, Sa Majesté oublia de verser.
Le Lord Chancelier Clarendon fut choqué par les faveurs accordées à un homme soupçonné d'athéisme, et le Parlement le fut aussi. Après la Grande Peste de Londres (1665-1666) et le Grand Incendie de Londres (1666), qui redonnèrent vigueur aux superstitions, la Chambre des Communes nomma un comité pour investiguer les écrits athéistes, en mentionnant spécifiquement Hobbes.
A partir de ce moment-là, il ne put plus obtenir en l'Angleterre l'autorisation d'imprimer des textes sur des sujets controversés. Même son Histoire du Long Parlement, qu'il nommait Béhémoth, bien qu'elle présentât la doctrine la plus orthodoxe, dut être imprimée à l'étranger (1668). L'édition complète de ses travaux en 1668 parut à Amsterdam. Durant son grand âge, sa réputation à l'étranger était bien plus grande qu'en Angleterre.
Pour occuper ses loisirs, il écrivit, à 84 ans, une autobiographie en vers latins, et publia, à 87 ans, une traduction d'Homère. Je n'ai pas identifié qu'il ait écrit d'autres choses substantielles après 87 ans.
Nous allons maintenant examiner les doctrines exposées dans le Léviathan, sur lesquelles repose la célébrité de Hobbes.
Les doctrines exposées dans le Léviathan
Matérialisme
Il proclame, au tout début de son livre, son plus parfait matérialisme. La vie n'est, dit-il, que le mouvement des membres, et par conséquent les automates ont une vie artificielle. Le commonwealth [notion très anglaise pouvant se traduire par "bien commun" ou "patrimoine possédé en commun" y compris culturel et civilisationnel], qu'il nomme le Léviathan, est une création de l'art [i.e. de l'esprit], et est en fait un homme artificiel.
Hobbes veut dire par là plus qu'une analogie [son Léviathan-créature rappelle, pour parler de la Terre, l'hypothèse Gaïa-être-vivant de Lovelock, un autre intello anglais qui vécut très longtemps ; Lovelock est né en juillet 1919, et est encore vivant à l'heure où j'écris ces lignes]. Hobbes rentre dans quelques détails. La souveraineté est une âme artificielle. Les pactes et covenants, par lesquels "Léviathan" est d'abord créé, prennent la place du Fiat divin quand Il a dit : "Créons l'Homme."
Les perceptions
La première partie traite de l'homme en tant qu'individu, et avec de la philosophie générale que Hobbes juge nécessaire. Les sensations sont causées par la pression des objets ; les couleurs, sons, etc. ne sont pas des objets. Les qualités dans les objets qui correspondent à nos sensations [R. utilise "qui" à tort et à travers ; "qui" fait-il référence à "objets" ou "qualités" ? De toute façon c'est de la philosophie de Hobbes (ou de R.) à la gomme] sont les mouvements. La première loi du mouvement est énoncée, et est immédiatement appliquée à la psychologie [c'est du Julia Kristeva !!!] : l'imagination est le reste évanescent d'un sens, les deux étant des mouvements.
L'imagination
L'imagination, quand on dort, devient les rêves ; les religions des gentils proviennent du manque de distinction entre les rêves et la vie éveillée. Le lecteur audacieux pourra appliquer le même argument à la religion chrétienne, mais Hobbes est trop prudent pour le faire lui-même. Ailleurs, il dit que les dieux païens furent créés par les craintes des hommes, mais que notre Dieu est le "First Mover" (= l'être à l'origine de la création et de sa mise en mouvement).
[Noter ce besoin pathologique, des esprits religieux, de mettre de l' "être" partout -- sans prendre la moindre peine de préciser ce qu'ils entendent par "être" et "exister".
On observait déjà ça chez les présocratiques, mais c'est devenu frénétique à partir du trio infernal Socrate/Platon/Aristote, qui n'hésitaient pas à en mettre dans les idées les plus abstraites, mais à en douter dans les choses les plus concrètes.
Diverses explications viennent à l'esprit ; elles tournent toutes autour de l'idée de soumission à qqc de supérieur -- soit pour combattre la peur de la mort, soit pour éviter d'avoir à choisir soi-même sa vie (ce qui n'est pas tombé dans l'oreille de clergés sourds).
Erich Fromm a écrit un livre au titre éloquent sur ce sujet : "Escape from freedom".]
L'idée que les rêves sont prophétiques est une illusion, explique Hobbes ; de même est la croyance en la sorcellerie et les fantômes.
La succession des pensées
La succession de nos pensées n'est pas arbitraire, mais gouvernée par des lois -- parfois celles de l'association, parfois celles dépendant d'un but dans notre raisonnement. (C'est important en tant qu'application du déterminisme à la psychologie [ou tout simplement c'est des mots pour combattre le libre-arbitre].)
Hobbes est un nominaliste
Hobbes, comme l'on pouvait s'y attendre, est un pur nominaliste. Il n'y a, dit-il, aucun universel ; il n'y a que des noms.
[Les nominalistes disent -- à raison à mon sens -- qu'on ne fait que nommer des choses ou des classes de choses pour la commodité de notre raisonnement ; c'est une proto-description de la méthode des modèles.]
Sans les mots nous ne pourrions pas concevoir d'idée générale. Sans le langage, il n'y aurait rien de vrai ni de faux, car "vrai" et "faux" sont des attributs du discours.
La géométrie est la seule vraie science
Il considère la géométrie comme la seule science authentique créée jusqu'à présent [car au fond, tout en introduisant une abstraction magnifique (l'Etat-être), Hobbes n'est pas un esprit abstrait].
Raisonner est surtout constater, et devrait partir des définitions. Mais il est nécessaire d'éviter les contradictions dans les définitions [hum, là R. parle de lui-même, et de son échec face à Gödel... Il fait dire à Hobbes des choses que Hobbes manifestement, pour cause d'anachronisme, ne pouvait pas dire], ce que généralement la philosophie ne fait pas. "Substance incorporelle" par exemple est dénué de sens.
Contradictions des religieux
Quand les religieux font observer que Dieu est une substance incorporelle, Hobbes a deux réponses : premièrement, Dieu n'est pas un objet de la philosophie ; deuxièmement, de nombreux philosophes ont considéré que Dieu était corporel.
Toutes les erreurs dans les propositions générales, dit-il, viennent d'absurdités (i.e. de contradictions dans les termes) ; il donne comme exemple d'absurdité l'idée du libre-arbitre, et du fromage qui apparaît être du pain. (Nous savons que, selon la foi catholique, le pain peut de manière accidentelle prendre l'apparence d'une chose qui n'est pas du pain.)
Dans ce passage, Hobbes fait montre d'un rationalisme suranné. Kepler était arrivé à une proposition générale : "les planètes tournent autour du soleil sur des trajectoires elliptiques." ; mais d'autres vues, comme celles de Ptolémée, ne sont pas logiquement absurdes [R. fait parler Hobbes ?]. Hobbes n'a pas apprécié à sa juste valeur l'induction pour arriver à des lois générales, et dépit de son admiration pour Kepler et Galilée.
[Russell, depuis le début de son ouvrage, fait tout un plat de l'induction par rapport à la déduction. C'est sans doute car sa formation initiale est la logique aristotélicienne -- i.e. élémentaire, "philosophique", et ratiocinatrice -- dans laquelle ce sont des sujets considérés comme profonds et fondamentaux.
Il est clair -- c'est moi qui parle -- que la science a besoin de la logique déductive. Et il est clair aussi que c'est insuffisant pour arriver à des lois générales. Il faut faire des hypothèses, qui ne découlent pas de la déduction, mais qui sont de l' "induction". On dit aussi de l' "inférence".]
Critique de Platon
En opposition à Platon, Hobbes considère que la raison n'est pas innée, mais est développée par l'action et l'expérience qu'on en tire.
Les passions
Il en vient ensuite à la considération des passions. "L'effort" peut être défini comme le tout début du mouvement ; s'il est vers quelque chose, c'est un désir, et s'il est pour fuir quelque chose c'est de l'aversion [c'est de la philosophie la plus banale et creuse sans même le charme des présocratiques !]
L'amour est la même chose que le désir, et la haine que l'aversion.
Nous disons d'une chose qu'elle est "bonne" quand elle est l'objet de désir, et qu'elle est "mauvaise" quand elle est l'objet d'aversion. (On observera que ces définitions ne donnent aucune objectivité à "bon" et "mauvais" ; si les hommes diffèrent dans leurs désirs, il n'y a pas de méthode théorique pour corriger leurs différences.)
Il y a des définitions de diverses passions, principalement fondée sur une vision compétitive de la vie ; par exemple, le rire est une soudaine gloire [ce n'est pas faux, et rejoint ce qu'a dit Konrad Lorenz dans l'Agressivité trois siècles plus tard].
La peur d'un pouvoir invisible, si elle est permise publiquement, est la religion ; si elle n'est pas permise, c'est la superstition. Ainsi la décision de ce qui est de la religion et ce qui est de la superstition repose sur le législateur.
La félicité va de pair avec un continuel progrès ; elle consiste à prospérer, pas à avoir prospéré ; il n'existe pas de bonheur statique -- sauf, bien sûr, les joies dans les Cieux, qui surpassent notre compréhension.
La volonté
La volonté n'est que le dernier appétit ou la dernière aversion restant en délibération. C'est-à-dire, la volonté n'est pas quelque chose de différent du désir ou de l'aversion, mais simplement le plus fort en cas de conflit. C'est manifestement lié à la dénégation générale par Hobbes du libre-arbitre.
Tous les hommes sont égaux
Contrairement à la plupart des défenseurs d'un gouvernement despotique, Hobbes soutient que tous les hommes sont naturellement égaux.
[Noter la connotation religieuse et mystique de cette affirmation, qui n'a rien à voir avec l'observation de la nature, mais veut plaquer un concept philosophique sur l'humanité dans la nature. Elle affirme un principe moral sur la nature.
Je ne veux pas dire par là que c'est faux -- ou que c'est vrai. Je dis qu'il ne s'agit pas d'une observation de la nature, mais de la volonté de lui appliquer des principes moraux, humains.]
Dans l'état de nature, avant toute forme de gouvernement, chaque être humain désire préserver sa propre liberté.
[Alors là j'affirme que c'est faux ! D'une part, il n'existe pas de groupe animal "avant toute forme de gouvernement" ; deuxièmement la plupart des êtres humains, ainsi que les animaux, cherchent à fuir la liberté, en se soumettant à un ou des plus forts. Relire "Escape from Freedom" d'Erich Fromm.
Un siècle avant Rousseau, Hobbes plaque une vision irénique sur la nature.]
Chaque être humain, non seulement cherche à préserver sa liberté, mais cherche aussi à dominer les autres ; ces deux désirs sont consacrés à l'instinct de préservation de soi. De leur conflit naît une guerre de tous contre tous, qui rend la vie "dure, brutale, et courte". Dans l'état de nature, il n'y a ni possessions, ni justice ou injustice ; il y a seulement la guerre, et "la force et la ruse sont, en temps de guerre, les deux vertus cardinales".
Deuxième partie du Léviathan
Organisation et contrat social
La deuxième partie du Léviathan explique comment les hommes peuvent échapper à ces maux [la guerre perpétuelle] en s'organisant en communautés, chacune sujette à une autorité centrale. Il montre que cela se met en place à l'aide d'un contrat social. On suppose qu'un certain nombre de gens se rassemblent et s'accordent pour choisir un souverain, ou un pouvoir constitué dirigeant, qui exercera l'autorité sur eux, et mettra un terme à la guerre universelle.
Je ne pense pas que ce "covenant" (comme Hobbes habituellement l'appelle) doive être vu comme un fait historique établi ; c'est de toute façon sans importance pour son argumentation que ça ait eu lieu historiquement ou pas. Il s'agit d'un mythe explicatif, utilisé pour montrer pourquoi les hommes se soumettent, et doivent accepter une limitation de leur liberté personnelle en se soumettant à une autorité supérieure. L'objectif de cette restriction que les hommes appliquent à eux-mêmes, dit Hobbes, est de se protéger contre la guerre universelle qui résulte de notre amour pour notre propre liberté et pour notre domination sur les autres.
Coopération
Hobbes examine la question de savoir pourquoi les hommes ne parviennent pas à coopérer comme les fourmis ou des abeilles. Les abeilles d'une même ruche, dit-il, ne sont pas en compétition ; elles ne désirent aucun honneur ; et elles n'utilisent pas leur raison pour critiquer le gouvernement. Leur accord est naturel, mais celui des hommes est artificiel, à l'aide du "covenant". Le covenant doit conférer le pouvoir à un seul homme ou à une assemblée, puisque autrement il ne peut pas être exercé. "Les covenants sans l'épée ne sont que des mots." (Le président Wilson malheureusement l'avait oublié.)
Le covenant n'est pas, comme il le sera plus tard chez Locke et Rousseau, entre les citoyens et le pouvoir dirigeant ; c'est un covenant établi par les hommes entre eux, un accord pour obéir à une instance supérieure que la majorité aura choisie. Quand ils ont exercé ce choix, leur pouvoir politique est achevé. La minorité est tout autant liée à ce pouvoir que la majorité.
Quand le gouvernement a été choisi, les citoyens ont perdu tout droit sauf ceux que le gouvernement peut juger utile de leur accorder. Il n'y a aucun droit de rébellion, car le dirigeant n'est lié par aucun droit, tandis que ses sujets le sont.
Organisation d'un commonwealth
Une multitude ainsi unifiée est appelée un "commonwealth". Ce "Léviathan" est un Dieu mortel.
Hobbes a une préférence pour la monarchie, mais tous ses arguments abstraits sont également applicables à toutes les formes de gouvernement dans lequel il y a une autorité suprême qui n'est pas limitée par les droits constitutionnels d'autres corps constitués.
Il pourrait tolérer un Parlement seul, mais pas un système où le pouvoir du gouvernement est partagé entre le roi et le Parlement.
C'est l'exacte antithèse des vues de Locke et Montesquieu. La Guerre civile a éclaté, dit Hobbes, parce que le pouvoir était divisé entre le roi, les Lords, et les Communes.
Souveraineté
Le pouvoir suprême, qu'il soit un homme ou une assemblée, est appelé Le Souverain. Les pouvoirs du souverain, dans le système de Hobbes, sont illimités. Il a le droit de censure sur toute forme d'expression d'une opinion. [Sauf que Hobbes publiait Le Léviathan en Hollande, car, à la suite de l'intermède Cromwell, achevé en 1659, le roi d'Angleterre Charles II après avoir été son élève et son ami, voulait le censurer...]
Hobbes fait l'hypothèse que le principal souci du souverain est la préservation de la paix civile, et que par conséquent il n'utilisera pas son pouvoir de censure pour supprimer l'expression de la vérité, car une doctrine qui ne veut pas la paix ne peut pas être vraie. (Une vue singulièrement pragmatique.)
Les lois de la propriété doivent être entièrement soumises à la volonté du souverain ; car dans l'état de nature il n'y a pas de propriété, et par conséquent la propriété est créée par le gouvernement, qui peut donc contrôler sa création comme il veut.
Il est admis que le souverain peut être despotique, mais même le pire des despotismes est préférable à l'anarchie. En outre, en de nombreux points les intérêts du souverain coïncident avec ceux de ses sujets. Il s'enrichit quand ses sujets d'enrichissent ; sa position est plus assurée s'ils respectent les lois, et ainsi de suite. La rébellion est mauvaise, à la fois car en général elle échoue, et parce que, si elle réussit, elle montre un mauvais exemple, et enseigne aux autres à se rebeller. La distinction aristotélicienne entre tyrannie et monarchie est rejetée ; une "tyrannie", selon Hobbes, est simplement une monarchie que celui qui parle n'aime pas.
Gouvernement par un monarque plutôt que par une assemblée
Diverses raisons sont données pour préférer le gouvernement d'un monarque à celui d'une assemblée. Hobbes admet que le monarque suivra généralement son intérêt personnel quand celui-ci entre en conflit avec celui de la population, mais une assemblée aussi. Un monarque aura des favoris, mais chaque membre de l'assemblée aussi ; par conséquent il y aura probablement moins de favoris avec un roi. Un monarque peut écouter les conseils secrets de n'importe qui ; une assemblée ne peut entendre que les conseils de ses propres membres, et cela seulement publiquement. Dans une assemblée, l'absence fortuite de quelques membres lors d'un vote peut faire basculer la majorité, et produire ainsi un changement de politique. En outre, si l'assemblée présente des divisions en son sein, cela peut conduire à la guerre civile. Pour toutes ces raisons, Hobbes conclut que la monarchie est le mieux.
Absense d'élections
Dans tout le Léviathan, Hobbes ne considère jamais l'effet possible d'élections périodiques pour atténuer la tendance des assemblées à sacrifier l'intérêt public aux intérêts privés de leurs membres. Il semble, en effet, penser non pas à un Parlement démocratiquement élu, mais à un corps comme le Grand Concile de Venise ou la Chambre des Lords en Angleterre. Il conçoit la démocratie [qui n'est donc pas ce qu'il recommande], à la manière antique, comme la participation directe de chaque citoyen à l'élaboration des lois et l'administration de la communauté ; du moins, cela semble être sa façon de voir.
La participation populaire, dans le système de Hobbes, s'achève de manière définitive après le choix d'un premier souverain. La succession est ensuite déterminée par le souverain lui-même, comme c'était le cas dans l'Empire romain avant que les mutineries militaires n'interfèrent [à partir du troisième siècle, et la série des empereurs illyriens]. Il est admis que le souverain choisira généralement un de ses fils pour lui succéder, ou un proche dans sa famille s'il n'a pas d'enfant. Mais aucune loi, chez Hobbes, n'empêche le souverain de choisir son successeur autrement.
Libertés civiles
Il y a un chapitre sur la liberté dont jouissent les sujets, qui commence par une définition admirablement précise : la liberté est l'absence d'entraves externes au mouvement [ou à l'action].
Dans ce sens, la liberté est cohérente avec la nécessité ; par exemple, l'eau s'écoule naturellement vers le bas quand il n'y a pas d'entrave à son mouvement, et donc quand, selon la définition de Hobbes, elle est libre.
Un homme est libre de faire ce qu'il veut, mais il doit nécessairement faire ce que Dieu veut. Toutes nos volontés ont des causes, et sont, en ce sens, nécessaires. En ce qui concerne la liberté des sujets, ils sont libres là où les lois n'interfèrent pas ; il n'y a pas de limitation à la souveraineté, puisque les lois pourraient interférer si le souverain en faisait le choix. Les sujets n'ont aucun droit contre le souverain, sauf ce que le souverain concède de son propre chef. Quand David causa la mort d'Urie, il ne fit aucun tort à Urie, car Urie était un de ses sujets ; mais il fit du tort à Dieu, car David était un sujet de Dieu et il désobéissait à la loi de Dieu.
Les anciens auteurs, avec leurs éloges de la liberté, ont conduit les hommes, selon Hobbes, à favoriser les tumultes et les séditions. Il soutient que, quand ces auteurs sont correctement interprétés, la liberté dont ils faisaient les éloges était celle des souverains, c'est-à-dire, la liberté contre la domination étrangère.
[Toujours cette référence aux anciens, comme s'ils détenaient la vérité ! En outre, comme Hobbes veut dire des choses lui-même, il explique qu'il "faut comprendre ce que voulaient dire les anciens"...
Il est temps d'arriver aux auteurs qui tout simplement exposaient et argumentaient sur ce qu'ils pensaient eux-mêmes, sans référence aux anciens ! Mais ce ne sera pas avant le siècle des Lumières, au minimum.]
La résistance interne aux souverains, il la condamne même quand elle peut sembler justifiée. Par exemple, il soutient que Saint Ambroise n'avait aucun droit d'excommunier l'empereur Théodose après le massacre de Thessalonique. Et il critique avec véhémence le pape Zacharie pour avoir aidé à déposer le dernier roi mérovingien au profit de Pépin.
Il admet, cependant, une limite à notre devoir de soumission aux souverains. Le droit de self-préservation est considéré par Hobbes comme absolu, et les sujets ont le droit de se défendre, même contre des monarques. C'est logique, puisqu'il a fait, dès le départ, de la self-préservation la justification pour l'institution d'un gouvernement. A partir de là, il soutient (quoiqu'avec des limitations) qu'un homme a le droit de refuser de se battre quand il est appelé par son gouvernement à le faire.
[Il faut savoir que Russell a été un pacifiste durant la Première Guerre mondiale, et qu'il a fait de la prison en Angleterre pour ça.]
C'est un droit qu'aucun gouvernement moderne ne concède.
Un curieux résultat de son éthique égotiste est que la résistance au souverain est justifiée seulement en cas de self-défense ; la résistance à la défense d'un autre est toujours coupable.
Il y a tout à fait logiquement une autre exception : un homme n'a aucun devoir envers un souverain qui n'a pas le capacité de le protéger. Cela justifie la soumission de Hobbes à Cromwell pendant que Charles II était en exil.
Interdiction des partis politiques
Il ne doit bien sûr pas y avoir de corps comme les partis politiques ni ce que nous appelons de nos jours des syndicats [ouvriers ou professionnels]. Tous les professeurs doivent être des employés du souverain, et doivent enseigner seulement ce que le souverain juge utile. Les droits de propriété ne sont valides qu'exercés contre d'autres sujets, pas contre le souverain. Le souverain a le droit de réguler le commerce extérieur. Il n'est pas soumis aux dispositions du code civil. Son droit de punir vient non pas d'un quelconque concept de justice, mais parce que le souverain conserve la liberté qu'avaient tous les hommes dans l'état de nature, quand aucun homme ne pouvait être blâmé pour avoir infligé une blessure à un autre.
Causes de dissolution du commonwealth
Il y a une liste intéressante de situations (autres que la conquête par une puissance étrangère) qui conduisent à la dissolution des commonwealths. Ce sont :
-- donner trop peu de pouvoir au souverain ;
-- autoriser les jugements privés par les sujets ;
-- la théorie selon laquelle tout ce qui est contre la conscience est un péché [et donc l'objection de conscience] ;
-- la croyance en l'inspiration [divine] ;
-- la doctrine selon laquelle le souverain est soumis aux mêmes dispositions du code civil que le peuple ;
-- la reconnaissance du droit absolu de propriété ;
-- la division du pouvoir du souverain ;
-- l'imitation des Grecs et des Romains ;
-- la séparation des pouvoirs temporels et spirituels ;
-- refuser le pouvoir de taxation au souverain ;
-- la popularité de certains sujets puissants ;
-- et enfin, la possibilité de s'opposer au souverain devant un tribunal.
De toutes ces situations, il y avait une abondance d'exemples dans l'histoire récente, à l'époque de Hobbes, de l'Angleterre et de la France.
[Avec sa présentation d'une monarchie en quelque sorte absolue, Hobbes n'est pas loin de la République de Platon, pour ce qui est, du moins, du pouvoir quasi absolu des Gardiens sur le peuple. Et la doctrine de Hobbes présente le même caractère abject à un esprit moderne.
Curieusement Hobbes a commencé par énoncer que c'est le peuple, dans une sorte de souveraineté, qui pour le bon fonctionnement de sa communauté se donne un souverain. Puis ce souverain a pratiquement tous les droits par rapport au peuple, qui n'en a plus.]
Endoctriner le peuple
Il ne devrait pas y avoir, pense Hobbes, de difficulté à enseigner au peuple à croire en les droits du souverain. N'a-t-il pas, en effet, été endoctriné pour croire à tout ce que raconte la chrétienté, y compris à la transsubstantiation, qui est contraire à la raison ?
Il devrait y avoir des jours mis à part et consacrés à l'apprentissage du devoir de soumission. L'instruction du peuple dépend de la qualité de l'enseignement par les universités, qui doivent donc être soigneusement supervisées.
[Noter, quand on laisse un système d'enseignement libre d'évoluer par lui-même, qu'il se forme des structures et des chapelles qui déforment l'esprit de liberté de cet enseignement. Celui-ci devient de moins en moins libre, et beaucoup d'enseignants sont ostracisés parce que pas dans la norme.
On observe ce phénomène chez Wikipédia France, qui est depuis maintenant plusieurs années contrôlé par des chiens de garde. Mais on ne l'observe pas dans Wikipédia anglo-saxon où l'esprit d'origine est resté bcp mieux préservé. C'est sans doute car le caractère latin se prête beaucoup mieux à la soumission que l'esprit anglo-saxon où prévaut la démocratie libérale -- qui n'est pas sans élitisme, mais qui a beaucoup plus le souci du bien commun. L'histoire a amplement montré ces deux traits. Et, Dieu merci pour les anglo-saxons, Hobbes a peut-être stimulé leurs penseurs politiques ultérieurs, mais il a été largement dépassé, en bien, comme nous le verrons.
On observe enfin cette sclérose aussi dans les instances fonctionnant par cooptation, par exemple Académie française, Collège de France, dont la médiocrité de la qualité du recrutement, dans les deux institutions, est de plus en plus manifeste.]
Il doit y avoir une uniformité dans les croyances religieuses, la religion étant celle ordonnée par le souverain.
Fin de la partie II
La partie II s'achève avec l'espoir qu'un souverain lira le livre et se transformera en souverain absolu -- un espoir moins chimérique que celui de Platon qui espérait que certains rois se feraient philosophes. Les monarques trouveront, assure Hobbes, le livre facile à lire et tout à fait intéressant.
Partie III
La partie III, "Sur le commonwealth chrétien", explique qu'il n'y a pas d'Eglise universelle, car l'Eglise doit dépendre du gouvernement civil. Dans chaque pays, le roi doit être à la tête de l'Eglise ; la souveraineté supérieure du pape et son infaillibilité ne peuvent pas être admises. Hobbes explique, comme l'on pouvait s'y attendre, qu'un sujet d'un souverain non-chrétien doit abandonner sa foi, ou du moins ses manifestations externes, car Naaman n'a-t-il pas lui-même dû se prosterner dans la maison de Rimmon ?
Partie IV
La partie IV, "Sur le royaume de l'obscurité", a pour thème principal la critique de l'Eglise de Rome, que Hobbes abhorre car elle place le pouvoir spirituel au-dessus du temporel. Le reste de cette partie est une attaque sur la "vaine philosophie", ce par quoi Hobbes veut généralement dire Aristote.
Conclusion sur le Léviathan
Que penser du Léviathan ? La question n'est pas aisée, parce que le bon et le mauvais sont intimement mêlés dans cet ouvrage.
En politique, deux questions différentes se posent : a) quelle est la meilleure forme pour l'Etat, b) quel pouvoir doit-il avoir. La meilleure forme pour l'Etat, selon Hobbes, est la monarchie, mais ce n'est pas l'aspect le plus important de sa doctrine. Ce qui est important est son affirmation que le pouvoir de l'Etat doit être absolu.
Cette doctrine, avec quelques nuances, est apparue en Europe occidentale durant la Renaissance et la Réforme. Tout d'abord la noblesse médiévale fut matée par Louis XI, Edouard IV, Ferdinand et Isabelle, et leurs successeurs. Ensuite la Réforme, dans les pays protestants, permit aux gouvernements laïcs de prendre l'avantage sur l'Eglise. Henri VIII eut un pouvoir qu'aucun roi anglais précédent n'avait eu. Mais en France la Réforme, au départ, a eu l'effet opposé ; pris dans le conflit entre les Guise et les Huguenots, les rois étaient affaiblis. Henri IV puis Richelieu, peu avant qu'Hobbes n'écrive, avaient jeté les bases d'une monarchie absolue qui dura en France jusqu'à la Révolution. En Espagne, Charles Quint domina les Cortès, et Philippe II fut un monarque absolu, sauf dans sa relation avec l'Eglise. En Angleterre, cependant, les Puritains défirent l'ouvrage d'Henri VIII ; leur travail de sape suggéra à Hobbes que l'anarchie peut résulter de la résistance au souverain.
Chaque communauté fait face à deux dangers, l'anarchie et le despotisme. Les Puritains, en particulier les Indépendants, étaient surtout préoccupés par le danger du despotisme. Hobbes, au contraire, était obsédé par la crainte de l'anarchie. Les philosophes libéraux qui apparurent après la Restauration, et prirent le contrôle politique après 1688, étaient conscients des deux dangers ; ils détestaient aussi bien Strafford que les Anabaptistes. Cela conduisit Locke à la doctrine de la division des pouvoirs, à la surveillance des uns sur les autres [on parle des pouvoirs] et à l'équilibre entre eux. En Angleterre il y eut une réelle division des pouvoirs tant que le roi eut de l'influence [jusqu'à la guerre civile, la décapitation de Charles 1er, suivi de l'épisode Cromwell] ; ensuite le Parlement devint suprême, et finalement le Cabinet [= le conseil des ministres et le premier ministre]. En Amérique, il y a toujours [dans les années 40 où écrit Russell] le système des contrepoids et équilibres [checks and balances] dans la mesure où le Congrès et la Cour suprême peuvent s'opposer au pouvoir de la Maison Blanche ; mais la tendance est vers un accroissement régulier des pouvoirs de l'administration [= l'exécutif = la Maison Blanche ; le terme "administration" n'a pas le même sens aux Etats-Unis et en France]. En Allemagne, Italie, Russie et Japon, le gouvernement a même encore plus de pouvoir que Hobbes ne jugeait désirable. Dans l'ensemble, donc, en ce qui concerne les pouvoirs de l'Etat, finalement le monde a évolué comme le souhaitait Hobbes, après une longue période libérale durant laquelle, au moins en apparence, il évoluait dans le sens opposé. Quel que soit le résultat de la guerre actuelle [écrit durant la Seconde Guerre mondiale], il semble évident que les fonctions de l'Etat doivent continuer à croître et que la résistance à l'Etat sera de plus en plus difficile.
La raison qu'Hobbes avance pour défendre le pouvoir de l'Etat, c'est-à-dire que la seule alternative [selon Hobbes] est l'anarchie, est dans l'ensemble valide [selon Russell]. Un Etat peut, cependant, être si mauvais que l'anarchie temporaire peut alors sembler préférable à la continuation de l'Etat ; ce fut le cas en France en 1789 et en Russie en 1917.
En outre, la tendance pour tous les gouvernements à évoluer vers la tyrannie est difficilement contrebalancée par des contre-pouvoirs, car les gouvernements craignent alors les rébellions. [traduction de : Moreover the tendency of every government towards tyranny cannot be kept in check unless governments have some fear of rebellion.]
Les gouvernements seraient encore pires que ce qu'ils sont si l'attitude soumise, prônée par Hobbes, était adoptée par les sujets. C'est vrai dans la sphère politique, où les gouvernements chercheront, s'ils le peuvent, à se rendre irrévocables ; c'est vrai dans la sphère économique, où ils chercheront à s'enrichir eux-mêmes et leurs amis aux dépens du public ; c'est vrai dans la sphère intellectuelle, où ils supprimeront toutes les nouvelles idées ou doctrines qui semblent menacer leur pouvoir. [Bref Russell craint de despotisme, y compris celui des partis communistes au pouvoir.] Ce sont les raisons pour lesquelles il ne faut pas seulement craindre l'anarchie, mais aussi les dangers de l'injustice et de la sclérose qui menacent un gouvernement omnipotent.
Mérites de Hobbes
Les mérites de Hobbes apparaissent clairement quand on le compare aux théoriciens politiques qui le précédèrent. Il est complètement libéré de toute superstition ; il n'argumente pas en faisant référence à Adam et Eve et à l'expulsion du Jardin d'Eden car ils avaient fauté. Il est clair et logique ; son éthique, qu'on la juge correcte ou pas, est totalement compréhensible, et n'utilise aucun concept fuligineux. A part Machiavel, qui est beaucoup plus limité, il est le premier auteur vraiment moderne en science politique. Là où il pèche, c'est pas simplification excessive, pas parce que les fondements de sa pensée seraient irréalistes ou fantastiques [comme tous les auteurs d'ouvrages politiques antiques et médiévaux]. Pour ces raisons, Hobbes mérite encore d'être étudié, même si c'est pour le réfuter.
Limitations de Hobbes
Laissant hors du champ de notre critique la métaphysique ou l'éthique de Hobbes, il y a deux points à souligner contre lui en matière de science politique. Le premier est qu'il considère toujours l'intérêt national comme un tout homogène, et fait l'hypothèse, tacite, que les intérêts les plus élevés de tous les citoyens coïncident. Il n'est pas conscient de l'importance des conflits entre différentes classes sociales, qui sont pour Marx la principale cause des évolutions sociales. Cette attitude de Hobbes est liée à l'hypothèse que les intérêts du monarque sont grosso modo les mêmes que ceux de ses sujets. En temps de guerre il y a effectivement une unification des intérêts, particulièrement si la guerre est très violente [c'est Russell qui parle -- l'attitude des industriels français (ou américains) en 1940 infirment ses vues] ; mais en temps de paix il peut y avoir un conflit important entre les intérêts d'une classe et ceux d'une autre. Il n'est pas vrai du tout que, dans une telle situation, la meilleure façon d'éviter l'anarchie soit de confier un pouvoir absolu au souverain. Certaines concessions dans le partage du pouvoir sont la seule façon d'éviter la guerre civile. Cela aurait dû sauter aux yeux de Hobbes étant donné l'histoire anglaise récente à son époque.
Un autre point sur lequel la doctrine de Hobbes est trop limitée concerne les relations entre différents Etats. Il n'y a pas un mot dans le Léviathan pour suggérer la moindre relation entre eux hormis la guerre et la conquête, avec des interludes occasionnels. Cela découle, si l'on suit ses principes, de l'absence de gouvernement international, car les relations entre Etats sont encore dans l'état de nature, qui est celui de la guerre de tous contre tous.
Tant que l'ordre international sera l'anarchie, il n'est absolument pas clair que l'accroissement de l'efficacité de chaque Etat pris séparément soit dans l'intérêt de l'humanité dans son ensemble, puisque cela accroît la férocité et la puissance destructive des guerres. [Bon Russell est pour une instance supranationale, genre Société des Nations au sortir de la Première Guerre mondiale, ou Organisation des Nations Unies qui sera créée au sortir de la Seconde. On imagine qu'il trouvait mille défauts à la première, et qu'il en trouvera mille à la seconde.]
Chaque argument qu'il présente en faveur d'un gouvernement [national], dans la mesure où il est valide, est aussi valide pour un gouvernement international. Tant que les Etats nationaux existent et se battent entre eux, seule leur inefficacité peut préserver l'humanité. Améliorer la puissance militaire des Etats séparément [comme ce fut le cas avant la Première Guerre mondiale], sans se préoccuper de mettre en place des moyens [forcément supranationaux] d'éviter la guerre est la voie garantie vers l'annihilation de l'humanité.