HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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III.2.4 : COURANTS DE PENSEE AU DIX-NEUVIEME SIECLE

La vie intellectuelle au dix-neuvième siècle était plus complexe qu'à aucune époque précédente. Il y avait plusieurs causes à cela. Premièrement : la surface du globe qui y participait était plus grande que jamais ; l'Amérique et la Russie faisaient des contributions importantes, et l'Europe devenait plus consciente qu'auparavant des philosophies indiennes, anciennes et contemporaines. Deuxièmement : la science, qui avait été la principale source de nouveautés depuis le dix-septième siècle, faisait de nouvelles conquêtes spectaculaires, particulièrement en géologie, biologie et chimie organique [pour ne pas citer la thermodynamique, l'électro-magnétisme, les mathématiques, la théorie de l'évolution, etc.]. Troisièmement : le machinisme industriel altérait profondément les structures sociales, et donnait aux hommes une nouvelle conception de leurs pouvoirs sur l'environnement physique. Quatrièmement : une révolte profonde, aussi bien philosophique que politique, contre les systèmes traditionnels dans la pensée, la politique et l'économie, entraînait des attaques contre de nombreuses croyances et institutions qui jusque-là avaient été considérées comme inviolables. Cette révolte prenait deux formes très différentes, une romantique, l'autre rationaliste. (J'utilise ces mots dans leur acception libérale.) La révolte romantique est passée de Byron, Schopenhauer et Nietzsche à Mussolini et Hitler ; la révolte rationaliste a commencé avec les philosophes français de la Révolution, puis est passée, sous une forme édulcorée, vers les philosophes radicaux en Angleterre, ensuite a pris une forme plus profonde chez Marx et trouve maintenant son accomplissement en Union soviétique [écrit dans les années 1940].

Essor intellectuel de l'Allemagne, mais surtout de l'Allemagne occidentale malgré les efforts de Frédéric II de Prusse

La prédominance intellectuelle de l'Allemagne est un facteur nouveau, qui commença avec Kant. Leibniz, bien qu'allemand, écrivit presque toujours en latin ou en français, et dans sa philosophie fut très peu influencé par l'Allemagne. L'idéalisme allemand après Kant, et la philosophie allemande qui se développa à sa suite, était, au contraire, profondément influencé par l'histoire allemande ; une grande partie de ce qui paraît étrange dans les spéculations philosophiques allemandes reflète l'état d'esprit d'une nation vigoureuse que les accidents de l'histoire avaient privée de sa part naturelle dans le pouvoir [politique, économique et intellectuel]. L'Allemagne avait dû sa position internationale au Saint Empire, mais l'empereur avait progressivement perdu le contrôle des populations qui étaient officiellement ses sujets. Le dernier empereur puissant fut Charles Quint, et il devait son pouvoir à ses possessions espagnoles et néerlandaises. La Réforme et la guerre de Trente ans détruisirent ce qui était resté de l'unité allemande, laissant une myriade de petites principautés qui étaient à la merci de la France. Au XVIIIe siècle un seul Etat allemand, la Prusse, avait résisté avec succès aux Français ; c'est pourquoi Frédéric II de Prusse était appelé le Grand. Mais la Prusse elle-même avait échoué dans son opposition à Napoléon, et avait subi une défaite humiliante à la bataille d'Iéna. La résurrection de la Prusse sous Bismarck apparaissait comme la renaissance d'un passé héroïque qui avait connu Alaric, Charlemagne et Barberousse. (Pour les Allemands, Charlemagne est un Allemand, pas un Français.) Bismarck exprima son sens de l'histoire quand il déclara : "Nous n'irons pas à Canossa."


Essor de la Prusse au XVIIIe siècle

La Prusse, cependant, quoique politiquement dominante, était culturellement moins avancée qu'une bonne partie de l'Allemagne occidentale ; cela explique pourquoi de nombreux Allemands éminents, dont Goethe, ne regrettèrent pas la victoire de Napoléon à Iéna en 1806. L'Allemagne, au début du dix-neuvième siècle, présentait une extraordinaire diversité culturelle et économique [et on se rappelle que le Hanovre avait fourni sa nouvelle dynastie, un siècle plus tôt à l'Angleterre]. En Prusse orientale survivait encore l'esclavage ; l'aristocratie rurale était encore largement immergée dans une ignorance bucolique, et les laboureurs étaient dépourvus des moindres rudiments d'éducation. L'Allemagne occidentale, d'une autre côté, avait fait partie de l'Empire romain dans l'Antiquité ; elle avait été sous l'influence de la France depuis le dix-septième siècle ; elle avait été occupée par les armées révolutionnaires françaises, et avait adopté des institutions aussi libérales que celles françaises. Certains des princes étaient intelligents, mécènes des arts et des sciences, imitant dans leur cours les princes de la Renaissance ; l'exemple le plus notable est Weimar, où le grand Duc était le protecteur de Goethe. Les princes étaient, naturellement, dans leur majorité opposés à l'unité allemande, puisque cela mettrait fin à leur indépendance. Ils étaient par conséquent anti-patriotes, et dans leur sillage de nombreux hommes éminents, qui dépendaient d'eux, l'étaient aussi. Aux yeux de ces hommes, Napoléon apparaissait comme le missionnaire d'une culture plus élevée que celle de l'Allemagne [Beethoven fut longtemps un admirateur de l'Empereur, avant de s'en détourner].

Peu à peu, au cours du dix-neuvième siècle, la culture protestante allemande devint de plus en plus prussienne. Frédéric le Grand, en tant que libre-penseur et admirateur de la philosophie française, avait consacré beaucoup d'efforts à faire de Berlin une capitale culturelle ; l'Académie de Berlin avait pour président perpétuel le savant français Maupertuis, qui, cependant, malheureusement fut la victime de l'ironie mortelle de Voltaire qui le tourna en ridicule. Les efforts de Frédéric, comme ceux des autres despotes éclairés de cette époque [Catherine II par exemple], n'incluaient pas les réformes économiques ou politiques ; tout ce qui fut réellement accompli fut l'assemblage d'une cour d'intellectuels manifestant une admiration stipendiée. Après sa mort, c'est à nouveau en Allemagne occidentale que se trouvaient la plupart des hommes de culture.

Philosophie allemande

La philosophie allemande avait plus de liens avec la Prusse que n'en avaient la littérature et les arts allemands. Kant était un sujet de Frédéric II de Prusse ; Fichte et Hegel étaient professeurs à Berlin. Kant fut peu influencé par la Prusse ; il eut, du reste, des ennuis avec le gouvernement prussien à cause de sa théologie libérale. Mais Fichte et Hegel étaient des porte-parole philosophiques de la Prusse, et préparèrent le terrain pour l'identification ultérieure du sentiment patriotique pour l'Allemagne avec l'admiration pour la Prusse. Leurs travaux, à cet égard, furent prolongés par les grands historiens allemands, en particulier Mommsen et Treischke. Bismarck finalement persuada la nation allemande d'accepter l'unification sous l'égide de la Prusse, et donna ainsi la prédominance aux éléments les moins internationaux de la culture allemande.

Milieux philosophiques officiels et non officiels

Pendant toute la période après la mort de Hegel [jusqu'à la fin du XIXe siècle], la plupart de la philosophie académique resta traditionnelle, et par conséquent sans grande importance. La philosophie empiriste britannique était dominante en Angleterre jusque vers la fin du siècle, et en France jusqu'à une date un peu plus ancienne ; ensuite, graduellement, Kant et Hegel conquirent les universités en France et en Angleterre, du moins pour ce qui est des professeurs enseignant officiellement la philosophie [cela ne concerne donc pas le français Auguste Comte, 1798-1857]. Le grand public éduqué, cependant, fut peu concerné par ce mouvement, qui n'avait pas non plus beaucoup d'adhérents parmi les hommes de sciences. Aucun des auteurs qui poursuivaient la tradition académique -- John Stuart Mill (anglais, 1806-1873) du côté des empiristes, Lotze (allemand, 1817-1881), Sigwart (allemand, 1830-1904), Bradley (anglais, 1846-1924) et Bosanquet (anglais, 1848-1923) du côté de l'idéalisme allemand -- n'était tout à fait au premier rang parmi les philosophes. C'est-à-dire, ils n'étaient pas les égaux des hommes dont ils avaient, globalement, adopté les systèmes. La philosophie académique a souvent été déconnectée de la pensée la plus vigoureuse de son époque, par exemple aux XVIe et XVIIe siècles, quand elle était encore essentiellement scolastique. Quand cela arrive, l'historien de la philosophie est moins concerné par les professeurs que par les hérétiques en dehors de la profession.

La plupart des philosophes de la Révolution française combinaient la science et les croyances associées à Rousseau. Helvétius et Condorcet peuvent être regardés comme typiques dans leur combinaison du rationalisme et de l'enthousiasme.

Helvétius

Helvétius (1715-1771) eut l'honneur d'avoir son livre De l'Esprit (1758) condamné par la Sorbonne et brûlé par le bourreau. Bentham le lut en 1769 et immédiatement décida de consacrer sa vie aux principes de législation, disant : "Ce que Bacon a été au monde physique, Helvétius l'est au monde moral. Le monde moral a donc eu son Bacon, mais on attend toujours son Newton." James Mill prit Helvétius comme guide dans l'éducation qu'il donna a son fils John Stuart Mill [ce dernier était un ami de la famille de Russell, et fut peut-être nommé parrain de Bertrand Russell].

Suivant la doctrine de Locke selon laquelle l'esprit, à la naissance, est une tabula rasa, Helvétius considérait les différences entre individus comme étant entièrement dues aux différences dans l'éducation : chez chaque individu, ses talents et ses vertus sont l'effet de son instruction. Le génie, maintenait-il, est souvent dû à la chance : si Shakespeare n'avait pas été pris en train de braconner, il serait devenu marchand de laine. Son intérêt pour la législation vient de la doctrine disant que les principaux instructeurs de l'adolescence sont les formes de gouvernement et les modes de vie et coutumes qui en résultent. Les hommes naissent ignorants, pas stupides ; ils sont rendus stupides par l'éducation.

[Je partage ce point de vue, en ce qui concerne la plupart des écoliers. Le ministère de l'instruction publique serait mieux nommé le ministère de la destruction publique.]

En éthique, Helvétius était un utilitarien ; il considérait le plaisir comme étant une bonne chose. En religion, c'était un déiste, et farouchement anticlérical. En théorie de la connaissance, il adopta une version simplifiée de celle de Locke : "Eclairés par Locke, nous savons que c'est à nos sens physiologiques que nous devons nos idées, et par conséquent notre esprit." La sensibilité physique, dit-il, est la seule cause de nos actions, nos pensées, nos passions, et notre sociabilité. Il est en profond désaccord avec Rousseau quant à la valeur de la connaissance -- Helvétius la considérant comme très élevée.

Sa doctrine est optimiste, puisque il suffit de donner une éducation parfaite pour faire un homme parfait. Il y a dans les écrits d'Helvétius la suggestion qu'il serait facile de trouver l'éducation parfaite si les prêtres dégageaient la piste.

Condorcet

Condorcet (1743-1794) a des opinions similaires à celles d'Helvétius, mais davantage influencées par Rousseau. Les droits de l'homme, dit-il, sont tous déduits de la seule vérité suivante : l'homme est un être sensible, capable de faire des raisonnements et d'acquérir des idées morales ; d'où il s'ensuit que les hommes ne peuvent pas être divisés entre dirigeants et sujets, menteurs et dupes. Dans son ouvrage Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il écrit : "Ces principes, que le généreux Sydney paya de son sang, auxquels Locke attacha l’autorité de son nom, furent développés depuis par Rousseau, avec plus de précision, d’étendue et de force, et il mérita la gloire de les placer au nombre de ces vérités qu’il n’est plus permis, ni d’oublier, ni de combattre."

Locke, dit Condorcet, montra le premier les limites de la connaissance humaine. Sa "méthode devint bientôt celle de tous les philosophes, et c'est en l'appliquant à la morale, à la politique, à l'économie politique, qu'ils sont parvenus à suivre dans ces sciences une marche presque aussi sûre que celle des sciences naturelles."

Condorcet admire beaucoup la Révolution américaine. "Le simple bon sens enseigna aux habitants des Colonies britanniques que l'Anglais né de l'autre côté de l'océan Atlantique [i.e. en Amérique] a précisément les mêmes droits que ceux nés sur le méridien de Greenwhich." La constitution des Etats-Unis, dit-il, est fondée sur les droits naturels, et la Révolution américaine a fait connaître les droits de l'homme à toute l'Europe, de la Néva à Guadalquivir. Les principes de la Révolution française, cependant, sont plus "purs, plus précis, et plus profonds que ceux qui ont guidés les Américains".

[C'est une opinion répandue en France, que la Révolution américaine est motivée par la volonté de développer l'économie et la richesse sans payer d'impôts à la Grande Bretagne, tandis que la Révolution française repose sur une aspiration plus fondamentale vers la liberté.

On peut défendre aussi le point de vue inverse, car les Etats-Unis ont été fondés par des Puritains habités par les plus hautes valeurs sur l'homme, tandis que la Révolution française est une révolution d'avocats, de journalistes et de bourgeois qui voulaient simplement se débarrasser de l'Ancien régime -- ce qui du reste n'a pas tout de suite été la motivation ; au départ c'était même seulement des cahiers de doléances, essentiellement économiques.]

Ces mots ont été écrits alors qu'il se cachait de la police de Robespierre [rue Servandoni à Paris, avant de fuir à Clamart]. Il fut capturé et emprisonné. Il est mort en prison [dans une maison qui est devenue une pharmacie à Bourg-la-Reine], mais les circonstances de sa mort sont incertaines [peut-être un suicide].

Il croyait en l'égalité des femmes. Il était aussi l'inventeur de la théorie de Malthus sur la population, mais, cependant, sans les conséquences lugubres qu'elle a chez Malthus, car il la couplait avec la nécessité du contrôle des naissances. Le père de Malthus était un disciple de Condorcet, et c'est par lui que Malthus eut une première connaissnce de la théorie.

Condorcet montre encore plus d'enthousiasme et d'optimisme qu'Helvétius. Il pense que, grâce à la diffusion des principes de la Révolution française, tous les grands mots dont la société est affligée vont disparaître. Peut-être a-t-il eu de la chance de ne pas vivre après 1794.

Les radicaux philosophiques anglais, les Benthamites

Les doctrines des philosophes révolutionnaires français, sous une forme moins enthousiaste et beaucoup plus précise, furent apportées en Angleterre par les radicaux philosophiques, dont Jeremy Bentham (1748-1832) est le chef de file incontesté. Bentham était, au départ, presque exclusivement intéressé par le droit ; progressivement, en vieillissant, ses intérêts s'élargirent et ses opinions devinrent plus subversives. Après 1800, il était républicain, croyant en l'égalité des femmes, ennemi de l'impérialisme, et démocrate sans compromis. Il devait certaines de ces opinions à James Mill. Tous deux croyaient en l'omnipotence de l'éducation. L'adoption par Bentham du principe "le plus grand bonheur pour le plus grand nombre" provenait certainement d'un sentiment démocratique, mais il impliquait une opposition à la doctrine des droits de l'homme, que Bentham décrivait sans ménagement comme une "absurdité".


Jeremy Bentham (1748-1832)

Les radicaux philosophiques se distinguaient de gens comme Helvétius et Condorcet de nombreuses manières. Du point de vue du tempérament, ils étaient patients et aimaient travailler tous les détails pratiques de leurs théories. Ils attachaient une grande importance à l'économie, qu'ils pensaient avoir eux-mêmes transformée en une science. Des tendances à l'enthousiasme, qui existaient chez Bentham et John Stuart Mill, mais pas chez Malthus ou James Mill, étaient sévèrement restreintes par cette "science", et particulièrement par la version lugubre de Malthus de la théorie de la population, selon laquelle la plupart des salariés devaient toujours, sauf juste après une épidémie ayant fait des ravages, gagner le plus petit salaire qui permettrait à eux et leurs familles de se maintenir en vie [c'est-à-dire gagner seulement le minimum vital].

Une autre grande différence entre les Benthamites et leurs prédécesseurs français était que dans l'Angleterre industrielle il y avait un conflit violent entre les employeurs et les salariés, qui donna naissance au mouvement syndical et au socialisme. Dans ce conflit les Benthamites, dans l'ensemble, se rangèrent du côté des employeurs contre la classe des travailleurs. Leur dernier représentant, John Stuart Mill, cependant, cessa de partager les mêmes opinions austères que son père, et devint, en vieillissant, de moins en moins hostile au socialisme, et de moins en moins convaincu par les vérités éternelles de l'économie classique. D'après son autobiographie, ce processus d'adoucissement de ses opinions commença quand il lut les poètes romantiques.

Les Benthamites, quoique au départ révolutionnaires, dans un sens très modéré toutefois, progressivement abandonnèrent toute idée pouvant être classée comme révolutionnaire. Cela s'explique en partie par le succès qu'ils rencontrèrent pour convertir le gouvernement britannique à certaines de leurs vues, et en partie pour leur opposition à la force croissante du socialisme et du mouvement syndical. Les hommes qui étaient en révolte contre la tradition, comme nous l'avons noté plus haut, se répartissaient en deux groupes : les rationalistes, et les romantiques -- quoique chez des gens comme Condorcet les deux tendances cohabitaient. Les Benthamites étaient presque exclusivement rationalistes ; c'était aussi le cas des Socialistes qui se rebellaient aussi bien contre les Benthamites que contre l'ordre économique existant. Le mouvement socialiste n'acquit pas une philosophie complète avant Marx, qui fera l'objet d'un chapitre ultérieur.

Les romantiques

La forme romantique de la révolte est très différente de la forme rationaliste, bien que toutes deux soient issues de la Révolution française et des philosophes qui l'ont immédiatement précédée. La forme romantique se rencontre chez Byron avec des atours non-philosophiques, mais chez Schopenhauer et Nietzsche elle a appris à parler le langage de la philosophie. Elle tend à valoriser la volonté [et la sensibilité et le coeur avons-nous vu] aux dépens de l'intellect ; elle est impatiente avec les raisonnements ; et elle glorifie d'une certaine façon la violence.

Sur le plan politique pratique, elle est importante en tant qu'alliée du nationalisme. En inclination, sinon toujours en fait, elle est tout à fait opposée à ce qu'on appelle communément la raison, et elle tend à être anti-scientifique. On la trouve sous une forme extrême chez les anarchistes russes. Mais en Russie, c'est la forme rationaliste de la révolte qui finalement prévalut. C'est l'Allemagne, toujours plus encline au romantisme que n'importe quel autre pays, qui fournit l'accès au gouvernement à la philosophie anti-rationnelle de la volonté nue.

Les origines des doctrines philosophiques

Jusqu'ici les philosophies que nous avons considérées avaient une inspiration qui était traditionnelle, littéraire ou politique. Mais il y avait deux autres sources d'opinions philosophiques : la science, et le machinisme industriel. La seconde de ces sources commença à avoir une influence théorique avec Marx, et est devenue depuis lors de plus en plus importante. La première a été importante depuis le XVIIe siècle, mais prit un tour nouveau durant le XIXe siècle.

Charles Darwin (1809-1882)

Ce que Galilée et Newton furent pour le XVIIe siècle, Darwin le fut pour le XIXe. La théorie de Darwin a deux parties.

D'un côté, il y a la doctrine de l'évolution, qui maintient que différentes formes de vie se sont développées progressivement à partir d'un ancêtre commun. Cette doctrine, qui est maintenant généralement acceptée, n'était pas nouvelle. Elle avait été soutenue par Lamarck [mais avec l'idée de la transmission des caractères acquis durant la vie, tandis que pour Darwin, et Wallace, c'était les mutations génétiques aléatoires qui produisaient des changements, et conduisaient à la survie des mieux adaptés, cf paragraphe suivant], et par le grand-père paternel de Charles Darwin, portant aussi le nom de Darwin mais prénommé Erasmus ; et je ne mentionne pas Anaximandre. Charles Darwin fournit une immense abondance de preuves pour sa doctrine, et dans la seconde partie de sa théorie il pensait lui-même avoir découvert les causes de l'évolution. Il donna ainsi à la doctrine de l'évolution à la fois une popularité et une force scientifique qu'elle n'avait jamais eu auparavant ; mais il n'est en aucun cas l'initiateur de la théorie.

D'un autre côté, dans sa seconde partie, la théorie de Darwin comprend l'idée de la survie du plus apte ["survival of the fittest"]. Tous les animaux et les plantes se multiplient plus rapidement que ce que la nature peut leur fournir pour vivre ; par conséquent, à chaque génération, beaucoup périssent avant l'âge de se reproduire eux-mêmes. Qu'est-ce qui détermine qui va survivre ? Jusqu'à un certain point, sans aucun doute, la pure chance. Mais il y a une autre cause plus importante. Les animaux et les plantes ne sont jamais, en règle générale, exactement similaires à leurs parents, mais diffèrent légèrement par un excès ou un défaut dans chaque caractère mesurable. Dans un environnement donné, les membres d'une même espèce sont en compétition pour la survie, et ceux qui sont le mieux adaptés à l'environnement ont les meilleures chances [dans le désert, ceux qui, pour des raisons de mutations aléatoires, peuvent un peu plus se passer d'eau, comme les chameaux et les dromadaires, survivront à ceux qui le peuvent un peu moins]. C'est pourquoi, au sein de cette loterie des variations de caractères [du temps de Charles Darwin (1809-1882) on ne parlait pas encore, je crois, de génétique ; il faut attendre les travaux de Gregor Mendel (1822-1884), qui sont à peu près contemporains il est vrai]. Ainsi de génération en génération le cerf court plus vite, le chat épie sa proie plus silencieusement, et la girafe a un cou de plus en plus long. En attendant suffisamment longtemps, ce mécanisme, soutenait Darwin, pouvait expliquer le long développement depuis le protozoaire jusqu'à l'homo sapiens.

[Personnellement, sans aucunement souscrire à la moindre idée de dessein intelligent voulu par Jupiter, Thor ou Dieu sait qui, l'explication de l'évolution par le stricte mécanisme des mutations aléatoires et de la survie des plus aptes, m'a toujours laissé sur ma faim.

Il y a trop de complexité magnifique dans les êtres vivants (flore ou faune). Dire que l'oeil du chat est le produit du hasard, est comme dire qu'en attendant suffisamment longtemps un singe aveugle tapant au hasard sur une Remington tapera toute la Bible sans fautes typographiques. On sait qu'il faudrait attendre de nombreuses fois l'âge de l'univers.

Il y a, selon mon intuition, d'autres mécanismes à l'oeuvre qui participent et même poussent à l'émergence des formes complexes supérieures. Mais la science ne les a pas encore identifiés -- en tout cas pas la science que je connais.]

Darwin étend la théorie économique de Bentham et Malthus à toute la vie animale et végétale

C'est la partie de la théorie de Darwin qui a été très discutée, et qui est considérée par la plupart des biologistes comme sujette à des réserves importantes. Ceci, cependant, n'est pas ce qui concerne le plus l'historien des idées au dix-neuvième siècle. D'un point de vue historique, ce qui est intéressant est l'extension par Darwin à toute la vie, du système économique qui caractérisait les philosophes radicaux. La force qui est à la base de l'évolution, selon Darwin, est une sorte de système économique dans un monde de libre compétition. C'était la doctrine de Malthus, étendue au monde animal et végétal, qui suggéra à Darwin que la lutte pour l'existence et la survie du mieux adapté est la source de l'évolution.

Darwin lui-même était un libéral, mais ses théories avaient des conséquences pour une part en opposition au libéralisme traditionnel. La doctrine [libérale traditionnelle] selon laquelle tous les hommes sont nés égaux, et les différences entre adultes sont entièrement dues à l'éducation, était incompatible avec l'insistance de Darwin sur les différences congénitales entre membres d'une même espèce. Si, comme le soutenait Lamarck, et comme jusqu'à un certain point Darwin lui-même voulait bien l'admettre, les caractères acquis étaient transmis, cette contradiction avec des vues comme celles d'Helvétius aurait pu être atténuée; mais il est apparu que seuls les caractères congénitaux sont transmis, à part certaines exceptions sans importance. Ainsi les différences congénitales entre êtres humains ont une importance fondamentale.

Il y a une autre conséquence de la théorie de l'évolution, qui est indépendante du mécanisme particulier suggéré par Darwin. Si les hommes et les animaux ont un ancêtre commun, et si les hommes se sont développés par de si lentes étapes qu'il y a des créatures qu'on ne peut pas clairement classifier dans l'humanité ou en dehors, la question suivante se pose : à quelle étape de l'évolution les hommes, ou leur ancêtres semi-humains, sont-ils devenus tous égaux ? Est-ce que le Pithécanthrope erectus, s'il avait été correctement éduqué, aurait fait un aussi bon travail que Newton ? Est-ce que l'homme de Piltdown aurait écrit de la poésie aussi bonne que celle de Shakespeare, si par chance quelqu'un l'avait attrapé en train de braconner ? [Cette question -- humoristique -- de Russell a été écrite avant qu'on sache que l' "homme de Piltdown" était une forgerie mélangeant un crâne et une mâchoire de deux espèces différentes, l'une humaine, l'autre simiesque.] Un égalitarien farouche qui répond à ces questions par l'affirmative se trouvera forcé de considérer les singes comme les égaux des hommes ? Et pourquoi s'arrêter aux singes ?

Je ne vois aucun bon argument de sa part contre le vote des huîtres. Un partisan de la théorie de l'évolution peut maintenir que non seulement la doctrine de l'égalité de tous les hommes, mais que les droits de l'homme, doivent être condamnés comme contraire à la biologie, puisqu'ils font une distinction trop forte entre les hommes et les autres animaux.

Il y a, cependant, un autre aspect du libéralisme qui fut considérablement renforcé par la doctrine de l'évolution : c'est la croyance en le progrès. Tant que l'état du monde autorisait l'optimisme, l'évolution était bien accueillie par les libéraux, tant à cause de cette raison, que parce qu'elle apportait de nouveaux arguments contre la théologie orthodoxe. Marx lui-même, bien que ses doctrines soient à certaines égards pré-darwiniennes [en effet, il y a du Saint Thomas d'Aquin chez Marx, souhaitait dédier son livre à Darwin.

Le prestige de la biologie poussa les hommes dont la réflexion était influencée par la science à appliquer des catégories biologiques plutôt que des catégories [ici R. veut dire modèles] mécanistiques à la description du monde. Tout était supposé être en évolution, et il était aisé d'imaginer un but immanent. Malgré Darwin, beaucoup de gens considéraient que l'évolution apportait des arguments à ceux pour qui le cosmos avait un but.

On en vint à regarder le concept d'organisme comme la clé pour les explications à la fois scientifiques et philosophiques des lois naturelles, et la pensée atomique du XVIIIe siècle fut considérée comme dépassée.

[R. ne veut pas dire "atomique" au sens de Dalton ou Lavoisier !!! mais au sens de Descartes, de séparation entre les parties, etc.]

Ce point de vue a enfin influencé même la physique théorique. En politique cela conduit naturellement à accorder plus d'importance à la communauté qu'à l'individu.

C'est en harmonie avec la croissance du pouvoir de l'Etat ; et aussi avec le nationalisme, qui peut se recommander de la doctrine darwinienne de la survie du plus apte, appliquée non plus aux individus mais aux nations. Mais ici nous entrons dans la région des vues extra-scientifiques suggérées au grand public par des doctrines scientifiques comprises imparfaitement par ce dernier.

Effets philosophiques de la Révolution industrielle, vision mécanistique vs vision biologique, point de vue des différents groupes de penseurs

Tandis que la biologie a milité contre la vision mécanistique du monde, la technique économique moderne a eu l'effet opposé. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la technique scientifique [= la technologie], par contraste avec les doctrines scientifiques, n'avait aucun effet important sur l'opinion.

C'est seulement avec l'essor du l'industrialisme que la technologie commença à affecter la pensée des hommes. Et même alors, pendant longtemps, l'effet fut plus ou moins indirect.

Les hommes qui produisent des théories philosophiques sont, en règle générale, très peu en contact avec les machines [moi-même j'ai connu le monde des usines de l'intérieur, seulement à partir de 28 ans -- mais ensuite je l'ai connu très bien, ayant visité en détail à peu près tous les genres d'usines].

Les romantiques observaient et haïssaient la laideur que l'industrialisme produisait dans des endroits auparavant beaux, et la vulgarité (dans leur esprit) de ceux qui gagnaient de l'argent dans "l'industrie et le commerce". Cela les conduisit à être en opposition à la classe-moyenne, et parfois cela le conduisit même à une sorte d'alliance avec les champions du prolétariat [peut-être car victime aussi de l'industrialisme].

Engels avait des éloges pour Carlyle, ne percevant pas que ce que Carlyle désirait n'était pas l'émancipation des salariés, mais leur soumission au genre de maîtres qu'ils avaient eu au Moyen-Âge.

Les socialistes accueillirent avec bienveillance l'industrialisme, mais voulaient libérer les ouvriers dans l'industrie de leur sujétion au pouvoir des employeurs. Ils étaient influencés par l'industrialisme dans la sélection des problèmes qu'ils considéraient, mais l'industrialisme ne les influençait pas beaucoup dans l'élaboration des solutions qu'ils proposaient.

Prise de conscience des pouvoirs démesurés de l'homme

L'effet le plus important de la production avec des machine sur la conception qu'on se faisait, en imagination, du monde fut un accroissement immense du sens de la puissance de l'homme. Ce n'était certes qu'une accélération d'un processus qui commença avant l'aube de l'histoire, quand les hommes diminuèrent leur peur des animaux sauvages en inventant des armes et leur peur de la famine en inventant l'agriculture. Mais l'accélération fut telle qu'elle produisit une façon de voir radicalement différente chez ceux qui détenaient les pouvoirs que les techniques modernes avaient produits. Aux temps anciens, les montagnes et les chutes d'eau étaient des phénomènes naturels; maintenant, une montagne qui gênait était arasée et une chute d'eau pouvait être commodément créée.

[A vrai dire des travaux pharaoniques avaient déjà été exécuté : les pyramides, le grand canal impérial en Chine (-770, -476), l'exploitation minière par les Romains en Espagne, des travaux immenses chez les Mayas, les Aztèques et les Incas, etc. ; mais la Révolution industrielle permit d'en accomplir beaucoup plus, et beaucoup plus rapidement.]

Aux temps anciens, il y avait des déserts et des régions fertiles ; maintenant le désert peut, si les gens le jugent utile, être transformé en une roseraie, tandis que des régions fertiles sont transformées en désert par des optimistes insuffisamment scientifiques. Aux temps anciens, les paysans vivaient comme avaient vécu leurs parents et leurs grands-parents, et avaient les mêmes croyances que leurs parents et leurs grands-parents ; le pouvoir de l'Eglise ne pouvait pas éliminer toutes les cérémonies païennes, qui devaient donc être habillées d'oripeaux chrétiens en étant reliées à des saints locaux.

[Cf. fêtes de la Saint Jean, thanksgiving, Noël, etc. Et même la Vierge Marie, on l'a vu, n'est que l'avatar chrétien d'Artémis et de la Grande Mère.]

Maintenant les autorités peuvent décréter ce que les enfants des paysans apprendront à l'école, et peuvent transformer la mentalité des exploitants agricoles en une génération ; les informations dont on dispose indiquent que c'est ce qui se passe en Russie [écrit vers 1940].

Ainsi apparaît, parmi ceux qui dirigent les affaires ou qui sont en contact avec ces derniers, une nouvelle croyance en les pouvoirs de l'homme : d'abord, le pouvoir de l'homme dans son conflit avec la nature ; ensuite le pouvoir des dirigeants vis-à-vis des êtres humains dont ils veulent contrôler les croyances et les aspirations par la propagande scientifique, en particulier l'éducation. Le résultat est une diminution des choses fixes ; aucun changement n'apparaît impossible. La nature est un matériau brut ; c'est aussi le cas de la part de l'humanité qui ne participe pas directement aux gouvernements.

Il y a certaines anciennes conceptions qui représentent la croyance par l'homme des limites de son pouvoir ; parmi elles, les deux principales sont Dieu et la vérité. (Je ne veux pas suggérer que les deux soient logiquement reliées.) Ces deux conceptions tendent aussi à disparaître ; même si elles ne sont pas explicitement niées, elles perdent de leur importance, et ne sont conservées que sous une forme superficielle. Toute cette façon de voir est nouvelle, et il est impossible de dire comment l'humanité va s'adapter à cela. Cela a déjà produit d'immenses cataclysmes, et en produira sans aucun doute d'autres dans l'avenir.

Elaborer une philosophie adaptée à des hommes intoxiqués par les perspectives de pouvoirs presque illimités, et aussi adaptée à l'apathie de ceux sans pouvoir, est la tâche la plus urgente de notre époque.

Bien que beaucoup croient encore sincèrement en l'égalité des hommes et, théoriquement, en la démocratie, l'imagination des peuples modernes est profondément affectée par les formes d'organisation sociale suggérées par les organisations industrielles nées dans l'industrie au XIXe siècle, qui est essentiellement non démocratique.

D'un côté il y a les capitaines d'industrie et de l'autre la masse des travailleurs. Cette disruption de la démocratie de l'intérieur n'est pas encore quelque chose dont les citoyens ordinaires ont pris conscience dans les pays démocratiques, mais cela a été une préoccupation de la plupart des philosophes depuis Hegel. Et l'opposition frontale qu'ils ont découverte entre les intérêts du plus grand nombre et les intérêts d'une élite dirigeante a trouvé son expression pratique dans le fascisme. Parmi les philosophes, Nietzsche était sans s'en cacher du côté de l'élite dirigeante, tandis que Marx était totalement du côté des masses.

[C'est d'ailleurs ce qui donne la teinte chrétienne aux idées marxistes dans leur version authentique, et les oppose si clairement à celle de Nietzsche qui considérait le christianisme comme une religion d'esclaves.]

Peut-être Bentham fut le seul philosophe d'importance qui chercha à concilier les deux intérêts opposés ; il encourut par conséquent l'hostilité des deux.

Pour formuler une éthique satisfaisante des relations humaines, il sera essentiel de reconnaître les limitations nécessaires du pouvoir des hommes sur l'environnement non-humain, et les limitations souhaitables du pouvoir des hommes les uns sur les autres.