HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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II.2.1 : LA PAPAUTE DANS LES SIECLES BARBARES
Durant les quatre siècles (7e, 8e, 9e et 10e) entre Grégoire-le-Grand (c. 540 - 604) et Sylvestre II (c. 945 - 1003), la papauté traversa des vicissitudes étonnantes.
[On se rappelle que le cinquième siècle, années 401 à 500, est le siècle des Grandes invasions :
-- Wisigoths (après la première victoire à Adrianople en 378, sac de Rome en 410) et Huns
-- Vandales et Burgondes (le 31 décembre 406 le Rhin est gelé et franchissable à pied), les Vandales vont en Espagne et Afrique, les Burgondes en "Sapaudia" (mot qui a donné "Savoie")
-- Franks saliens en Gaule
-- Ostrogoths en Italie et Anglo-Saxons vers la Grande-Bretagne
et le sixième siècle, années 501 à 600, est celui de Justinien, Saint Benoît et Grégoire le Grand]
Durant ces quatre siècles de 601 à 1000, la papauté fut parfois sous la domination de l'empereur d'Orient, parfois sous celle de l'empereur d'Occident [Charlemagne puis les autres empereurs germaniques -- on ne parle plus de l'empereur de l'Empire romain], et à d'autres moments encore sous la domination de l'aristocratie locale romaine ; néanmoins, des papes vigoureux aux VIIIe et IXe siècles, saisissant les moments propices, construisirent le pouvoir papal traditionnel. La période de 600 à 1000 est d'une importance vitale pour comprendre l'Eglise médiévale et sa relation avec l'Etat.
Les Franks vers 480 (avant Vouillé en 507) | Empire byzantin en 600 |
Les papes parvinrent à l'indépendance par rapport aux empereurs grecs, pas tant par leurs propres efforts, que par les armes des Lombards, envers qui, cependant, ils n'éprouvèrent aucune gratitude. L'Eglise grecque resta toujours, dans une large mesure, soumise à l'empereur d'Orient, qui se considérait lui-même comme compétent pour prendre les décisions en matière de foi, et pour nommer ou renvoyer les évêques ou même les patriarches. Les moines s'efforçaient d'être indépendants de l'empereur, et pour cette raison se rangeaient parfois du côté du pape. Mais les patriarches de Constantinople, tout en acceptant de se soumettre à l'empereur, refusaient farouchement de se considérer en quelque façon que ce soit sous l'autorité du pape. Parfois, quand l'empereur avait besoin de l'aide du pape contre des barbares en Italie, il était plus amical avec le pape que ne l'était le patriarche de Constantinople. La principale cause de la séparation ultime entre les Eglises d'Orient et d'Occident fut le refus de la première de se soumettre à l'autorité papale.
Lombards en 600 | Empire de Charlemagne vers 800 |
Après la victoire des Lombards sur les Byzantins [en Italie du Nord, puis dans la plus grande partie de la botte, voir carte ci-dessus], les papes avaient toutes les raisons de craindre qu'ils ne fussent à leur tour conquis par ces vigoureux barbares. Ils sauvèrent leur peau en faisant alliance avec les Franks, qui, sous Charlemagne, conquirent l'Italie et la Germanie. Cette alliance produisit le Saint Empire romain germanique, qui avait une constitution fondée sur l'harmonie entre le pape et l'empereur [germanique]. La puissance de la dynastie carolingienne, cependant, s'évanouit rapidement. Tout d'abord, le pape récolta les bénéfices de cette disparition, et dans la deuxième moitié du neuvième siècle [années 801 à 900 ; Charlemagne est mort en 814] Nicolas I éleva la puissance papale à un niveau encore jamais atteint. L'anarchie générale, cependant, conduisit à pratiquement l'indépendance de l'aristocratie romaine, qui, au dixième siècle, contrôlait la papauté, avec des résultats désastreux. La façon dont, dans un grand mouvement de réforme, la papauté, et l'Eglise en général, fut sauvée de la subordination à l'aristocratie féodale, sera le sujet d'un prochain chapitre.
Séparation entre l'Orient et l'Occident, indépendance définitive de Rome (Eglise) par rapport à Constantinople (Empire d'Orient), rôle des Lombards
Au septième siècle [années 601 à 700], Rome était encore soumise à la puissance militaire des empereurs d'Orient, et les papes n'avaient le choix qu'entre obéir et souffrir. Certains, comme Honorius, obéirent au point de s'aventurer dans l'hérésie ; d'autres, comme Martin I, résistèrent et furent emprisonnés par l'empereur.
De 685 à 752, la plupart des papes furent Syriens ou Grecs. Peu à peu, néanmoins, à mesure que les Lombards prenaient davantage de contrôle sur l'Italie, le pouvoir Byzantin déclina. L'empereur Léon l'Isaurien, en 726, émit son décret iconoclaste [= pour détruire les icônes], qui était considéré comme hérétique, non seulement en Occident, mais dans une grande partie de l'Orient aussi. Les papes le combattirent vigoureusement et avec succès ; à la fin, en 787, sous l'impératrice Irène (d'abord régente), l'Orient abandonna l'hérésie iconoclaste. Pendant ce temps, les évènements à l'ouest mirent un point final et définitif au contrôle de Byzance sur la papauté.
Vers l'année 751, les Lombards capturèrent Ravenne, la capitale de l'Italie byzantine. Cet évènement, en même temps qu'il exposa les papes à un grand danger de la part des Lombards, les libera de toute dépendance auprès des empereurs grecs. Les papes avaient préféré les Grecs aux Lombards pour plusieurs raisons. Premièrement, l'autorité des empereurs était légitime, tandis que les rois barbares, quand ils n'avaient pas reçu l'onction des empereurs, étaient regardés comme des usurpateurs. Deuxièmement, les Grecs étaient civilisés. Troisièmement, les Lombards étaient nationalistes, tandis que l'Eglise conservait un internationalisme romain. Quatrièmement, les Lombards avaient été ariens, et une certaine répugnance vis à vis d'eux perdurait même après leur conversion.
Appel à l'aide des Franks
Les Lombards, menés par le roi Liutprand, tentèrent de conquérir Rome en 739. Le pape Grégoire III s'y opposa farouchement, et appela les Franks à l'aide. Les rois mérovingiens, descendants de Clovis, avaient perdu tout réel pouvoir sur le royaume frank, qui était gouverné par les "maires du palais". A cette époque, le maire du palais était Charles Martel, un homme exceptionnellement vigoureux et capable. Comme Guillaume le Conquérant, c'était un bâtard. En 732, il avait remporté une bataille décisive à Poitiers (en réalité près de Tours) contre les Maures, avec pour conséquence que la France resta au sein de la chrétienté [au lieu de devenir maure comme l'Espagne vingt ans plus tôt]. Cela aurait dû lui valoir la gratitude de l'Eglise, mais les nécessités financières l'avaient contraint à s'emparer de terres appartenant à l'Eglise, ce qui diminua considérablement l'appréciation de ses mérites par celle-ci. Cependant Charles Martel et Grégoire III moururent tous deux en 741.
Pépin le Bref (= le petit) le successeur de Charles était parfaitement satisfaisant pour l'Eglise. Le pape Etienne III, en 754, pour échapper aux Lombards, franchit les Alpes et rendit visite à Pépin. Un accord fut conclu qui s'avéra très avantageux pour chacune des parties. Le pape avec besoin d'une protection militaire, et Pépin avait besoin d'une chose que seul le pape pouvait lui conférer : la légitimation de son titre de roi à la place du dernier des Mérovingiens. En échange, Pépin attribua au pape Ravenne et tout le territoire de l'ancien Exarchat en Italie. Etant donné qu'on ne pouvait pas s'attendre à ce que Constantinople reconnaisse cette donation, cela eut pour conséquence de trancher les derniers liens politiques avec l'Empire d'Orient.
[Il exista un document "la Donation de Constantin " (voir plus bas) dont les papes se prévalaient durant tout le Moyen Âge. Mais Lorenzo Valla démontra au XVe siècle que c'était un faux, en analysant le type de latin employé.]
Si les papes étaient restés les sujets des empereurs d'Orient, le développement de l'Eglise catholique eût été très différent. Dans l'Eglise d'Orient, le patriarche de Constantinople n'acquit jamais ni l'indépendance par rapport à l'autorité séculière ni la supériorité sur les autres ecclésiastiques que réussit à établir le pape [depuis Grégoire le grand].
A l'origine, tous les évêques étaient considérés comme égaux, et jusqu'à un certain point cela demeura le cas à l'est. En outre, il y avait d'autres patriarches à l'est, à Alexandrie, Antioche et Jérusalem, tandis que le pape était le seul patriarche à l'ouest. (Ce fait cependant perdit de son importance après la conquête mahométane.)
A l'ouest, mais pas à l'est, les laïcs restèrent pour la plupart illettrés pendant de nombreux siècles, et ceci donnait un avantage à l'Eglise en Occident qu'elle n'avait pas en Orient. Le prestige de Rome surpassait celui de n'importe quelle ville d'Orient, car elle combinait la tradition impériale, avec les légendes des martyres de Pierre et Paul, et de Pierre comme étant le premier pape. Le prestige de l'empereur aurait pu suffire à contrebalancer celui du pape, mais celui d'aucun monarque occidental ne le pouvait. Les empereurs du Saint Empire étaient souvent sans aucun pouvoir réel ; en outre, ils ne devenaient empereurs qu'après que le pape les eut couronnés.
[On se rappelle que le pape prit la couronne des mains de Charlemagne pour la poser sur sa tête ; tandis que Napoléon ne laissa pas Pie VII faire ça, et posa lui-même sa couronne sur sa tête.]
Emancipation du pape par rapport à la tutelle byzantine, établissement d'une théocratie chrétienne en Occident
Pour toutes ces raisons, l'émancipation du pape de la tutelle byzantine était essentielle à la fois pour l'indépendance de l'Eglise par rapport aux monarques temporels, et pour l'établissement d'une monarchie papale dans le gouvernement de l'Eglise occidentale.
Certains documents d'une grande importance, la "Donation de Constantin" et les Faux Décrets, appartiennent à cette période. Les Faux Décrets n'ont pas besoin de nous concerner, mais il faut dire quelque chose de la Donation de Constantin. Afin de donner un air de légalité antique à la donation de Pépin, les hommes d'église forgèrent un document, prétendant être un décret émis par l'empereur Constantin, par lequel, quand il fonda la Nouvelle Rome, attribua au pape l'ancienne Rome et tous ses territoires de l'Ouest. Cette donation, qui était la base du pouvoir temporel du pape, fut acceptée comme authentique durant tout le Moyen Âge.
Elle fut rejetée comme un faux, à l'époque de la Renaissance, par Lorenzo Valla (c. 1406-57) en 1439. Il avait écrit un livre "sur les élégances de la langue latine" [de l'époque de Constantin], qui naturellement étaient absentes dans un texte datant du VIIIe siècle [ce qui prouvait que la donation avait été rédigée au VIIIe siècle].
Etonnamment, après qu'il eut publié son livre dénonçant la Donation de Constantin, ainsi qu'un traité louant Epicure [et c'est aussi l'époque de la redécouverte d'un manuscrit de "De natura rerum", par le Pogge], il fut nommé secrétaire apostolique par le pape Nicolas V, qui s'intéressait davantage à la culture latine qu'à l'Eglise. Nicolas V ne proposa, cependant, pas de rendre les Etats du pape, bien que le titre du pape sur ces domaines était fondé sur la Donation supposée.
La Donation de Constantin
Le contenu de ce document remarquable est résumé par C. Delisle Burns comme suit :
Après un résumé de la doctrine de Nicée, la chute d'Adam, et la naissance du Christ, Constantin dit qu'il a souffert de la lèpre, que les docteurs étaient inutiles, et qu'il contacta alors "les prêtres du Capitole". Ils proposèrent qu'il tue plusieurs enfants et qu'il se lave dans leur sang, mais à cause des larmes de leur mère ils les laissa partir. Cette nuit-là Pierre et Paul apparurent à lui et dirent que le pape Sylvestre [Sylvestre I] se cachait dans une caverne sur Soracte, et pouvait le soigner. Il se rendit à Soracte, où le "pape universel" lui dit que Pierre et Paul étaient des apôtres, pas des dieux, lui montra leurs portraits où il put les reconnaître d'après sa vision, et l'admit devant tous ses "satrapes". Le pape Sylvestre alors lui prescrivit une période de pénitence avec un cilice ; ensuite il le baptisa, quand il vit une main venant des cieux le toucher.
[Noter que ce genre d'histoires est ce que raconte n'importe quel gourou de secte. Mais cette secte-là il y a deux milliards de gens qui souscrivent à ses histoires. On leur a lavé le cerveau efficacement. Ensuite ils sont dociles pour croire à beaucoup d'autres sornettes.
En outre le texte de la Donation de Constantin a été forgé par des hauts ecclésiastiques sans vergogne de cette secte au VIIIe siècle, prétendant être un texte du IVe. Mais comme c'était des imbéciles ils l'ont rédigé avec leur latin à eux, qui était différent de celui de Constantin. Il a fallu attendre les hommes de la Renaissance pour démasquer ce mensonge. Saint Thomas d'Aquin ne l'a pas fait. (Abélard non plus.) Jusqu'au XVe siècle les hommes de religion et de pensée étaient trop absorbés dans leurs délires. Et il y en a encore énormément aujourd'hui.
Ma mère, elle, aurait trouvé un argument pour justifier le mensonge de la Donation de Constantin. En tant que chrétienne convaincue, qui aurait pu être religieuse, elle avait, comme les communistes avec la "foi marxiste", des contre-arguments à tous les arguments montrant l'imposture de la religion catholique.]
Il fut guéri de sa lèpre et abandonna l'adoration des idoles. Ensuite "avec tous ses satrapes, le Sénat, ses nobles et tout le peuple de Rome, il pensa qu'il serait bon d'attribuer le pouvoir suprême au Représentant de Saint Pierre", et la supériorité sur Antioche, Alexandrie, Jérusalem et Constantinople. Il construisit alors une église dans son palais du Latran. Au pied du pape il posa ses couronnes, tiares, et vêtements impériaux. Il plaça une tiare sur la tête du pape et tint les rênes de son cheval. Il laissa à "Sylvestre et ses successeurs Rome et toutes ses provinces, districts, et villes d'Italie et l'Ouest devint le sujet de l'Eglise romaine pour l'éternité" ; il alla ensuite à l'Est "car, là où le domaine des évêques et le chef de la religion chrétienne a été rétabli par un empereur céleste il n'est pas juste qu'un empereur terrestre ait le pouvoir".
Défaite des Lombards et avènement de Charlemagne
Les Lombards ne se soumirent pas docilement à Pépin le Bref et au pape, mais dans des guerres à répétition avec les Franks ils eurent le dessous. Enfin en 774, Charlemagne, le fils de Pépin le Bref, marcha sur l'Italie, défit complètement les Lombards, se fit reconnaître comme étant leur roi, et ensuite occupa Rome, où il confirma la donation de Pépin. Les papes de son époque, Hadrien et Léon III, trouvèrent leur avantage à soutenir la stratégie de Charlemagne de toutes les façons. Il conquit la plus grande partie de l'Allemagne, convertit les Saxons par une vigoureuse persécution, et finalement, en sa personne, fit revivre l'Empire d'Occident, et se fit couronner empereur à Rome par le pape le jour de Noël de l'an 800.
La fondation du Saint Empire romain marque une époque dans la vision théorique médiévale, quoique beaucoup moins dans la pratique médiévale. Le Moyen Âge était particulièrement friand de fictions légalistes, et jusqu'à l'époque de Charlemagne la fiction avait persisté que les provinces de l'Ouest de l'ancien empire romain étaient encore, en droit, les sujets de l'empereur de Constantinople, qui était considéré comme la seule source d'autorité légale.
[Quand j'étais enfant, l'avènement des Carolingiens et de Charlemagne était présenté à l'école comme le bien et la clarté triomphant sur le mal et la confusion des Mérovingiens.
Les luttes, comme du billard à cinq ou six bandes, entre l'empire d'Orient, l'église d'Orient, la papauté, les Ostrogoths, les Lombards et les Franks étaient présentées dans une version ultra simplifiée, et toujours comme ayant résulté en ce qui est bien. L'histoire est toujours écrite par les vainqueurs.
Ensuite Charlemagne était un monarque éclairé -- ce qu'il a sans doute été -- utilisant des missi dominici, etc. etc.]
Théorie médiévale, fictions légalistes
Charlemagne, un adepte des fictions légalistes, maintint que le trône de l'Empire était vacant, car le souverain d'Orient, Irène (qui s'appelait elle-même empereur, pas impératrice), était une usurpatrice, puisque aucune femme ne pouvait être empereur [elle avait du reste fait crever les yeux à son fils pour s'emparer de son pouvoir].
Charles déclarait tenir sa légitimité de l'onction du pape. Il y eut ainsi, dès le départ, une curieuse interdépendance entre le pape et l'empereur. Personne ne pouvait être empereur sans être couronné à Rome ; d'un autre côté, pendant des siècles, tous les empereurs puissants déclarèrent avoir le droit de nommer et déposer les papes.
La théorie médiévale sur le pouvoir légitime reposait à la fois sur l'empereur et sur le pape ; leur dépendance mutuelle était exaspérante pour les deux, mais pendant des siècles elle fut inévitable.
Il y avait constamment des frictions, avec le dessus parfois pour l'un parfois pour l'autre.
Enfin, au XIIIe siècle [années 1201 à 1300], le conflit devint insurmontable. La papauté l'emporta, mais perdit son autorité morale peu après. Le pape et l'empereur du Saint Empire survécurent tous les deux, le pape jusqu'à aujourd'hui, l'empereur jusqu'à l'époque de Napoléon. Mais la théorie médiévale élaborée qui avait été construite concernant leurs pouvoirs respectifs cessa dans les faits d'être applicable dès le XVe siècle [= Quattrocento = débuts italiens de la Renaissance]. L'unité de la chrétienté, qu'elle maintenait, fut détruite par les pouvoirs des monarchies française, espagnole et anglaise dans la sphère temporelle, et par la Réforme dans la sphère religieuse.
[On note que "la Querelle des Investitures" est une toute petite partie du combat global depuis le VIe siècle environ, sinon avant, entre le pouvoir de la papauté et le pouvoir des monarques temporels, empereur ou rois.]
Charlemagne et son entourage
Le caractère de Charlemagne et son entourage est résumé ainsi par le Docteur Gerhard Seeliger (dans Cambridge Medieval History, II, 663.) :
La cour de Charles menait une vie vigoureuse. Nous y voyons de la grandeur et du génie, mais de la moralité point. Car Charles n'était pas sélectif dans le choix des gens dont il s'entourait. Lui-même n'était pas un modèle, et il tolérait la plus grande licence de la part de ceux qu'il aimait et trouvait utiles. On s'adressait à lui avec la formule "Saint empereur", bien que dans sa vie il montrât peu de sainteté. Alcuin l'appelle ainsi, et chante aussi les louanges de sa fille Rotrud pour sa beauté et sa vertu, en dépit du fait qu'elle eut un fils du comte Roderic du Maine, tout en n'étant pas sa femme. Charles ne voulait pas être séparé de ses filles, il ne voulait pas qu'elles se marient, et il était donc forcé d'accepter les conséquences. Son autre fille, Berthe [même nom que sa grand-mère], aussi eut deux fils du pieux abbé Angilbert de Saint Riquier. En fait la cour de Charles était le centre d'une vie très débridée.
Charlemagne était un barbare vigoureux, ayant fait une alliance politique avec l'Eglise, mais pas préoccupé outre mesure par la piété personnelle. [Ce n'était pas Louis VII.] Il ne savait ni lire ni écrire, mais il inaugura une renaissance littéraire [la Renaissance caroline]. Il menait une vie dissolue, et avait une affection excessive pour ses filles, mais il fit tout ce qui était en son pouvoir pour promouvoir une vie sainte chez ses sujets. Lui, comme son père Pépin le Bref, utilisa astucieusement le zèle des missionnaires pour promouvoir son influence en Allemagne, mais il s'assura que les papes obéissent à ses ordres.
[C'était un Frank descendant de Pépin le Bref (714-768), Charles Martel (688-741), Pépin de Herstal (635-714) et Pépin de Landin (580-640), qui prirent le contrôle de la dynastie mérovingienne qui gouvernait une bonne partie de la France actuelle, moins la Bourgogne (détenue par les Burgondes), le Sud-Est et le bout tout en bas du Sud-Ouest. Il étendit les possessions dont il hérita vers l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne, donc il n'est pas incorrect de le voir au départ comme plus "français" qu' "européen", même si en 531 il y avait déjà la Rhénanie allemande (l'actuelle Rhénanie-du-Nord-Westphalie) dans les possessions franques, et la capitale de Charles fut à Aix-la-Chapelle. (On trouvait, nous les écoliers, que c'était marrant ce nom de ville bien français, qui cependant n'était apparemment -- c'était flou et bizarre-- pas en France.) Mais peu importe. Il ne s'agit pas de justifier la vision franco-centrée de l'histoire, en vigueur en France jusqu'au milieu de XXe siècle, et qui fit tant de ravages.]
Le royaume franc, après Clovis (466-511). Consulter le site Royaumes Francs pour voir une image animée montrant l'expansion du royaume frank entre 480 et 870.
La protection de l'Eglise catholique par les Franks
Les papes obéirent d'autant plus volontiers que Rome était devenue une ville barbare, dans laquelle la personne même du pape n'était pas en sécurité sans protection extérieure, et les élections papales avaient dégénéré en luttes désordonnées entre factions. En 799, des ennemis locaux s'emparèrent du pape, l'emprisonnèrent et menacèrent de lui crever les yeux. Durant le règne de Charlemagne, il semble qu'un nouvel ordre allait être instauré ; mais après sa mort (en 814) peu de cet ordre survécut à part en théorie.
Les gains pour l'Eglise, et plus particulièrement la papauté, étaient plus importants que ceux pour l'empire d'Occident. L'Angleterre avait été convertie par une mission monastique sous les ordres de Grégoire-le-Grand, et était davantage le sujet de Rome que ne l'étaient les pays avec des évêques habitués à l'autonomie locale. La conversion de l'Allemagne était largement le résultat du travail de Saint Boniface (680-754), un missionnaire anglais, qui était un ami de Charles Martel et de Pépin le Bref, et totalement dévoué au pape. Boniface fonda de nombreux monastères en Germanie ; son ami Saint Gall fonda le monastère suisse qui porte son nom. Selon certaines autorités, Boniface donna l'onction à Pépin qui le fit roi, en suivant le rituel dans le Premier Livre des Rois.
Boniface
Saint Boniface était né dans le Devonshire, éduqué à Exeter et Winchester. Il se rendit en Frise en 716, mais rapidement dut rentrer en Angleterre. En 717, il alla à Rome et en 719 le pape Grégoire II l'envoya en Germanie convertir les Germains et combattre l'influence des missionnaires irlandais (qui, on se rappelle, étaient dans l'erreur sur la date de Pâques et la forme de la tonsure [et surtout étaient bcp plus indépendants de Rome que les autres missionnaires]).
Après des succès considérables, il retourna à Rome en 722, où il fut fait évêque par Grégoire II, envers qui il fit serment d'obéissance. Le pape lui confia une lettre pour Charles Martel, et le chargea de supprimer l'hérésie [arienne ? ou toutes les hérésies chrétiennes par rapport à l'orthodoxie nicéenne ? *] en plus de convertir les païens. En 732, il devint archevêque ; en 738 il visita Rome pour la troisième fois. En 741 le pape Zacharie en fit son légat et le chargea de réformer l'Eglise franque.
[* wikipedia : Après une suite de victoires sur ses rivaux barbares, notamment sur les Burgondes lors de la bataille d'Autun, Clovis apparaît donc comme l'un des premiers rois germaniques d'Occident à avoir adopté la foi nicéenne, le christianisme romain, contrairement aux Wisigoths ou aux Lombards ariens et aux Alamans païens.]
Il fonda l'abbaye de Fulda, à qui le pape imposa la stricte règle bénédictine. Ensuite il eut une controverse avec un évêque irlandais de Salzbourg, nommé Virgile (700-784), qui maintenait qu'il y avait d'autres mondes que le nôtre, mais qui fut cependant canonisé. En 754, après être retourné en Frise, Boniface et ses compagnons furent massacrés par des païens. C'est grâce à lui que la chrétienté allemande est papale et non irlandaise.
Alcuin
Les monastères anglais, particulièrement ceux du Yorkshire, jouèrent un grand rôle à cette époque. La civilisation qui avait pu exister du temps de l'Empire romain en Grande Bretagne avait disparue, et la nouvelle civilisation introduite par les missionnaires chrétiens était centrée presque exclusivement autour des abbayes bénédictines, qui devaient tout à Rome. Bède le Vénérable, c. 673 - 735, était un moine à Jarrow. Son élève Ecgbert, premier archevêque de York, fonda l'école cathédrale, où Alcuin fut éduqué.
Alcuin, c. 735 - 804, est un personnage important de la culture de ces temps-là. Il alla à Rome en 780, et au cours de son séjour rencontra Charlemagne à Parme. L'empereur l'employa pour enseigner le latin aux Franks et pour éduquer la famille royale. Il passa une partie considérable de sa vie à la cour de Charlemagne, occupé à enseigner et à fonder des écoles. A la fin de sa vie il était abbé de Saint-Martin de Tours. Il écrivit de nombreux livres, y compris une histoire en vers de l'église d'York. L'empereur, bien que n'ayant reçu aucune éducation scolaire, attachait une grande valeur à la culture, et pendant une brève période diminua l'obscurité de ces temps obscures [sur le plan culturel -- en tout cas c'est la description traditionnelle]. Mais les travaux de Charlemagne furent éphémères. La culture du Yorkshire fut pendant un temps détruite par les Danois, celle de France altérée par les Normands. Les Sarrasins firent des raids sur l'Italie du Sud, conquirent la Sicile, et en 846 attaquèrent Rome même.
Dans l'ensemble, le dixième siècle fut, dans la chrétienté occidentale, l'époque la plus arriérée ; car le neuvième est sauvé par les ecclésiastiques anglais et par la figure étonnante de Jean Scot, dont j'aurais plus à dire un peu plus loin.
Déclin du pouvoir carolingien après la mort de Charlemagne, origine de la puissance de l'Eglise, grand pape Nicolas 1er (858-867)
Le déclin du pouvoir carolingien après la mort de Charlemagne et la division de son empire fut, tout d'abord, bénéfique pour la papauté. Le pape Nicolas Ier (858-867) amena le pouvoir papal à un niveau de puissance encore jamais atteint.
Il se querella avec les empereurs d'Orient et d'Occident, avec le roi Charles le Chauve de France et le roi Lothaire II de Lorraine, et avec les épiscopats d'à peu près tous les pays de la chrétienté ; mais dans presque toutes ses querelles il eut le dessus.
Le clergé dans de nombreuses régions était passé sous la coupe des princes locaux, et Nicolas s'employa à corriger cet état de choses. Ces deux disputes les plus importantes concernent le divorce de Lothaire II et la déposition non conforme au droit canonique d'Ignace, le patriarche de Constantinople. Le pouvoir de l'Eglise, pendant tout le Moyen Âge, a été beaucoup occupé par les divorces royaux. Les rois étaient des hommes aux passions opiniâtres, qui pensaient que l'indissolubilité du mariage était une doctrine seulement pour leurs sujets. L'Eglise, cependant, seule pouvait donner la solennité convenable au mariage [c'est encore le cas dans beaucoup de milieux sociaux en France du XXIe siècle], et si l'Eglise déclarait un mariage invalide, une dispute de succession et une guerre dynastique avait toutes les chances d'en résulter. L'Eglise, par conséquent, était dans une position très forte pour s'opposer aux divorces royaux et aux mariages irréguliers [d'où le mariage secret de Louis XIV avec Mme de Maintenon, vérifier les circonstances]. En Angleterre, elle perdit cette position sous Henry VIII, mais la regagna sous Edward VIII [ouais, R. fait allusion au mariage morganatique d'Edward VIII qui lui aurait valu d'être forcé d'abdiquer ; en réalité le gouvernement l'a forcé à abdiquer parce qu'il était philo-nazi].
Quand Lothaire II demanda un divorce, le clergé de son royaume accepta. Le pape Nicolas, cependant, démit les évêques qui avaient accepté, et refusa totalement d'admettre le plaidoyer du roi pour son divorce. Le frère de Lothaire, l'empereur Louis II, marcha alors sur Rome avec l'intention de renverser le pape ; mais des terreurs superstitieuses éclatèrent et il renonça. A la fin le pape avait imposé sa volonté.
La dispute Ignace/Photius, et puissance papale même en Orient (pour encore une brève période)
Les affaires du Patriarche Ignace sont intéressantes, en ce qu'elles montrent que le pape pouvait encore faire valoir son point de vue en Orient. Ignace, qui était insupportable pour le Régent Bardas, fut démis, et Photius, jusque-là un laïc, fut élevé à la position de patriarche pour le remplacer. Le gouvernement byzantin demanda au pape d'officialiser ce changement. Le pape envoya deux légats pour instruire la question ; quand ils arrivèrent à Constantinople, ils furent terrorisés, et donnèrent leur accord. Pendant quelques temps, les faits furent cachés au pape, mais quand il les apprit, il prit la situation avec hauteur. Il convoqua un concile à Rome pour étudier la question ; il déposa l'un des légats de son diocèse, et aussi l'archevêque de Syracuse qui avait consacré Photius ; il jeta un anathème sur Photius, déposa tous ceux qu'il avait ordonnés, et restaura tous ceux qui avaient été déposés car ils s'étaient opposés à Photius. L'empereur Michel III était furieux, et écrivit une lettre pleine de colère au pape, mais le pape répondit : "Le temps des rois-grands-prêtres et des empereurs-pontifes est révolu, la chrétienté a été séparée en deux fonctions, et les empereurs chrétiens ont besoin du pape en vue de la vie éternelle, tandis que les papes n'ont pas besoin des empereurs, sauf en ce qui concerne les choses temporelles."
[A part que c'est formulé avec élégance et solennité, c'est le discours de n'importe quel gourou allumé.]
Photius et l'empereur répliquèrent en convoquant eux aussi un concile, qui excommunia le pape [on est peu de temps avant le schisme définitif de 1054] et déclara l'Eglise romaine hérétique. Peu après cela, cependant, Michel III fut assassiné, et son successeur, Basile, restaura Ignace, reconnaissant explicitement que c'était une question relevant de la juridiction papale. Ce triomphe eut lieu juste après la mort de Nicolas, et fut presque entièrement attribuable, en réalité, aux évènements circonstanciels des révolutions de palais. Après la mort d'Ignace, Photius devint à nouveau patriarche, et le fossé entre l'Eglise d'Orient et celle d'Occident fut encore agrandi. Par conséquent, on ne peut pas dire que la politique de Nicolas fut victorieuse sur le long terme.
Lutte entre le pape et les évêques de l'Eglise d'Occident pour faire valoir la prééminence de l'évêque de Rome
Nicolas avait presque plus de difficultés [style idiot, rare chez R.] à imposer sa volonté sur les évêques que sur les rois. Les archevêques en étaient arrivés à se considérer des personnages considérables, et ils étaient réticents à se soumettre docilement à un monarque ecclésiastique. Il maintenait, cependant, que les évêques devaient leur position au pape, et tant qu'il vécut il réussit, dans l'ensemble, à imposer cette vue. Il y eut, à travers les siècles, beaucoup de tergiversations et de doutes sur la façon dont les évêques devaient être nommés. A l'origine, ils étaient élus par acclamation populaire des croyants dans leur ville cathédrale ; puis, fréquemment, par un synode des évêques voisins ; ensuite, parfois par le roi, et parfois par le pape. Les évêques pouvaient être démis pour faute grave, mais il n'était pas clair s'ils devaient être jugés par le pape ou par un synode provincial. Toutes ces incertitudes faisaient que les pouvoirs d'une charge d'évêque dépendaient de l'énergie et de l'astuce de celui qui en était investi. Nicolas (c. 800 - 867, pape Nicolas 1er) étendit le pouvoir papal jusqu'aux limites dont il était capable ; sous ses successeurs le pouvoir papal déclina à nouveau vers un niveau très bas [il remontera à la fin du XIe siècle].
Période confuse de la féodalité et des dernières invasions (Hongrois, Normands, Sarrasins)
Au cours du 10e siècle [années 901 à 1000], la papauté était complètement sous le contrôle de l'aristocratie locale romaine. Il n'y avait pas encore de règle fixe pour l'élection des papes ; parfois ils devaient leur élévation au trône de Saint Pierre à l'acclamation populaire, parfois aux empereurs ou aux rois et parfois, comme au 10e siècle, aux détenteurs du pouvoir local urbain sur la ville de Rome. Rome n'était pas, à cette époque, une ville civilisée, comme elle l'avait été du temps de Grégoire le Grand (c. 540 - 604). Parfois, il y avait des luttes entre factions ; d'autres fois une famille riche acquérait le contrôle par une combinaison de violence et de corruption. Le désordre et la faiblesse ambiante en Europe de l'Ouest étaient si grandes en cette période que la chrétienté pouvait sembler en danger de destruction complète. L'empereur du Saint Empire et le roi de France étaient sans pouvoir pour empêcher l'anarchie créée dans leurs royaumes par les potentats féodaux qui étaient nominalement leurs vassaux.
Les Hongrois faisaient des raids sur l'Italie du Nord. Les Normands faisaient des raids sur les côtes françaises, jusqu'à ce que, en 911, le roi de France leur donne la Normandie et qu'en échange ils deviennent chrétiens.
Mais le plus grand danger en Italie et dans le Sud de la France venait des Sarrasins, qui ne pouvaient pas être convertis, et n'avaient pas de respect pour l'Eglise. Ils achevèrent la conquête de la Sicile avec la fin du IXe siècle ; ils étaient installés sur la rivière Garigliano près de Naples ; ils détruisirent le Mont Cassin et d'autres grands monastères ; ils étaient installés sur la côte provençale [à Saint Tropez et dans les Maures], d'où ils menaient des raids sur l'Italie et les vallées alpines, interrompant la circulation entre Rome et le Nord.
[Noter qu'ils ne créèrent pas en Provence de civilisation mahométane brillante, comme ils le firent en Andalousie. On peut discuter si "Maurin des Maures" de Jean Aicard est une oeuvre plus ou moins importante que l'Alhambra de Grenade.]
Déclin de la papauté, désorganisation de l'Eglise d'Occident
La conquête de l'Italie par les Sarrasins fut empêchée par l'Empire d'Orient, qui défit les Sarrasins du Garigliano en 915. Mais il n'était pas suffisamment fort pour gouverner Rome, comme il l'avait fait après la conquête de Justinien, et la papauté devint, pendant environ 100 ans, une prérogative de l'aristocratie romaine ou des comtes de Tusculum. Les Romains les plus puissants, au début du dixième siècle, était le "Sénateur" Theophylact et sa fille Marozia, dans la famille desquels, la papauté devint pratiquement héréditaire. Marozia eut plusieurs maris à la suite, et un nombre inconnu d'amants. L'un de ces derniers devint pape sous le nom de Serge II (904-911). Leur fils fut le pape Jean XI (931-936) ; leur petit fils fut Jean XII (955-964), qui devint pape à l'âge de 16 ans et acheva la "dégradation de la papauté par sa vie débauchée et les orgies dont rapidement le palais du Latran devint la scène". Marozia est sans doute à l'origine de la légende de la femme nommée "Pape Jean".
Les papes de cette période naturellement perdirent tous les restes d'influence que la papauté avait pu conserver sur l'Eglise d'Orient. Ils perdirent aussi le pouvoir, que Nicolas 1er avait exercé avec succès, sur les évêques au nord des Alpes. Des conciles provinciaux affirmèrent leur indépendance complète vis-à-vis de Rome, mais ils échouèrent à maintenir leur indépendance vis-à-vis des souverains et chefs féodaux. Les évêques, de plus en plus, s'assimilèrent à des potentats féodaux.
"L'Eglise elle-même apparaît ainsi la victime de la même anarchie dans laquelle la société laïque se consume ; tous les appétits les plus répugnants ont libre cours, et, plus que jamais, la partie du clergé qui conserve quelque intérêt pour la religion et pour le salut des âmes confiées à sa charge se lamente sur la décadence universelle et tourne les yeux des croyants vers le spectre de la fin du monde et du jugement dernier" (Cambridge Medieval History, III, 455. -- dont le style ampoulé est quelque chose !!!)
C'est une erreur cependant de supposer qu'une hantise spéciale, que la fin du monde ait lieu en l'an 1000, avait cours à cette époque, comme on l'a longtemps cru. Les chrétiens, depuis Saint Paul, croyaient toujours que la fin du monde était pour bientôt, mais ils continuaient toutefois à vivre normalement.
An 1000, point bas de la civilisation occidentale
L'an mil, peut commodément servir à marquer le point bas dans l'évolution de la civilisation en Europe occidentale. A partir de là le mouvement recommença à aller vers le haut jusqu'à 1914. Au début, les progrès furent principalement dus à la réforme monastique. En dehors des ordres monastiques, le clergé était devenu, pour la plupart, violent, immoral, et ayant quitté toute vie spirituelle ; il était corrompu par la richesse et le pouvoir qu'il devait aux dons faits par les croyants. La même chose se déroulait même dans les ordres monastiques ; mais chaque fois des réformateurs vigoureux, mus par un zèle renouvelé, revivifiaient leur force morale.
Une autre raison pour laquelle l'an mil marque un tournant est la cessation, vers cette époque, de la conquête aussi bien par les Mahométans que par les barbares nordiques, en tout cas en ce qui concerne l'Europe occidentale. Les Goths, Lombards, Magyars, et Normands étaient arrivés par vagues successives ; chaque horde à son tour fut christianisée, mais chacune à son tour affaiblit la tradition civilisée. L'Empire d'Occident se fragmenta en une multitude de royaumes barbares ; les rois perdirent leur autorité sur leurs vassaux ; il régnait une anarchie universelle, avec de la violence à grande et petite échelle. A la fin toutes les races de conquérants nordiques vigoureux avaient été converties à la chrétienté, et s'étaient installées dans différentes régions. Les Normands, qui furent les derniers à arriver, se révélèrent étonnamment capables de vie civilisée. Ils reconquirent la Sicile des mains des Sarrasins, et chassèrent les Mahométans de toute l'Italie. Ils ramenèrent l'Angleterre dans le giron du monde romain, dont les Danois l'avaient largement exclue. Une fois installés en Normandie, ils permirent à la France de revivre et participèrent matériellement au processus.
Notre utilisation de l'expression "les âges obscurs" appliquée à la période de +600 à +1000 souligne notre focalisation excessive sur l'Europe de l'Ouest. En Chine, cette période inclut l'époque de la dynastie Tang, l'apogée de la poésie chinoise, et à de nombreux autres égards une époque remarquable. De l'Inde à l'Espagne la brillante civilisation de l'Islam s'épanouit. Ce que la chrétienté a perdu en ces temps-là n'a pas été perdu par la civilisation, bien au contraire. Personne n'aurait pu imaginer que l'Europe de l'Ouest plus tard deviendrait dominante, à la fois en terme de pouvoir et en terme de culture. Pour nous, il semble que la civilisation de l'Europe occidentale était la civilisation, mais c'est une vision étriquée. La plupart du contenu culturel de notre civilisation provient de la Méditerranée orientale, des Grecs et des Juifs. En ce qui concerne le pouvoir : l'Europe occidentale fut dominante depuis les guerres puniques jusqu'à la chute de Rome -- disons, approximativement, pendant six siècles de -200 à +400. Après cette période, aucun Etat d'Europe occidentale ne peut se comparer à la Chine, au Japon ou au Califat.
Notre supériorité depuis la Renaissance est due en partie à la science et aux techniques scientifiques, en partie à des institutions politiques lentement construites au cours du Moyen Âge. Il n'y a aucune raison, qui serait dans la nature des choses, pour que cette supériorité perdure indéfiniment. Durant la guerre actuelle [écrit durant la Seconde Guerre mondiale], une grande force militaire a été montrée par la Russie, la Chine et le Japon. Tous combinent les techniques de l'Occident avec l'idéologie de l'Orient byzantin, confucéen ou shintoïste. L'Inde si elle se libère contribuera un autre élément oriental. Il ne semble pas improbable que, durant les quelques prochains siècles, la civilisation, si elle survit, aura une plus grande diversité qu'elle n'a eu depuis la Renaissance.
Il y a un impérialisme de la culture qui est plus difficile à surmonter que l'impérialisme du pouvoir politique. Longtemps après que l'Empire de l'Ouest eut chuté -- de fait jusqu'à la Réforme -- toute la culture européenne était encore influencée par l'impérialisme romain. Elle a maintenant, pour nous, une tonalité provenant de l'impérialisme de l'Europe de l'Ouest. Je pense que, si nous voulons nous sentir chez nous dans le monde qui adviendra après cette guerre (WWII), nous allons devoir admettre l'Asie sur un pied d'égalité avec nos façons de penser, non seulement politiques, mais culturelles. Quels changements cela apportera, je l'ignore, mais je suis convaincu qu'ils seront profonds et de la plus grande importance.