HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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II.2.6 : LE TREIZIEME SIECLE
Au 13e siècle, le Moyen Âge atteignit son point culminant. La synthèse progressivement élaborée depuis la chute de Rome était devenue aussi complète que possible. Après ce sommet, le 14e siècle initia une dissolution des institutions et des philosophies ; le 15e siècle [= Quattrocento = années de 1401 à 1500] fut le commencement de ce que nous considérons comme moderne. Les grands hommes du 13e siècle étaient effectivement très éminents : Innocent III, François d'Assise, Frédéric II de Hohenstaufen, et Thomas d'Aquin sont, chacun à leur façon, les représentants suprêmes de leurs types. Il y eut aussi de grands accomplissements qui ne sont pas attachés à des grands noms particuliers : les cathédrales gothiques en France, la littérature romantique sur Charlemagne, Arthur, et les Niebelung, les débuts d'un gouvernement constitutionnel avec la Magna Carta et la House of Commons [chambre basse du parlement anglais]. Le sujet qui nous occupe principalement est la philosophie scolastique, en particulier telle que développée par d'Aquin ; mais je vais laisser cela pour le chapitre suivant, et essayer, tout d'abord, de brosser les grandes lignes des événements qui contribuèrent le plus à former l'état d'esprit de cette époque qu'est le 13e siècle.
Innocent III
La figure centrale du début du 13 siècle est le pape Innocent III (pontificat 1198-1216), un politicien habile, un homme d'une énergie infinie, et un ferme partisan des prétentions les plus extrêmes de la papauté, mais pas quelqu'un habité par l'humilité chrétienne. Lors de sa consécration, il prêcha à partir du texte suivant : "Vois-tu, je t'ai ce jour placé au-dessus des nations et des royaumes [c'est Dieu qui parle à Innocent], pour faire monter ou pour casser, pour détruire et éliminer, pour construire et pour planter." Il se nommait lui-même "le roi des rois, le seigneur des seigneurs, prêtre pour toujours selon l'ordre de Melchisédech". Appliquant cette vision de lui-même, il saisit chaque occasion favorable pour accroître le pouvoir de la papauté. En Sicile, qui avait été conquise par l'empereur Henri VI (mort en 1197), lequel avait épousé Constance, héritière des rois normands, le nouveau roi était Frédéric, âgé de seulement trois ans au moment de l'accession d'Innocent à la papauté. Le royaume était turbulent, et Constance avait besoin de l'aide du pape. Elle en fit le gardien de son enfant Frédéric, et s'assura que le pape reconnaissait les droits de Frédéric sur la Sicile en échange de la reconnaissance par elle-même de la supériorité papale sur les rois. Le Portugal et l'Aragon acceptèrent des reconnaissances comparables. En Angleterre, le roi Jean [dit sans terre], après une résistance farouche, fut forcé lui aussi de remettre son royaume entre les mains d'Innocent puis de le recevoir comme fief papal.
Les Vénitiens et la quatrième croisade
Jusqu'à un certain point, les Vénitiens eurent le dessus sur le pape en ce qui concerne la quatrième croisade. Les Soldats du Christ devaient embarquer à Venise, mais on rencontrait des difficultés pour rassembler le nombre nécessaire de bateaux. Personne n'en avait suffisamment sauf les Vénitiens, et ils soutinrent (pour des raisons purement commerciales) que ce serait mieux de conquérir Constantinople que Jérusalem -- en tout cas, ce serait une étape, car l'empire d'Orient n'avait jamais vu d'un bon oeil les Croisés. On fut contraint d'accéder à la demande de Venise ; Constantinople fut capturée, et un empereur latin installé. Tout d'abord Innocent était embarrassé ; mais après réflexion il y vit la possibilité de réunifier les Eglises d'Orient et d'Occident. (Cela s'avéra impossible.) Sauf dans cet exemple, je ne connais personne qui ait jamais en quelque manière que ce soit réussi à avoir le dessus sur Innocent III. Il ordonna la grande croisade contre les Albigeois, qui extirpa l'hérésie, la joie de vivre, la prospérité et la culture du sud de la France. Il déposa Raymond, comte de Toulouse, pour cause de tiédeur sur la croisade, et obtint la plus grande partie de la région albigeoise pour son leader, Simon de Montfort, le père du père du Parlement anglais. Il se querella avec l'empereur Otton IV et appela les Allemands à le déposer. C'est ce qu'ils firent, et sur la suggestion du pape élirent Frédéric, qui était maintenant en âge de régner, à sa place. Mais pour son soutien de Frédéric le pape exigea un prix exorbitant en promesses -- que, cependant, Frédéric était déterminé à rompre dès que possible.
Un pape politique plutôt qu'un saint homme
Innocent III était le premier grand pape chez qui il n'y avait aucun élément de sainteté. La réforme de l'Eglise assura à la hiérarchie ecclésiastique son prestige moral, et par conséquent la convainquit qu'elle n'avait plus besoin de se soucier d'être sainte. Les objectifs de pouvoir, à partir d'Innocent III, dominèrent de manière de plus en plus exclusive la papauté, et soulevèrent une opposition de la part d'hommes religieux même à son époque. Il codifia la loi canon afin d'accroître le pouvoir de la Curie ; Walther von der Vogelweide appela ce code "le livre le plus noir que l'enfer n'ait jamais produit". Bien que la papauté remporta encore ensuite de nombreuses victoires, les prémices de son déclin à venir auraient pu déjà être aperçus.
Frédéric II de Hohenstaufen
Frédéric II, qui avait été sous la garde d'Innocent III, se rendit en Allemagne en 1212, et avec l'aide du pape fut élu en remplacement d'Otton. Innocent ne vécut pas pour voir quel formidable opposant il avait élevé contre la papauté.
Frédéric -- l'un des dirigeants les plus remarquables de l'histoire -- avait passé son enfance et sa jeunesse dans un environnement difficile et adverse. Son père Henri VI (fils de Barberousse) avait défait les Normands de Sicile, et épousé Constance, l'héritière du royaume. Il établit en Sicile une garnison allemande qui était détestée par les Siciliens ; mais il mourut en 1197, quand Frédéric avait trois ans.
A partir de ce moment-là, Constance se retourna contre les Allemands, et tenta de gouverner sans eux, avec l'aide du pape. Les Allemands en conçurent du ressentiment, et Otton essaya de conquérir la Sicile ; cela fut la cause de sa dispute avec le pape. Palerme, où Frédéric avait passé son enfance, subissait d'autres troubles. Il y avait des révoltes musulmanes ; les Pisans et les Génois se battaient contre tout le monde et entre eux pour la possession de l'île ; les personnages importants de l'île changeaient constamment d'allégeance, selon le côté qui offrait le prix le plus élevé pour la trahison.
Culturellement, cependant, la Sicile bénéficiait de grands avantages. Les civilisations musulmane, byzantine, italienne et allemande se rencontraient et se mélangeaient là comme nulle par ailleurs. Le grec et l'arabe étaient des langues utilisées en Sicile. Frédéric apprit à parler six langues couramment, et dans toutes les six pouvait faire des traits d'esprit. Il se sentait chez lui avec la philosophie arabe, et avait des relations amicales avec les mahométans, ce qui scandalisait les chrétiens pieux. C'était un Hohenstaufen, et en Allemagne il faisait partie des Allemands. Mais par la culture et les sentiments c'était un Italien, avec des éléments byzantins et arabes. Ses contemporains le regardaient avec un étonnement qui se transforma peu à peu en horreur ; ils l'appelaient "la merveille du monde et le merveilleux innovateur". Alors qu'il était encore vivant il devint le sujet de mythes. On disait qu'il était l'auteur d'un livre intitulé De Tribus Impostoribus -- les trois imposteurs étant Moïse, le Christ et Mahomet. Ce livre, qui n'a jamais existé, a été successivement attribué à de nombreux ennemis de l'Eglise, le dernier étant Spinoza.
Les mots "Guelfes" et "Gibelins" commencèrent à être utilisés à l'époque de l'opposition entre Frédéric et l'empereur Otton. Ce sont des déformations des mots "Welf" et "Waiblingen", les noms de familles des deux opposants. (Un neveu d'Otton est un ancêtre de la famille royale britannique.)
Relations entre Frédéric et la papauté
Innocent III mourut en 1216 ; Otton, que Frédéric avait défait, mourut en 1218. Le nouveau pape, Honoré III, était au départ en bons termes avec Frédéric, mais des difficultés apparurent bientôt. D'abord, Frédéric refusa de partir en croisade ; ensuite il fut confronté à des problèmes avec les villes lombardes, qui en 1226 formèrent une alliance offensive et défensive pour 25 ans. Elles détestaient les Allemands ; un de leurs poètes écrivit les versets incendiaires suivants contre eux : "N'aimez pas les gens d'Allemagne ; tenez-vous loin, loin de ces chiens fous." Cela semble avoir exprimé le sentiment général en Lombardie. Frédéric voulait rester en Italie pour traiter le problème lombard, mais en 1227 Honoré mourut, et Grégoire IX lui succéda. C'était un ascète fougueux qui aimait Saint François d'Assise et était aimé par lui. (Il canonisa Saint François deux ans après sa mort.) Grégoire pensait qu'il n'y avait rien de plus important que la croisade, et excommunia Frédéric pour ne pas y prendre part.
Frédéric, qui venait juste d'épouser la fille et héritière du roi de Jérusalem, était d'accord pour aller en croisade, seulement dès qu'il le pourrait, et s'appelait lui-même roi de Jérusalem. En 1228, alors qu'il était toujours excommunié, il partit ; cela ne fit qu'accroître la colère de Grégoire au lieu de l'atténuer, car comment l'armée des croisés pouvait-elle être dirigée par un homme que le pape avait excommunié ?
[Noter comme désormais (en gros depuis Hildebrand) le pape est le chef de la chrétienté de l'Ouest, suite à l'action de Grégoire 1er qui s'est unilatéralement arrogé cette mission à la fin du 6e siècle. Cela a été facilité par la faiblesse des premiers monarques temporels après la chute de l'empire d'Occident. Et cela a contribué à la rupture entre l'Eglise d'Orient et celle de Rome.]
Arrivé en Palestine, Frédéric noua des rapports amicaux avec les Mahométans, leur expliqua que les chrétiens attachaient une importance particulière à Jérusalem, bien que la ville ait une faible valeur stratégique, et il réussit à ce que les Mahométans lui donnent la ville sans combats. Cela accrut encore la colère du pape -- un chrétien devait combattre l'infidèle, pas négocier avec lui. Cependant, Frédéric fut dûment couronné à Jérusalem, et personne ne pouvait prétendre qu'il n'avait pas été victorieux. La paix entre le pape et l'empereur fut restaurée en 1230.
Durant les quelques années de paix qui suivirent, l'empereur se consacra aux affaires du royaume de Sicile. Avec l'aide de son premier ministre, Pietro della Vigna, il promulgua un nouveau code légal, dérivé du code romain, et qui montrait un haut degré de civilisation dans ses possessions du sud ; le code fut aussitôt traduit en grec, pour être compris par les habitants hellénophones de l'île et des autres territoires du sud de l'Italie sous le contrôle de Frédéric. Il fonda une importante université à Naples. Il frappa des pièces en or, appelées "Augustalis", les premières pièces d'or frappées en Occident depuis des siècles [sinon il y avait le besant byzantin qui existait depuis longtemps -- "le dollar du moyen âge"]. Il libéralisa le commerce, abolit les barrières douanières internes. Il convoqua même des représentants élus des villes pour participer à son conseil, quoi qu'ils n'eussent qu'un rôle consultatif.
Fin d'un conflit cruel, remporté par la papauté
Cette période de paix s'acheva quand Frédéric entra à nouveau en conflit avec la Ligue lombarde en 1237 ; le pape se rangea de leur côté, et à nouveau excommunia l'empereur. Au partir de ce moment jusqu'à la mort de Frédéric en 1250, la guerre fut pratiquement ininterrompue, et de chaque côté de plus en plus acrimonieuse, cruelle et traître. Il y eut de grandes fluctuations de fortune, et l'issue était toujours indécise quand l'empereur mourut. Mais ceux qui tentèrent de lui succéder n'avaient pas son pouvoir, et furent peu à peu défaits, laissant l'Italie divisée et le pape victorieux.
La mort du pape ne faisait pas beaucoup de différence dans le conflit ; chaque nouveau pape adoptait la politique de son prédécesseur presque sans changement. Grégoire IX mourut en 1241 ; en 1243 Innocent IV, un opposant farouche de Frédéric, fut élu. Louis IX [le roi de France Saint-Louis], malgré son orthodoxie impeccable, essaya de modérer la fureur de Grégoire et d'Innocent IV, mais en vain. Innocent, plus particulièrement, rejeta toutes les offres d'ouverture de l'empereur, et usa de toutes sortes d'expédients sans scrupules contre lui. Il le prononça déposé, déclara une croisade contre lui, et excommunia tous ceux qui le soutenaient. Les frères prêchaient contre lui, les Musulmans se soulevèrent, il y eut des complots contre ses partisans officiels les plus importants. Tout ceci rendit Frédéric de plus en plus cruel ; les comploteurs étaient punis avec férocité, et les prisonniers privés de leur oeil droit et de leur main droite.
A un moment durant ce conflit titanesque, Frédéric songea à fonder une nouvelle religion, dans laquelle il serait le Messie, et son ministre Pietro della Vigna prendrait la place de Saint-Pierre. (Voir la vie de Frédéric II, par Hermann Kantorowicz.) Il n'alla pas jusqu'à rendre son projet public, mais écrivit à son sujet à della Vigna. Soudainement, cependant, il devint convaincu, à tort ou à raison, que Pietro était en train de comploter contre lui ; il le rendit aveugle, et le montra en public dans une cage ; Pietro, cependant, évita d'autres souffrances en se suicidant.
Conclusion sur Frédéric II
Frédéric, en dépit de ses capacités, n'aurait pas pu gagner, car les forces antipapales qui existaient à son époques étaient pieuses et démocratiques, alors que son objectif était une sorte de restauration de l'empire romain païen. En matière culturelle c'était un monarque éclairé, mais politiquement il était rétrograde. Sa cour était orientale ; il avait un harem avec des eunuques. Mais c'est à sa cour que commença la poésie italienne ; lui-même avait quelques talents de poète. Dans son conflit avec la papauté, il publia des déclarations controversées sur les dangers de l'absolutisme ecclésiastique, qui auraient suscité l'enthousiasme au XVIe siècle, mais n'eurent pas d'écho en son temps. Les hérétiques, qui auraient du être ses alliés, lui semblaient être de simples rebelles, et pour faire plaisir au pape il les persécuta. Les villes libres, s'il n'y avait pas eu l'empereur, auraient pu s'opposer au pape ; mais tant que Frédéric demandait leur soumission elles furent satisfaites d'avoir le pape comme allié. Ainsi, bien qu'il fût libéré de toutes les superstitions de son époque, et dans le domaine culturel bien au-dessus des autres monarques de son temps, sa position d'empereur le força à s'opposer à tout ce qui était politiquement libéral. Inévitablement il échoua, mais de tous les échecs de l'histoire il demeure l'un des plus intéressants.
Hérésies du XIIIe siècle
Les hérétiques, contre qui Innocent III partit en croisade, et que tous les monarques (y compris Frédéric) persécutèrent, méritent d'être étudiés pour eux-mêmes et parce qu'ils offrent un aperçu du sentiment populaire, que sinon les écrits de l'époque ne permettent pas de connaître.
Les Cathares
La plus intéressante, et aussi la plus grande, des sectes hérétiques étaient les Cathares, qui, dans le Sud de la France, sont plus connus sous le nom d'Albigeois. Leurs doctrines venaient d'Asie [= Orient] par les Balkans ; elles étaient largement répandues dans le Nord de l'Italie, et dans le Sud de la France la grande majorité de la population y souscrivait, y compris des nobles, qui appréciaient l'excuse pour s'emparer de terres d'Eglise. Les causes de cette large diffusion de l'hérésie étaient pour une part la déception à la suite de l'échec des croisades, mais principalement le dégoût moral devant la richesse et la dépravation du clergé.
Il y avait un sentiment largement partagé, analogue plus tard au puritanisme, en faveur de la sainteté personnelle ; c'était associé au culte de la pauvreté. L'Eglise était riche et vivait largement dans le temporel et matériel [par opposition au spirituel] ; de nombreux prêtres étaient outrageusement immoraux. Les frères portaient des accusations contre les ordres plus anciens et contre les prêtres de paroisse, dénonçant l'utilisation du confessionnal à des fins de séduction ; et les ennemis des frères retournaient les accusations. Il ne fait aucun doute que de telles charges étaient largement justifiées. Plus l'Eglise appuyait sa suprématie sur des principes religieux, plus les gens ordinaires étaient choqués par le contraste entre les professions de foi et la réalité des comportements. Les mêmes motifs qui conduisirent en dernier ressort à la Réforme étaient déjà à l'oeuvre au 13e siècle. La principale différence était que les dirigeants séculiers n'étaient pas encore prêts à s'allier avec les hérétiques ; et c'était largement dû au fait qu'aucune philosophie ne pouvait réconcilier l'hérésie avec les prétentions des rois à détenir le pouvoir suprême.
Origine et expansion des Cathares. Ils font partie des hérésies dualistes.
Doctrine cathare
Les principes des Cathares ne peuvent pas être connus avec certitude, étant donné que nous sommes totalement dépendants des témoignages de leurs ennemis. En outre, les ecclésiastiques, étant familiers avec l'histoire des hérésies, avaient tendance à appliquer des classifications qu'ils connaissaient déjà, et à attribuer aux sectes existantes les principes d'hérésies plus anciennes, souvent sur la base de ressemblances vagues. Cependant il y a un certain nombre de choses qui ne font pas de doute. Il semble que les Cathares étaient dualistes, et, comme les Gnostiques, qu'ils considéraient que le Jéhovah de l'Ancien Testament était un démiurge maléfique, le vrai Dieu n'étant révélé que dans le Nouveau Testament.
Ils regardaient la matière comme essentiellement mauvaise, et pensaient que le vertueux il n'y a pas de résurrection du corps. Le mauvais, en revanche, souffrira de la transmigration dans le corps d'un animal. Pour cette raison ils étaient végétariens, s'abstenant même de manger des oeufs, du fromage et du lait. Ils mangeaient du poisson, cependant, car ils pensaient que les poissons ne se reproduisaient pas sexuellement.
Tout ce qui se rapportait au sexe était pour eux repoussant ; le mariage, disaient certains, était encore pire que l'adultère, car il était continu et complaisant. D'un autre côté, ils n'avaient pas d'objection au suicide. Ils acceptaient le Nouveau Testament de manière encore plus littérale que les orthodoxes ; ils s'abstenaient de faire des serments, et tournaient l'autre joue. Les persécuteurs notèrent le cas d'un homme accusé d'hérésie, qui se défendit en disant qu'il mangeait de la viande, mentait, jurait, et était un bon catholique.
Les principes les plus stricts de la secte ne devaient être suivis que par certaines personnes exceptionnellement saintes appelées "les parfaits" ; les autres pouvaient manger de la viande et même se marier.
Origine de la doctrine cathare
Il est intéressant de remonter la généalogie de ces doctrines. Elles arrivèrent en Italie et en France, par les croisades, d'une secte appelée les Bogomiles en Bulgarie ; en 1167, quand les Cathares tinrent un concile près de Toulouse, des délégués bulgares participèrent. Les Bogomiles, eux-mêmes, étaient le résultat de la fusion entre les Manichéens et les Pauliciens. Les Pauliciens étaient une secte arménienne qui rejetait le baptême des enfants, le purgatoire, l'invocation des saints, et la Trinité ; ils se répandirent peu à peu en Thrace, et de là en Bulgarie. Les Pauliciens étaient des disciples de Marcion (vers 150 anno domini), qui se considérait lui-même comme un disciple de saint Paul en tant qu'il rejetait les éléments judaïques dans la chrétienté, et qui partageait des affinités avec les Gnostiques sans en être.
Les Vaudois
La seule autre hérésie populaire que je vais considérer est celle des Vaudois. C'était les disciples de Pierre Valdo, un enthousiaste qui, en 1170, lança une "croisade" pour l'observation de la loi du Christ. Il donna tous ses biens aux pauvres, et fonda une société appelée "la fraternité des Pauvres de Lyon," qui mettaient en pratique la pauvreté et une vie strictement vertueuse. Au départ ils eurent l'approbation du pape, mais ils s'opposèrent de manière un peu trop forte contre l'immoralité du clergé, et furent condamnés par le concile de Vérone en 1184.
Après quoi ils décidèrent que chaque homme de bien est compétent pour prêcher et exposer les Ecritures ; ils nommèrent leurs propres ministres du culte, et se passèrent des services du clergé catholique. Ils se répandirent en Lombardie, et en Bohême ou ils pavèrent la voie pour les Hussites. Lors de la persécution des Albigeois, dont ils souffrirent aussi, beaucoup fuirent dans le Piémont ; c'est leur persécution dans le Piémont qui à l'époque de Milton le poussa à écrire son sonnet "Avenge, O Lord, thy slaughtered saints". Ils survécurent jusqu'à aujourd'hui dans des vallées alpines reculées et aux Etats-Unis.
Combat contre ces hérésies, naissance de l'Inquisition
Toute cette hérésie Cathares/Vaudois alarma l'Eglise, et des mesures vigoureuses furent prises pour la supprimer. Innocent III considérait que les hérétiques méritaient la mort, étant coupables de trahison envers le Christ. Il en appela au roi de France pour prendre part à la croisade contre les Albigeois, qui fut conduite en 1209. Elle fut conduite avec une incroyable férocité ; après la prise de Carcassonne, en particulier, il y eut un massacre effroyable.
L'extirpation de l'hérésie avait été l'affaire des évêques, mais cela devint trop cher pour ceux-ci qui avaient d'autres responsabilités. En 1233 Grégoire IX fonda l'Inquisition pour prendre en charge cette partie des responsabilités de l'épiscopat.
Après 1254, ceux accusés par l'Inquisition n'avaient pas le droit d'être assistés par un conseil [avocat]. S'ils étaient condamnés, leurs possessions étaient confisquées -- en France, par la couronne. Quand une personne accusée était prononcée coupable, elle était transmise au bras armé séculier avec une prière pour que sa vie soit épargnée ; mais si les autorités séculières ne la faisaient pas brûler, elles étaient elles-mêmes susceptibles de passer devant l'Inquisition.
L'Inquisition ne s'occupait pas seulement de l'hérésie dans le sens ordinaire, mais aussi de la sorcellerie et de la magie. En Espagne, elle fut dirigée principalement contre les crypto-juifs [anciens juifs officiellement convertis, mais restés secrètement juifs]. Son travail était exécuté principalement par les Dominicains et les Franciscains. Elle ne pénétra jamais en Scandinavie ni en Angleterre, mais les Anglais furent tout à fait d'accord pour l'employer contre Jeanne d'Arc. Dans l'ensemble, ce fut une réussite ; dès le départ elle éradiqua l'hérésie albigeoise.
Saint François d'Assise et Saint Dominique
L'Eglise, au début du XIIIe siècle, était confrontée à une révolte à peine moins dangereuse et formidable que celle du XVIe siècle. Au XIIIe siècle elle fut sauvée en grande partie par l'essor des ordres mendiants ; Saint François d'Assise et Saint Dominique firent bien davantage pour l'orthodoxe que ce que firent même les plus vigoureux des papes.
Saint François d'Assise
Noter que toutes les représentations de personnages, et aussi de paysages, au Moyen Âge étaient fantaisistes, et marquées par l'Eglise. Ainsi, sur cette page, les images d'Innocent III, Frédéric II, Saint Frrançois, et Saint Dominique, plus bas, ne prétendent pas être des réprésentations fidèles de ce à quoi ils ressemblaient. (Les bustes d'empereurs romains depuis César -- techniquement pas un empereur -- jusqu'à Constantin, eux, étaient fidèles.)
Saint François d'Assise (1181 ou 82 -- 1226) était l'un des hommes les plus aimables que l'histoire ait connu. Il venait d'une famille aisée et dans sa jeunesse ne refusait pas les jouissances ordinaires. Mais un jour, alors qu'il passait à cheval à côté d'un lépreux, une soudaine poussée de pitié le conduisit à descendre de sa monture et à embrasser l'homme. Peu de temps après, il décida d'abandonner tous les biens terrestres et de consacrer sa vie à prêcher et faire de bonnes actions. Son père, un homme d'affaires respectable, était furieux mais ne put rien pour l'en dissuader. François rassembla rapidement autour de lui une bande de disciples, ayant tous fait voeu de pauvreté.
Au départ, l'Eglise considéra ce mouvement avec une certaine suspicion ; il rappelait trop la "fraternité des pauvres de Lyon". Les premiers missionnaires que Saint François envoya au loin furent pris pour des hérétiques, car ils pratiquaient la pauvreté au lieu (comme les moines) de se contenter d'en faire le voeu, mais que personne ne prenait au sérieux.
Cependant Innocent III était suffisamment habile pour voir la valeur de ce mouvement, si on pouvait le contenir dans les bornes de l'orthodoxie, et en 1209 ou 1210 il lui accorda une reconnaissance officielle. Grégoire IX, qui était un ami personnel de Saint François, poursuivit l'attitude bienveillante, tout en imposant certaines règles qui étaient source d'agacement pour l'énergie enthousiaste et anarchique du saint.
Saint François souhaitait interpréter le voeu de pauvreté dans le sens le plus strict ; il critiquait les maisons et les églises pour ses disciples. Ils devaient mendier leur pain, et n'avoir aucun domicile, seulement ce que l'hospitalité leur apportait. En 1219, il voyagea en Orient et prêcha devant le sultan, qui le reçut avec courtoisie mais resta mahométan. A son retour il découvrit que les Franciscains s'étaient construit une maison ; il en fut profondément chagriné, mais le pape l'encouragea à l'accepter. Après sa mort, Grégoire le canonisa et adoucit sa règle en ce qui concernait la pauvreté.
En matière de sainteté, François eut des égaux ; ce que le rend unique parmi les saints est sa joie spontanée, son amour universel, et ses dons de poète. Sa bonté apparaît toujours sans effort, comme s'il n'avait rien à surmonter. Il aimait toutes choses vivantes, pas seulement en tant que chrétien ou homme bienveillant, mais aussi en tant que poète. Son hymne au soleil, écrit peu avant sa mort, aurait presque pu être écrit par Akhénaton le pharaon qui vénérait le soleil, mais pas tout à fait -- il y a aussi un esprit chrétien dedans, bien que ce ne soit pas évident. Il se sentait des devoirs envers les lépreux, pour eux, pas pour lui ; contrairement à la plupart des saints chrétiens, il était davantage intéressé par le bonheur des autres que par son propre salut. Il ne montra jamais le moindre sentiment de supériorité, mais vis à vis des plus humbles ou des plus méchants. Thomas de Celano a dit de lui que parmi les saints il était plus qu'un saint ; parmi les pécheurs c'était l'un d'entre eux aussi.
Si Satan existe, l'avenir de l'ordre fondé par Saint François a dû lui apporter les plus grandes joies. Le successeur immédiat de François, le frère Elias, se vautra dans le luxe, et autorisa l'abandon total de la pauvreté. Le travail principal des Franciscains dans les années qui suivirent la mort du fondateur fut d'être des sergents recruteurs dans les guerres âpres et sanglantes entre les Guelfes et les Gibelins. L'inquisition, fondée sept ans après sa mort, fut, dans plusieurs pays, menée principalement pas des Franciscains. Une petite minorité, appelée "les spirituels", restèrent fidèles à son enseignement ; beaucoup d'entre eux furent brûlés par l'Inquisition pour hérésie. Ces hommes soutenaient que le Christ et les Apôtres ne possédaient aucun bien, pas même les vêtements qu'ils portaient ; cette opinion fut condamnée comme hérétique en 1323 par Jean XXII.
Le résultat net de la vie de Saint François fut de créer encore un nouvel ordre riche et corrompu, de renforcer la hiérarchie et de faciliter les persécutions de tous ceux qui excellaient dans la hauteur morale et la liberté d'esprit. Quand on songe aux objectifs qu'avait François, il est impossible d'imaginer une fin plus ironique et amère.
Saint Dominique
Saint Dominique (1170-1221) est beaucoup moins intéressant que Saint François. C'était un Castillan, et il avait, comme Loyola, _une dévotion fanatique pour l'orthodoxie._ Son principal objectif était de combattre l'hérésie, et il adopta la pauvreté comme moyen à cette fin. Il fut présent tout au long de la guerre contre les Albigeois, bien qu'on dise de lui qu'il déplora certaines des atrocités les plus extrêmes. L'ordre des Dominicains fut fondé en 1215 par Innocent III, et remporta un rapide succès. Le seul trait, à mon sens, montrant de l'humanité chez Saint Dominique est la confession qu'il fit à Jordan de Saxonie qu'il préférait parler aux jeunes femmes qu'aux vieilles. En 1242, l'ordre décréta solennellement que ce passage devait être ôté de la vie de Saint Dominique écrite par Jordan.
Les Dominicains furent encore plus actifs que les Franciscains dans l'oeuvre de l'Inquisition. Ils rendirent néanmoins un service très utile à l'humanité par leur dévotion au savoir. Cela ne faisait pas partie des intentions de Saint Dominique ; il avait décrété que ses frères "ne devaient pas apprendre les sciences séculières ou les arts libéraux sauf par dispense". Cette règle fut abrogée en 1259, après quoi tout fut fait pour faciliter la vie studieuse des Dominicains. Le travail manuel ne faisait pas partie de leurs devoirs, et les heures de prière furent raccourcies afin qu'ils aient plus de temps pour l'étude. Ils se consacrèrent au travail de réconcilier Aristote et le Christ ; Albert le Grand et Thomas d'Aquin, tous deux Dominicains, accomplirent ce travail autant qu'il était possible de le faire. L'autorité de Thomas d'Aquin était si écrasante que les Dominicains qui vinrent après lui ne contribuèrent plus rien de substantiel à la philosophie ; bien que François, encore plus que Dominique, n'aimait pas le savoir, les plus grands noms dans la période qui suit immédiatement ces deux fondateurs sont des Franciscains : Roger Bacon, Duns Scot, et Guillaume d'Okham étaient tous Franciscains. Ce que les frères accomplirent pour la philosophie sera le sujet des prochains chapitres.