HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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II.2.8 : LES SCOLASTIQUES FRANCISCAINS

Les franciscains dans l'ensemble furent moins impeccablement orthodoxes que les dominicains. Entre les deux ordres il y avait une vive rivalité, et les franciscains étaient moins disposés à accepter l'autorité de Saint Thomas. Les trois philosophes franciscains les plus importants sont Roger Bacon, Duns Scotus et Guillaume d'Occam. Saint Bonaventure et Matthieu d'Aquasparta méritent aussi une mention.

Roger Bacon (circa 1214 - circa 1294 [donc né dix ans avant Saint Thomas et mort vingt ans après]) n'était pas beaucoup admiré en son temps, mais à l'époque moderne il a été porté aux nues très au-delà de ses mérites. Il n'était pas tant un philosophe, au sens strict du terme, qu'un homme au savoir universel [il était du reste appelé aussi "Doctor mirabilis"] avec une passion pour les mathématiques et pour la science. La science à son époque était mélangée à l'alchimie, et l'on pensait qu'elle faisait intervenir la magie noire ; Bacon se mettait constamment en difficulté à cause de soupçons d'hérésie et de magie. En 1257, Saint Bonaventure, le général de l'ordre des franciscains, le plaça sous surveillance à Paris, et lui interdit de publier.

Néanmoins, alors que cette interdiction était toujours en vigueur, le légat du pape en Angleterre, Guy de Foulques, lui ordonna, bien que ce fût contraire aux ordres, d'écrire sa propre philosophie pour le bénéfice du pape. Il produisit par conséquent, en une brève période, trois ouvrages : l'Opus Majus, l'Opus Minus et l'Opus Tertium. Ils semblent qu'ils aient fait bonne impression, et en 1268 il fut autorisé à retourner à Oxford, d'où il avait chassé vers une sorte d'exil sans liberté à Paris.

Cependant, rien ne pouvait lui enseigner la prudence. Il avait coutume d'émettre des critiques insultantes sur la plupart de ses contemporains érudits ; en particulier, il soutenait que les traducteurs du grec et de l'arabe [vers le latin] étaient grossièrement incompétents. En 1271, il écrivit un livre intitulé Compendium Studii Philosophiae, dans lequel il s'en prenait à l'ignorance des clercs. Cela ne fit rien pour renforcer sa popularité auprès de ses collègues, et en 1278 ses ouvrages furent condamnés par le général de l'ordre [des franciscains], et il fut jeté en prison pendant quatorze ans. En 1292 il fut libéré, mais mourut peu après.

Son savoir était encyclopédique, mais pas systématique. Contrairement aux philosophes de son temps, il attachait une grande importance à l'expérience. Il illustrait son importance par la théorie de l'arc-en-ciel. Il écrivit des choses intéressantes sur la géographie ; Christophe Colomb lut une partie de son travail sur ce sujet et fut influencé par lui. C'était un bon mathématicien ; il cite les livres six et neuf d'Euclide. Il traita de la perspective, en s'inspirant de sources arabes. Il pensait que l'étude de la logique était inutile ; l'alchimie en revanche était suffisamment importante pour qu'il écrive sur elle.

Pour donner une idée de l'étendue de ses centres d'intérêt ainsi que de ses méthodes, je vais résumer certaines parties de l'Opus Majus.

Opus Majus de Roger Bacon

Il y a, dit-il, quatre causes à notre ignorance : premièrement, l'exemple donné par une autorité fragile et inadaptée (son ouvrage étant écrit pour le pape, il prend soin de préciser que cela n'inclut pas l'Eglise) ; deuxièmement, l'influence de la coutume ; troisièmement l'opinion de la foule sans instruction (ceci, on doit comprendre, inclut tous ses contemporains, sauf lui-même) ; quatrièmement, la dissimulation de sa propre ignorance derrière une sagesse de façade. De ces quatre plaies, dont la quatrième est la pire, proviennent tous les maux de l'humanité.

Quand on soutient une opinion, c'est une erreur d'argumenter en s'en référant à la sagesse de nos ancêtres, ou à la coutume, ou au savoir de la foule. Pour illustrer son opinion, il cite Sénèque, Cicéron, Avicenne, Adélard de Bath, Saint Jérôme, et Saint Jean Chrysostome. Ces autorités, semble-t-il croire, suffisent à prouver que l'on ne doit pas respecter l'autorité.

Son respect pour Aristote [dont la connaissance à l'Ouest a été ramenée par les Arabes, par exemple Averroès, qui eux-mêmes l'ont trouvée chez les Nestoriens de Syrie] est grand mais pas sans limite. "Seuls Aristote et ses disciples ont été appelés des philosophes dans l'opinion de tous les hommes sages." Comme presque tous ses contemporains, quand il utilise le terme "Le Philosophe", il parle d'Aristote. Mais même le Stagirite, nous dit-on, n'est pas parvenu aux limites de la sagesse humaine. Après lui, Avicenne fut "le prince et le chef de la philosophie", bien qu'il ne comprît pas l'arc-en-ciel, parce qu'il ne reconnaissait pas sa cause ultime, qui, selon la Genèse, est la dissipation de la vapeur aqueuse. (Néanmoins, quand Bacon arrive au traitement de l'arc-en-ciel, il cite Avicenne avec une grande admiration. [Les Anciens avaient-il noté que le deuxième arc-en-ciel a ses couleurs inversées ?])

De temps à autre il dit quelque chose qui sent l'orthodoxie, comme par exemple que la seule sagesse parfaite est dans les Ecritures, comme cela est expliqué par la loi canon et la philosophie.

Mais il semble plus sincère quand il dit qu'il n'y a pas d'objection à tirer du savoir de celui des païens ; en plus d'Avicenne et Averroès, il cite Al Farabi (un disciple d'Al Kindi, mort en 950) très souvent, et Albumazar (astronome, 805-885), et d'autres de temps en temps. Albumazar est cité pour prouver que les mathématiques étaient connus avant le Déluge et par Noé et ses fils ; ceci, j'imagine, est un exemple de ce que l'on peut apprendre des infidèles. Bacon loue les mathématiques comme étant la seule source (non révélée) de certitude, comme étant nécessaires pour l'astronomie et l'astrologie.

Bacon suit Averroès dans son soutien que l'intellect actif est une substance séparée de l'âme par essence. Il cite [sans craindre la contradiction avec son opinion qu'il ne faut pas s'en référer aux anciens !] différentes éminences divines, parmi lesquelles Grossetête, évêque de Lincoln, comme soutenant aussi son opinion, qui est contraire à celle de Saint Thomas. Des passages apparemment contraires [à l'opinion de Bacon] chez Aristote, dit-il, sont dus à une mauvaise traduction. Il ne cite pas Platon directement, mais à travers Cicéron, ou même après une traduction supplémentaire de Porphyre [celui qui a diffusé la pensée du néoplatonicien Plotin] par les Arabes. Il n'a cependant pas beaucoup de respect pour Porphyre, dont la doctrine des universaux lui paraît "puérile".

Bacon vu par l'époque moderne

A l'époque moderne Bacon a été loué parce qu'il valorisait l'expérience, comme source de connaissance, davantage que l'argumentation. Certainement ses intérêts et sa façon de traiter les sujets sont très différents de ceux typiques des scolastiques. Ses tendances encyclopédiques rappellent celles des auteurs arabes, qui manifestement l'influencèrent plus profondément qu'ils n'influencèrent les autres philosophes chrétiens. Eux, comme lui, s'intéressaient à la science , et croyaient en la magie et l'astrologie, tandis que les chrétiens pensaient que la magie était une manifestation du malin et l'astrologie une illusion. Bacon est étonnant car il diffère tant des autres philosophes chrétiens, mais il eut peu d'influence à son époque, et ne fut pas, à mon point de vue, aussi scientifique qu'on l'on croit parfois. Les auteurs anglais avaient coutume de dire qu'il avait inventé la poudre à canon, mais c'est, évidemment, inexact.

Saint Bonaventure

Saint Bonaventure (1221-1274), qui, en tant que général de l'ordre des Franciscains, interdit à Bacon de publier, était un homme d'une sorte totalement différente. Il appartenait à la tradition de Saint Anselme, dont il défendit l'argument ontologique. Il voyait dans le nouvel aristotélisme un adversaire fondamental de la chrétienté. Il croyait en les idées platoniciennes, que, cependant, seul Dieu connaît parfaitement. Dans les écrits de Bonaventure, Augustin est constamment cité, mais on ne trouve en revanche aucune citation des penseurs arabes, et très peu de l'Antiquité païenne.

Matthieu d'Aquasparta

Matthieu d'Aquasparta (c. 1235-1302) était un disciple de Bonaventure, mais moins indifférent à la nouvelle philosophie. Il était franciscain et devint cardinal ; il s'opposa à Saint Thomas d'un point de vue Augustinien. Cependant pour lui Aristote était devenu "Le Philosophe" ; Matthieu le cite constamment. Il cite fréquemment aussi Avicenne ; Saint Anselme est cité avec respect, de même que le pseudo-Denys ; mais l'autorité principale dont il se réclame est Saint Augustin. Nous devons, dit-il, trouver le juste milieu entre Platon et Aristote. Les idées de Platon sont "totalement erronées" ; elles décrivent la sagesse mais pas la connaissance. De son côté Aristote se trompe aussi ; il décrit la connaissance, mais pas la sagesse. La connaissance que nous avons -- ainsi conclut Matthieu -- a pour cause des choses basses et des choses élevées, des objets extérieurs et des raisons idéales.

Jean Duns Scot

Jean Duns Scot (ca. 1270-1308) poursuivit la controverse entre les Franciscains et Aquin. Il était né en Ecosse ou en Ulster, devint franciscain à Oxford, et passa ses dernières années à Paris. En opposition à Saint Thomas, il défendit l'Immaculée Conception, et en cela les positions de l'université de Paris. Et en définitive, sur ce sujet précis, l'ensemble de l'Eglise catholique se rangea à son point de vue. Il est augustinien, mais dans une forme moins extrême que Bonaventure, et même que Matthieu d'Aquasparta ; ses différences avec Saint Thomas, comme celles de Bonaventure et Aquasparta, proviennent d'une plus large part de platonicisme (via Augustin) dans sa philosophie.

Il discute, par exemple, la question de savoir "si une vérité sûre et pure peut être connue naturellement par la compréhension du voyageur sans l'illumination spéciale d'une lumière qui n'a pas été créée ?" Et il défend l'idée que ce n'est pas possible. Il soutient cette vue, dès le début de son argumentation, à l'aide seulement de citations de Saint Augustin ; la seule difficulté qu'il trouve est Romains I, 20 : "Les choses invisibles de Dieu, comprises par les moyens de ces choses qui ont été faites [= à l'aide des choses créées, tangibles], sont clairement comprises à partir de la création du monde."

Duns Scot était un réaliste modéré. Il croyait en le libre-arbitre, et montrait des tendances vers le pélagisme. Il soutenait que l'être n'est pas différent de l'essence. Il était surtout intéressé par les évidences, c'est-à-dire, les sortes de choses qui n'ont pas besoin de preuves pour être établies. Il y en a trois sortes :
1) les principes connus par eux-mêmes,
2) les choses tirées de l'expérience,
3) nos propres actions.
Mais sans illumination divine nous ne pouvons rien savoir.

La plupart des Franciscains suivaient Duns Scot plutôt qu'Aquin.

Le "principe d'individuation", querelle scolastique sur ce qui distingue deux choses identiques

Duns Scot soutenait que, puisqu'il n'y avait pas de différence entre l'être et l'essence, le "principe d'individuation" -- c'est-à-dire, ce qui fait qu'une chose n'est pas la même qu'une autre -- doit être la forme, pas la matière. Le "principe d'individuation" était l'un des problèmes importants de la philosophie scolastique. Sous différentes formes, il est resté un problème jusqu'à nos jours [par exemple dans la distribution de Bose-Einstein]. Sans faire référence à un auteur en particulier, nous pouvons peut-être formuler le problème de la manière suivante :

Parmi les propriétés des choses individuelles, certaines sont essentielles, d'autres accidentelles ; les propriétés accidentelles d'une chose sont celles que la chose peut perdre sans perdre son identité -- comme porter un chapeau, si vous êtes un homme. Une question se pose alors : étant donné deux choses individuelles appartenant à la même espèce, est-ce qu'elles diffèrent toujours par leur essence, ou bien est-il possible que l'essence soit exactement la même chez les deux ? Saint Thomas était de la seconde opinion en ce qui concerne les substances matérielles, et de la première pour les choses immatérielles. Duns Scot, quant à lui, soutient qu'il y a toujours des différences d'essence entre deux choses individuelles différentes. La vue de Saint Thomas dépend de la théorie selon laquelle la pure matière consiste en parties indifférenciées, qui sont distinguées seulement par leur position dans l'espace. Ainsi une personne, consistant en un esprit et un corps, peut différer physiquement d'une autre personne seulement par la position spatiale de son corps. (Cela peut être le casavec des jumeaux identiques, théoriquement.) Duns Scot, d'un autre côté, soutient que si les choses sont distinctes, elles doivent être distinctes par certaines différences qualitatives. Cette dernière vue, clairement, est plus proche du platonicisme que la vue de Saint Thomas.

Plusieurs étapes doivent être franchies avant que nous puissions poser le problème en termes modernes. La première étape, qui fut franchie par Leibniz, était de se débarrasser de la distinction entre les propriétés essentielles et les propriétés accidentelles, qui, comme beaucoup de ce que les scolastiques empruntèrent chez Aristote, s'effondre dès que nous cherchons à la définir avec soin. Nous avons ainsi, à la place de l' "essence", "toutes les propositions qui sont vraies de la chose en question". (En général, cependant, les positions spatiales et temporelles seront encore exclues.) Leibniz prétend qu'il est impossible pour deux choses d'être exactement pareilles en ce sens ; c'est son principe de l' "identité des indiscernables". Ce principe fut critiqué par les physiciens, qui maintenaient que deux particules de matière pouvaient différer seulement par leur position dans l'espace et le temps -- une vue qui est elle-même rendue difficile par la relativité, qui réduit l'espace et le temps à des relations. [Je crois que là Russell s'avance sur un terrain où il n'est pas compétent, et où il est au bord de dire des bêtises comme Aristote.]

Une autre étape est requise pour moderniser le problème : c'est celle qui consiste à se débarrasser du concept de "substance". Quand on a franchi cette étape, une "chose" doit juste être un ensemble de qualité, puisqu'il n'y a plus de noyau de matérialité ("thinghood"). Il semblerait qu'il s'ensuive, si la "substance" est rejetée, que nous devions prendre une vue plus proche de celle de Duns Scot que de celle d'Aquin. Ceci, cependant, conduit à beaucoup de difficultés en relation avec l'espace et le temps. J'ai traité la question telle que je la vois, dans la section "Noms propres", dans mon ouvrage "Inquiry into Meaning and Truth".

Guillaume d'Occam

Guillaume d'Ockham est après Saint Thomas, le deuxième plus important des scolastiques. Les détails de sa vie sont très imparfaitement connus. Il est probablement né entre 1290 et 1300 ; il est mort un 10 avril, soit en 1349 soit en 1350. (La peste noire faisait rage en 1349, donc cette année-là est la plus probable.) La plupart des gens disent qu'il est né à Ockham dans le Surrey, mais Delisle Burns penche plutôt pour Ockham dans le Yorkshire. Il étudia à Oxford, et ensuite à Paris, où il fut d'abord élève de Duns Scot avant de devenir un de ses adversaires.

Il fut impliqué dans une querelle entre l'ordre franciscain et le pape Jean XXII (le cahorsin Jacques Duèze) au sujet de la pauvreté. Le pape [précédent] avait persécuté les Spirituels, avec le soutien de Michel de Cesena, général de l'ordre. Mais il y avait eu un arrangement par lequel les propriétés des frères avaient été données au pape, mais dont ils avaient conservé l'usufruit, leur évitant ainsi de tomber dans le péché de possession tout en jouissant de leurs (anciens) biens. Il fut mis un terme à cet arrangement par Jean XXII, qui dit qu'ils devaient accepter la pure et simple possession. A cela, une majorité de l'ordre, menée par Michel de Cesena, se rebella.

[C'est-à-dire, si on comprend les explications télégraphiques de Russell, que Michel de Cesena avait d'abord combattu les membres de l'ordre qui ne voulaient rien posséder. Puis il avait approuvé l'arrangement "très jésuite" dans lequel les frères avaient donné leurs biens, mais en jouissaient encore. Aussi quand Jean XXII dénonça ou en tout cas annula cet arrangement, Cesena s'opposa au pape. Okham et Marsile de Padoue, voir infra, étaient du côté de Cesena ; c'est--à-dire qu'ils ne voulaient pas non plus l'annulation de l'arrangement.]

Occam, qui avait été convoqué à Avignon par le pape pour répondre d'accusation d'hérésie sur la transsubstantiation, se rangea du côté de Michel de Cesena, comme le fit un autre homme important, Marsile de Padoue. Tous trois furent excommuniés en 1328, mais s'échappèrent d'Avignon, et se réfugièrent chez l'empereur Louis. Louis était l'un des deux prétendants au trône de l'empire ; il était le favori des Allemands, mais son adversaire était le favori du pape. Le pape excommunia Louis, qui en appela à un concile général. Le pape lui-même fut accusé d'hérésie.

On dit que lorsqu'Occam rencontra l'empereur il lui dit : "Défendez-moi avec l'épée, et je vous défendrai avec la plume." Quoi qu'il en soit, lui et Marsile de Padoue s'installèrent à Munich, sous la protection de l'empereur, et là-bas écrivirent des traités de politique d'une importance considérable. La suite de la biographie d'Occam après la mort de l'empereur en 1338 est incertaine. Certains disent qu'il se réconcilia avec l'Eglise, mais il semble que ce soit faux.

L'empire n'était plus ce qu'il avait été du temps des Hohenstaufen ; et la papauté, bien que ses prétentions se fussent encore considérablement accrues, ne bénéficiait plus du même respect que par le passé. Boniface VIII avait déménagé en Avignon au début du quatorzième siècle [Russell ne confond-il pas avec un autre pape ? Le pape Clément V], et le pape était devenu politiquement un subordonné du roi de France.

L'empire avait encore plus décliné ; il ne pouvait plus avoir même l'ombre de la moindre prétention à la domination universelle, à cause de la puissance des royaumes de France et d'Angleterre [quant à l'Espagne elle était encore principalement sous domination arabe, les rois catholiques et la fin de la Reconquista sont pour dans deux siècles, et l'empire de Charles Quint à la fois en Espagne et en Allemagne pour plus tard encore] ; d'un autre côté, le pape, par sa soumission au roi de France, affaiblissait aussi la prétention à l'universalité dans les matières temporelles. Ainsi le conflit entre le pape et l'empereur était en réalité un conflit entre la France et l'Allemagne. L'Angleterre, sous Edward III, était en guerre contre la France, et par conséquent alliée de l'Allemagne ; cela avait pour conséquence que l'Angleterre était aussi antipapale. Les ennemis du pape demandaient un concile général -- la seule autorité ecclésiastique qui pouvait être vue comme supérieure au pape.

Le caractère de l'opposition au pape changea à cette époque. Au lieu d'être simplement un soutien à l'empereur, il acquit une tonalité démocratique, particulièrement en matière de gouvernement de l'Eglise. Cela donna à la opposition au pape une force renouvelée, qui conduira finalement à la Réforme.

Dante

Dante (1265-1321), bien qu'en tant que poète il fût un grand innovateur, était, en tant que penseur, en retard sur son temps. Son livre "De Monarchia" est gibelin dans sa tournure, et aurait été plus dans l'air du temps un siècle plus tôt. Il regarde l'empereur et le pape comme indépendants l'un de l'autre, et tous deux appointés par Dieu. Dans la "Divine Comédie", son Satan a trois bouches, dans lesquelles il remâche éternellement Judas Iscariote, Brutus et Cassius, qui sont trois traitres d'égale malfaisance, le premier contre le Christ, les deux autres contre César. La pensée de Dante est intéressante, non seulement par elle-même, mais aussi comme celle d'un laïc ; mais il n'eut aucune influence et était désespérément en retard sur son époque.

Marsile de Padoue

Marsile de Padoue (1270-1342), au contraire, inaugura une nouvelle forme d'opposition au pape, dans laquelle l'empereur est essentiellement cantonné à un rôle de dignitaire décoratif. Marsile était un grand ami de Guillaume d'Occam, dont il influença les opinions politiques. Politiquement, Marsile de Padoue est plus important que Guillaume d'Occam. Il maintient que le législateur consiste en la majorité du peuple, et que la majorité a le droit de punir les princes. Il applique le principe de la souveraineté populaire aussi à l'Eglise, et il inclut les laïcs dans cette souveraineté. Il doit y avoir, selon lui, des conciles locaux du peuple, comprenant les laïcs, qui doivent élire des représentants aux conciles généraux. Un concile général a seul le pouvoir d'excommunier, et de donner des interprétations faisant autorité des Ecritures. Ainsi tous les croyants auront une voix dans la décision de ce qu'est la doctrine. L'Eglise ne doit pas avoir d'autorité dans le domaine séculaire ; il ne doit pas y avoir d'excommunication sans concurrence civile (ce que R. veut dire est obscur "there is to be no excommunication without civil concurrence" ; sans participation du peuple dans la décision ?) ; et le pape ne doit pas avoir de pouvoir spécial.

[Marsile de Padoue est encore un de ces rêveurs qui croient que l'Eglise est la structure sur terre de la puissance d'un Dieu. De même trois siècles plus tard une bonne partie des dignitaires du parti catholique dans la guerre de Trente ans pensaient, comme Marie de Médicis par exemple, que c'était une guerre pour faire gagner le Dieu de Rome face à celui de Genève.]

Pour revenir à Occam

Occam n'alla pas aussi loin que Marsile, mais il élabora une méthode complètement démocratique pour l'élection d'un concile général.

Le mouvement conciliaire culmina au début du quinzième siècle (années 1401 à 1500), quand il devint nécessaire pour réparer le Grand Schisme d'Occident (1378-1417). Mais ayant accompli cette tâche, il déclina. Son point de vue, tel qu'on peut déjà le voir chez Marsile, était différent de celui adopté plus tard, en théorie, par les Protestants. Les Protestants revendiquaient le droit à un jugement privé, et n'étaient pas disposés à se soumettre au Concile Général. Ils soutenaient que la croyance religieuse n'a pas à être décidée par une quelconque autorité gouvernementale. Marsile, au contraire, cherche encore à préserver l'unité de la foi catholique, mais souhaite y parvenir par des moyens démocratiques, pas par l'absolutisme papal. En pratique, la plupart des Protestants, quand ils accédèrent au gouvernement, simplement substituèrent le roi au pape, et de ce fait n'obtinrent ni la liberté de jugement privé ni une méthode démocratique pour décider des questions de doctrines. Mais dans leur opposition au pape ils trouvèrent des arguments dans les doctrines du mouvement conciliaire. De tous les scolastiques, Occam était le préféré de Luther. Il faut reconnaître qu'une fraction importante des Protestants continuèrent à soutenir la doctrine du jugement privé même après que l'Etat [où ils vivaient] fut devenu protestant. C'était le principal point de désaccord entre les Indépendants et les Presbytériens durant la Première révolution anglaise (1642–1651 ; décapitation de Charles 1er, Cromwell, etc.).

Ouvrages politiques d'Occam

Les ouvrages politiques d'Occam (voir Guilleimi de Ockham Opera Politica, Manchester University Press, 1940) sont écrits dans le style de discussions philosophiques, avec des arguments pour et contre diverses thèses, parfois n'atteignant aucune conclusion. Nous sommes habitués à un type de propagande politique beaucoup plus affirmative, mais à son époque la forme qu'il choisit était probablement la plus effective.

Quelques exemples illustreront sa méthode et son état d'esprit.

Il y a un long traité intitulé "Huit questions concernant le pouvoir du pape". La première question demande si un homme peut à juste titre être à la fois l'autorité suprême de l'Eglise et de l'Etat. La seconde : Est-ce que l'autorité séculière dérive directement de Dieu ou pas ? Troisième : le pape a-t-il le droit d'attribuer un pouvoir séculier à l'empereur et aux autres princes ? [On se rappelle que Grégoire 1er, 540-604, s'est arrogé unilatéralement l'autorité suprême spirituelle (et cherchant à être temporelle aussi en ce sens que les princes temporels devaient, selon le pape, lui être subordonnés) à la fin du sixième siècle. Auparavant ce n'était que l'évêque de Rome. Aussi on a du mal à comprendre avec quels arguments Occam discute de ses questions.]

Quatrième : l'élection par les électeurs donne-t-elle les pouvoirs complets au roi d'Allemagne ? Cinquième et sixième : Quels droits l'Eglise acquiert-elle à travers le droit des évêques de bénir les rois ? Septième : une cérémonie de couronnement est-elle valide quand elle a été dirigée par un mauvais évêque ? Huitième : l'élection par les électeurs donne-t-elle au roi d'Allemagne le titre d'empereur ? Toutes ces questions étaient au début du quinzième siècle des questions pratiques d'actualité brûlante en matière de politique.

Un autre traité porte sur la question de savoir si un prince peut obtenir les biens de l'Eglise sans la permission du pape. Cela concerne la justification éventuelle de la taxation par Edward III du clergé pour finance sa guerre avec la France (faisant partie de la Guerre de Cent ans). On se rappelle qu'Edward était un allié de l'empereur (puisque l'empereur était opposé au pape, et que le pape durant la plus grande partie du quatorzième siècle était sous la coupe du roi de France).

Ensuite, il y a une "Consultation sur une question matrimoniale", se demandant si l'empereur [qui protégeait Guillaume d'Occam...] avait le droit d'épouser sa cousine.

On y voit qu'Occam faisait de son mieux pour mérité la protection de l'empereur.

Doctrines philosophiques d'Occam

Il est maintenant temps de se tourner vers les doctrines purement philosophiques d'Occam. Sur ce sujet, il existe un excellent livre, "The Logic of William of Occam", par Ernest E. Moody. Une grande partie de ce que je vais raconter est basé sur cet ouvrage, qui prend une vue quelque peu inhabituelle, mais, je crois, une vue correcte. Il y a une tendance chez les auteurs d'histoire de la philosophie à interpréter les hommes à la lumière de leurs successeurs, mais c'est d'une manière générale une erreur. On a considéré Occam comme quelqu'un qui a facilité l'effondrement de la scolastique [et comme ayant eu cette intention], comme un précurseur de Descartes ou Kant ou un quelconque autre philosophe moderne se trouvant être le favori du commentateur d'Occam.

D'après Moody, dont je partage l'opinion, tout cela est une erreur. Occam, soutient-il, avait pour principal objectif de restaurer un Aristote pur, dépouillé des influences augustiniennes et arabes. C'était déjà, dans une large mesure, le but de Saint Thomas d'Aquin ; mais les franciscains, comme on l'a vu, avaient continué à suivre Saint Augustin de manière plus stricte que Saint Thomas. L'interprétation d'Occam par les historiens modernes, explique Moody, a été viciée par le désir de trouver une transition graduelle entre la scolastique et la philosophie moderne ; cela a eu pour conséquence qu'on a cherché à lire chez Occam les prémices [intentionnelles] des doctrines modernes, quand en réalité il ne cherchait qu'à expliquer Aristote.

La célébrité d'Occam provient principalement d'une maxime qu'on ne trouve pas dans ses ouvrages, mais qui a été appelée "le rasoir d'Occam". Cette maxime énonce : "Les entités ne doivent pas être multipliées sans nécessité." Bien qu'il n'ait pas à proprement parler dit ça, il a dit quelque chose qui a à peu près le même effet : "Il est vain de faire [au sens d'expliquer] avec plus ce que l'on peut faire avec moins." C'est-à-dire, si toutes les observations et déductions dans une certaine science peuvent être interprétées sans faire telle ou telle hypothèse [= "sans faire intervenir telle ou telle entité"], alors il n'y a aucune raison de faire cette hypothèse. J'ai trouvé, quant à moi, que c'était un principe très fructueux dans mon propre travail en logique analytique.

En logique, mais apparemment pas en métaphysique, Occam était un Nominaliste ; les Nominalistes du quinzième siècle (c'est-à-dire par exemple Swineshead, Heytesbury, Gerson, et d'Ailly) le considéraient comme le fondateur de leur école. Occam pensait qu'Aristote avait été mésinterprété par les Scotists [de Duns Scot], et que cette mésinterprétation était en partie due à l'influence d'Augustin (354-430), en partie à celle d'Avicenne (980-1037), mais en partie aussi à une cause plus ancienne, le traité de Porphyre de Tyr (234-310) sur les Catégories d'Aristote.

Le traité de Porphyre, le disciple de Plotin (205-270), soulevait trois questions :
1) les "genera" (= universaux) et les espèces sont-ils des substances ?
2) sont-ils corporels ou incorporels ?
3) dans le second cas, sont-ils dans les choses sensibles ou bien séparés d'elles ?

Porphyre souleva ces trois questions car il pensait qu'il était important d'y répondre pour comprendre les Catégories d'Aristote. Ce faisant, il conduisit le Moyen Âge à interpréter l'Organon de façon trop métaphysique. Aquin avait déjà tenté de corriger cette erreur, mais elle avait été réintroduite par Duns Scot. Cela avait eu pour résultat que la logique et la théorie de la connaissance étaient devenues dépendantes de la métaphysique et de la théologie. Occam s'attela à la tâche de les séparer à nouveau.

La logique pour Occam

Pour Occam, la logique est un outil pour la philosophie de la nature [= la science], qui peut être indépendant de la métaphysique. La logique est l'analyse de la science discursive ; la science porte sur les choses, mais la logique non. Les choses sont individuelles, mais parmi des termes qui sont universaux ; la logique traite des universaux, tandis que la science les utilise dans en discuter. La logique s'occupe de termes et de concepts, pas en tant qu'états psychiques, mais en tant que termes et concepts qui ont un sens. "L'homme est une espèce" n'est pas une proposition de logique, car elle nécessite une connaissance de l'homme. La logique s'occupe de choses fabriquées par l'esprit au sein de lui-même, qui ne peuvent pas exister sauf à l'aide de l'existence de la raison.

Un concept -- c'est toujours Occam que R. fait parler -- est un signe naturel, un mot est un signe conventionnel. Nous devons préciser et distinguer quand nous sommes en train de parler d'un mot comme d'une chose, ou quand nous l'utilisons en tant que véhicule d'un sens, sinon nous pouvons tomber dans des erreurs comme : "L'homme est une espèce, Socrate est un homme, donc Socrate est une espèce."

[Tentative d'explication de la pensée d'Occam : dans le cas "Socrate est un homme", homme est le signe naturel d'un certain type de chose ; dans le cas "l'homme est une espèce", homme est un mot conventionnel pour parler d'un ensemble conçu par l'esprit humain. C'est scolastique ! c'est-à-dire faussement précis, et en réalité plein de flou. La théorie des ensembles a -- me semble-t-il -- apporté de la précision et de la clarté dans ces idées.]

Les termes qui font référence à des choses sont appelés "termes de première intention" ; les termes qui font référence à des termes sont appelés "termes de seconde intention". Les termes en science sont de première intention ; en logique, ils sont de seconde intention. Les termes métaphysiques sont particuliers en ce qu'ils signifient à la fois des choses signifiées par des mots de première intention et des choses signifiées par des mots de seconde intention. Il y a exactement six termes métaphysiques : être, chose, quelque chose, un, vrai, bon. (Je ne m'arrête pas ici pour critiquer l'usage qu'Occam fait de ces termes.) Ces termes ont la particularité qu'ils peuvent tous être "predicated" les uns avec les autres. Mais la logique peut être pratiquée indépendamment d'eux.

La compréhension porte sur les choses, pas sur les formes produites par l'esprit ; ces dernières ne sont pas ce qui est compris, mais ce avec quoi les choses sont comprises. Les universaux, en logique, sont seulement des termes ou concepts "predicable" de nombreux autres termes ou concepts. "Universel", "genus", "espèces" sont des termes de seconde intention, et par conséquent ne peuvent pas être des choses.

[Tentative d'explication.

"predicable" = sur lequel on peut exprimer des affirmations.

CNRTL : Prédicat = expression incomplète du type «... est un homme», qui devient une proposition si on la complète par un nom d'objet. Donc Socrate est "predicable".]

[Occam, comme les Anciens, fait une différence fondamentale entre des concepts appartenant intrinsèquement à la nature (un arbre, un chat, la mer, un hérisson), et des concepts fabriqués par l'esprit humain pour parler et raisonner sur les premiers : l'humanité, la liberté, l'âme, la ressemblance.

L'esprit moderne ne fait pas de distinction. Pour un esprit moderne, tout est concept fabriqué pour se mouvoir et raisonner dans un modèle, aussi bien le hérisson que je croise la nuit, que la catégorie générale des mammifères, ou la notion de ressemblance, ou d'appartenance à un ensemble.

Ainsi, pour moi (qui suis un esprit moderne du XXIe siècle, un "hérisson" n'est qu'un ensemble de perceptions organisées par mon esprit en "hérisson".]

Mais puisque "un" et "être" sont convertibles, si un universel existait, ce serait un, et une chose individuelle. Un universel est simplement un signe de nombreuses choses [partageant des caractéristiques communes]. Sur ce point, Occam est d'accord avec Aquin, et s'oppose à Averroès, Avicenne, et les Augustiniens.

Occam et Aquin soutiennent tous les deux qu'il n'y a que des choses individuelles, des esprits individuels, et des actes de compréhension. Aquin et Occam, il est vrai, admettent l' universale ante rein, mais seulement pour expliquer la création ; ça devait être dans l'esprit de Dieu avant qu'Il ne puisse le créer. Mais ceci appartient à la théologie, pas à une explication de la connaissance humaine, qui n'est concernée que par l' universale post rem.

En expliquant la connaissance humaine, Occam ne permet jamais aux universaux d'être des choses.

Socrate est similaire à Platon, dit-il, mais pas en vertu d'une troisième chose appelée la ressemblance. La ressemblance est un terme de seconde intention, il est seulement dans l'esprit. (Tout ceci est de la philosophie de qualité.)

Les propositions sur des événements contingents futurs, d'après Occam, ne sont pas ou vraies ou fausses. Il ne faut aucune tentative de réconcilier cette vue avec l'omniscience divine. Ici, comme partout ailleurs dans son oeuvre, il conserve à la logique son indépendance par rapport à la métaphysique ou la théologie.

Quelques exemples des discussions par Occam

Quelques exemples des discussions par Occam peuvent être utiles.

Il demande : "Est-ce que ce qui est compris par la compréhension d'abord selon la primauté d'une génération est l'individu."

"Whether that which is known by the understanding first according to a primacy of generation is the individual." [Ca faisait longtemps qu'on n'avait pas lu une traduction amphigourique par les classicistes anglais.]

[J'imagine qu'il se demande si on peut connaître un universel avant certaines de ses instances. Peut-on arriver au concept de chat avant d'en avoir vu qqs uns ? Ou peut-on arriver au concept de triangle avant d'en avoir vu qqs uns ?]

Contre [l'idée qu'il faut d'abord voir des instances] : l'universel est le premier et propre des objets de la compréhension.

[Ce n'est pas bête de la part d'Occam. En effet, pour moi, toute perception un tant soit peu organisée est déjà un modèle, c'est-à-dire ce que les penseurs médiévaux appelaient un universel.]

Pour : (The object of sense and the object of understanding are the same, but the individual is the first object of sense) l'objet qui touche les sens [i.e. la perception immédiate] et l'objet qui touche la compréhension sont les mêmes, mais l'objet touche d'abord les sens. [Cela paraît contradictoire, mais c'est normal : Occam expose le pour et le contre, ou le contre et le pour.]

Par conséquent, la signification de la question doit être exposée [qu'est-ce que ça veut dire ?] (Sans doute, parce que les deux arguments semblent forts.)

Occam poursuit : "La chose en dehors de l'âme qui n'est pas un signe est comprise d'abord par une telle connaissance (c'est-à-dire, par la connaissance de l'individuel, par opposition à l'universel), donc l'individuel est connu en premier, puisque tout en dehors de l'âme est individuel.

[On notera que le raisonnement d'Occam tourne en rond : la perception est d'abord individuelle, car ce qui est en dehors de l'âme est d'abord perçu dans son aspect individuel.]

Il continue en disant que que la connaissance abstraite présuppose toujours la connaissance qui est "intuitive" (c'est-à-dire, la perception), et cette connaissance intuitive est causée par les choses individuelles.

[A vrai dire, au-delà du côté apparemment malhabile des questions d'Occam je suis en bonne partie d'accord avec lui : il y a une question de savoir si on perçoit d'abord des informations brutes ou bien dès le départ des idées.

Là où je ne suis pas d'accord, c'est que pour moi, même "les perceptions brutes" sont déjà le résultat de modèle dans la tête des mammifères supérieurs]

Il énumère ensuite quatre doutes qui peuvent surgir, et il s'attache à les résoudre.

Il conclut avec une réponse affirmative à sa question d'origine ["Perçoit-on d'abord les objets individuels (par opposition à d'abord les universaux) ?"], mais il ajoute : "l'universel est le premier objet par la primauté de l'adéquation, pas par la primauté de la génération." [Encore une traduction amphigourique !]

La question au coeur du débat est la suivante : Est-ce la perception, ou à quel degré la perception y contribue-t-elle, qui est à la source de la connaissance ? On se rappelle que Platon, dans le Théétète, rejette la définition de la connaissance comme étant la perception. Occam, presque certainement, ne connaissait pas le Théétète, mais s'il l'avait connu il aurait été en désaccord avec lui.

A la question de savoir "si l'âme sensible [celle qui perçoit] et l'âme intellectualisante [celle qui pense] sont réellement distinctes chez l'homme", il répond qu'elles le sont, bien que ce soit difficile à prouver. L'un de ses arguments est que nous pouvons avec notre appétit désirer quelque chose qu'avec notre compréhension nous rejetons [un paquet de biscuits industriels] ; par conséquent notre appétit et notre intellect appartiennent à des domaines différents. Un autre argument est que nos sensations sont subjectives dans l'âme sensible, mais ne le sont pas dans l'âme intellectualisante. Encore une fois : l'âme sensible [= qui enregistre des perceptions brutes (ou dites brutes)] a une extension et est matérielle, tandis que l'ême intellectualisante n'a aucune de ces deux qualités. Il considère quatre objections, toutes théologiques (par exemple : entre le Vendredi saint et Pâques, l'âme du Christ est descendue aux enfers, tandis que son corps est resté dans le tombeau de Joseph d'Arimathie. Si l'âme sensible est distincte de l'âme intellectualisante, est-ce que l'âme sensible du Christ passa cet intervalle [entre vendredi et pâques] en enfer, ou bien le passa-t-elle dans le tombeau ?), mais il répond aux quatre.

Le point de vue adopté par Occam sur cette question n'est pas, peut-être, celle qu'on attendrait. Cependant, il est d'accord avec Saint Thomas et en désaccord avec Averroès, quand Occam pense que l'intellect est spécifique à chaque homme, et pas quelque chose d'impersonnel.

En insistant sur la possibilité d'étudier la logique et la connaissance humaine sans référence à la métaphysique ou à la théologie, les travaux d'Occam ont encouragé la recherche scientifique. Les augustiniens, dit-il, sont dans l'erreur quand ils supposent que les choses sont d'abord inintelligibles et les hommes inintelligents, puis grâce à une lumière venant de l'Infini la connaissance devient possible ["Fiat lux..." etc.]. Il est d'accord sur ce point avec Aquin, mais diffère en ce sur quoi il insiste, car Aquin était avant tout un théologien, tandis qu'Occam était, du moins pour ce qui concerne la logique, principalement un philosophe séculier.

[Aquin considérait qu'on pouvait connaître Dieu par la logique, sans avoir besoin des révélations de Ecritures -- en tout cas pour la majeur partie de l'enseignement de la théologie. Cependant Aquin était un théologien, utilisant la logique. Tandis qu'Occam est un logicien, qui fait parfois des remarques théologiques.]

L'attitude d'Occam donna confiance aux étudiants de problèmes particuliers, par exemple, son disciple immédiat Nicolas Oresme (mort en 1382), qui investigua la théorie des planètes. Cet homme fut, jusqu'à un certain point, un précurseur de Copernic ; il exposa à la fois la théorie géocentrique et la théorie héliocentrique, et dit que chacune expliquait tous les faits connus à son époque, et que donc il n'y avait pas moyen de décider entre les deux

[sauf à appliquer le rasoir d'Occam, et constater que la théorie héliocentrique conduisait à des explications bcp plus simples. Du reste encore aujourd'hui au XXIe siècle, la théorie héliocentrique n'a qu'un seul avantage : les équations de la gravitation newtonienne sont bcp plus simples.]

Après Guillaume d'Occam il n'y a plus de grands scolastiques. La période suivante pour les grands philosophes commença à la fin de la Renaissance. [R. veut sans doute parler de Descartes (1596-1650)].