HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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II.2.9 : L'ECLIPSE DE LA PAPAUTE

Le treizième siècle avait achevé la grande synthèse, philosophique, théologique, politique et sociale, qui avait été lentement construite au cours de près de vingt siècles en combinant de nombreux éléments.

Le premier élément était la philosophie pure grecque, plus spécialement les philosophies de Pythagore, Parménide, Platon et Aristote.

Puis vint, à la suite des conquêtes d'Alexandre, un grand influx de croyances orientales. (Voir Cumont, "Oriental Religions in Roman Paganism".)

Ces croyances orientales, tirant profit aussi de l'Orphisme et des Mystères [déjà présents dans le monde grec, et ayant sans doute aussi pour partie une origine orientale], transformèrent la vision de la philosophie/théologie par le monde hellénophone, puis par le monde latinophone aussi.

Le dieu qui meurt et ressuscite, la consommation sacramentelle de ce qui est présenté comme la chair du dieu [pour moi des restes de rites cannibales -- le cannibalisme, rituel ou non, étant encore très répandu juste avant et même pendant l'Antiquité], la seconde naissance à une nouvelle vie à travers certaines cérémonies analogues au baptême... tout cela devint une partie de la théologie de larges sections du monde païen romain.

A ces croyances étaient associées une éthique de la libération par rapport à la servitude de la chair. Cette éthique était, au moins en théorie, une ascèse.

De Syrie, d'Egypte, de Babylonie [= Mésopotamie, avant aussi bien qu'après la chute de Ninive] et de Perse vint l'institution d'un clergé séparé de la population laïque, doué de pouvoirs plus ou moins magiques, et capable d'exercer une influence politique considérable. Des rites et cérémonies très impressionnants, pour une grande part liés à la croyance en la vie après la mort, provinrent des mêmes sources. De Perse, plus particulièrement, vint le dualisme qui voyait le monde comme un champ d'affrontement entre deux grandes forces, l'une était le Bien, conduit par Ahura Mazda, l'autre était le Mal, conduit par Ahriman. La magie noire était le type de phénomène surnaturel qui fonctionnait grâce à Ahriman et ses disciples dans le monde des esprits. Satan est dérivé d'Ahriman.

Mélange des idées grecques et orientales

Cet influx d'idées et de pratiques barbares fut mélangé avec certains éléments helléniques dans la philosophie néoplatonicienne. Dans l'Orphisme, le Pythagorisme et certaines parties du Platonisme, les Grecs avaient développé des points de vue qu'il était aisé de combiner avec ceux venus d'Orient [Orient = Perse, ancien empire achéménide]. La raison en est sans doute que ces points de vue grecs avaient eux-mêmes été empruntés à l'Orient à une époque beaucoup plus reculée [l'Orphisme et son ancêtre, le culte bachique, en particulier]. Avec Plotin et Porphyre s'achève le développement des philosophies grecques d'origine païenne.

Essor des religions populaires

La pensée de ces gens, cependant, bien que profondément religieuse, n'était pas capable, sans d'importantes transformations, d'inspirer une grande religion populaire qui l'emporterait. Leur philosophie était difficile [se rappeler de la trinité plotinienne avec le "nousse" et des trucs comme ça], et ne pouvait pas être comprise du gros de la population ; leur voie vers le salut était trop intellectuelle pour les masses.

En outre, leur conservatisme les avaient conduit [Plotin et Porphyre et les autres néoplatoniciens] à continuer à soutenir la religion traditionnelle de la Grèce, même s'ils l'interprétaient de manière allégorique afin d'en atténuer les éléments immoraux et de la concilier avec leur philosophie monothéiste.

La religion grecque était tombée peu à peu dans l'oubli, étant incapable de concourir avec les rituels et les théologies orientales. Les oracles étaient devenus silencieux, et les prêtres n'avaient jamais formé une puissante caste distincte. La tentative [néoplatonicienne] de faire revivre la religion grecque était par conséquent marquée par l'archaïsme, qui l'affaiblissait et la faisait passer pour de la pédanterie, particulièrement notable chez l'empereur Julien [l'apostat, qui après Constantin, chercha à revenir en arrière]. Déjà au IIIe siècle, on pouvait entrevoir qu'une des religions asiatiques [= venant du Moyen-Orient ou de l'ancien empire achéménide] conquerrait le monde romain [cf. Héliogabale]. A cette époque cependant il y avait encore plusieurs concurrents qui avaient tous une chance de l'emporter.

Spécificités de la religion chrétienne

La chrétienté tirait sa vigueur de plusieurs sources. Des Juifs elle acceptait un Livre sacré et la doctrine que toutes les religions sauf une sont fausses et mauvaises ; mais elle évitait l'exclusivité raciale des Juifs et les inconvénients de la loi mosaïque. Le judaïsme tardif avait déjà appris à croire en la vie après la mort, mais les chrétiens donnèrent un nouveau caractère bien défini au ciel et à l'enfer [dérivé du dualisme : lutte entre les forces du bien et les forces du mal], et aux voies pour atteindre l'un et échapper à l'autre. Pâques combinait la Pâque juive avec des célébrations païennes du Dieu ressuscité. Le dualisme perse était absorbé, mais avec une assurance plus ferme de l'omnipotence à la fin du principe du bien, et avec l'ajout que les dieux païens étaient des partisans de Satan.

Au départ les chrétiens étaient à la traîne de leurs adversaires en matière de philosophie ou de rites, mais graduellement ils comblèrent leur retard. Au début toujours, la philosophie était plus avancée chez les semi-chrétiens appelés Gnostiques, que chez les orthodoxes ; mais à partir de l'époque d'Origène (184-253), les chrétiens développèrent une philosophie adéquate adaptée du néoplatonisme auquel ils apportèrent des modifications.

La question de rituels auxquels se conformaient les tous premiers chrétiens est un sujet obscur, mais quoi qu'il en soit à l'époque de Saint Ambroise (340-397) ils étaient devenus extrêmement impressionnants. Le pouvoir du clergé et sa séparation en une caste à part venaient d'Orient, mais furent peu à peu encore renforcés par des méthodes de gouvernement qui étaient largement inspirées de l'Empire romain.

L'Ancien testament juif, les religions à mystère orientales (= perses et babyloniennes), la philosophie grecque, et les méthodes romaines d'administration furent mélangées pour produire l'Eglise catholique, et lui donnèrent une puissance qu'aucune organisation sociale n'avait eu auparavant [il faudra attendre les partis communistes soviétiques et chinois pour voir qqc d'autre d'aussi puissant au sein d'une société -- on ne parle pas de la puissance impérialiste et militaire de pays à l'extérieur de leur territoire].

Evolution de la religion chrétienne

L'Eglise d'Occident, comme la Rome antique, quoique plus lentement, se transforma d'une république en une monarchie. Nous avons vu les étapes de la croissance de la puissance papale, depuis Grégoire le Grand, en passant par Nicolas 1er, Grégoire VII (= Hildebrand), et Innocent III, jusqu'à la défaite finale des Hohenstaufen dans les guerres entre Guelfes et Gibelins.

En même temps la philosophie chrétienne, qui avait jusqu'alors été augustinienne et donc principalement platonicienne, s'enrichit d'éléments dus au contact avec Constantinople et avec les Arabes. Aristote, durant le treizième siècle, devint à peu près complètement connu en Occident, et, sous l'influence d'Albertus Magnus et de Thomas d'Aquin, fut installé dans l'esprit des érudits comme l'autorité suprême après les Ecritures et l'Eglise.

Jusqu'à aujourd'hui encore, il a conservé cette position chez les philosophes catholiques.

Je ne peux m'empêcher de penser que le remplacement de Platon et Saint Augustin par Aristote fut une erreur du point de vue des chrétiens.

Le tempérament de Platon était plus religieux que celui d'Aristote, et la théologie chrétienne avait été, au départ, adaptée du platonicisme. Platon avait enseigné que la connaissance ne vient pas de la perception, mais est une sorte de vision réminiscente [provenant du passé dont on aurait hérité -- pas bête après tout] ; Aristote était beaucoup plus empiriste. Saint Thomas, bien que ce ne fût certainement pas son objectif, pava la voie pour quitter les rêves platoniciens et retourner vers l'observation scientifique [qu'avaient initiée les présocratiques, culminant avec Démocrite, même si les dates de Démocrite sont 460-370, c'est-à-dire qu'il est de dix ans le cadet de Socrate].

Commencement de la désintégration, au XIVe siècle, de la synthèse catholique

Les évènements extérieurs jouèrent un rôle plus important que la philosophie dans la désintégration de la synthèse catholique [du treizième siècle] qui commença au quatorzième siècle.

L'empire byzantin fut conquis par les Latins en 1204, et resta entre leurs mains jusqu'en 1261. Pendant toute cette période, la religion de son gouvernement était catholique, pas grecque ; mais après 1261, Constantinople fut perdue par le pape et jamais recouvrée, en dépit de l'union nominale signée à Ferrare en 1438..

La défaite de l'empire d'Occident dans son conflit avec la papauté ne s'avéra d'aucune utilité pour l'Eglise ; cela s'explique par l'essor des monarchies nationales en France et en Angleterre. Durant la plus grande partie du quatorzième siècle le pape était, sur un plan politique, un instrument entre les mains du roi de France.

Plus important encore que ces cause fut l'essor d'une riche classe marchande et l'accroissement de l'éducation des laïcs. Ces deux phénomènes prient naissance en Italie, et restèrent plus avancés dans ce pays que dans les autres régions d'Occident jusqu'au milieu du seizième siècle. Les ville du Nord de l'Italie était bien plus riches, au quatorzième siècle, qu'aucune ville au nord des Alpes ; les laîcs instruits, plus particulièrement dans le domaine du droit et de la médecine, devenaient très nombreux.

Les villes avaient un esprit d'indépendance qui, maintenant que l'empereur n'était plus une menace, avait tendance à se retourner contre le pape.

Des mouvements analogues [d'enrichissement, d'expansion de l'instruction, de prise d'indépendance intellectuelle, et d'opposition à la papauté], bien qu'à un moindre degré, existaient ailleurs. Les Flandres prospéraient ; ainsi que les villes hanséatiques. En Angleterre, la production et le commerce de la laine était une source de richesse. L'époque était témoin d'une tendance forte qu'on peut qualifier globalement de démocratique ; et les tendances nationalistes étaient encore plus fortes. La papauté, qui était devenue très temporelle [= une organisation vivant dans le siècle et peu marquée par la spiritualité], apparaissait largement comme une institution percevant simplement un impôt, attirant à elle de vastes richesses que les pays souhaitaient voir rester chez eux. Les papes n'avaient plus ou ne méritaient plus l'autorité morale qui leur avait donné le pouvoir. Saint François d'Assise avait été capable de travailler en harmonie avec Innocent III et Grégoire IX, mais les hommes les plus intellectuellement honnêtes du quatorzième siècle étaient inexorablement poussés au conflit avec la papauté.

Boniface VIII et le conflit avec Philippe le Bel

Au début du quatorzième siècle, cependant, les causes du déclin de la papauté n'étaient pas encore apparentes. Boniface VIII, dans la bulle Unam Sanctam, faisait état de prétentions encore plus exorbitantes que celles qu'avait faites aucun pape avant lui. Il institua, en 1300, l'année du Jubilé, lors de laquelle une indulgence plénière était accordée à tous les catholiques qui se rendaient à Rome et accomplissaient certaines cérémonies durant leur séjour. Ceci rapporta d'immenses sommes d'argent dans les coffres de la Curie et les poches du peuple romain. Il devait y avoir un jubilé tous les cent ans, mais les profits étaient si grands que la période fut raccourcie à cinquante ans, et ensuite à vingt-cinq, ce qui est encore le cas aujourd'hui. Le premier jubilé, celui de 1300, montra un pape au sommet de sa puissance, et cette date peut par commodité être vue comme la date du commencement de son déclin.

Boniface VIII était un Italien, né à Anagni. Il avait été détenu dans la Tour de Londres quand il était venu en Angleterre, en tant que représentant du pape, pour soutenir Henri III contre la rébellion des barons. Mais il avait été sauvé en 1267 par le fils du roi, qui devint plus tard Edward 1er.

Il y avait déjà à l'époque de Boniface un puissant parti français au sein de l'Eglise, et les cardinaux français s'étaient opposés à son élection. Il entra en conflit violent avec le roi de France, Philippe IV le Bel, sur la question de savoir si le roi avait le droit de taxer le clergé français.

Boniface pratiquait le népotisme et était avare ; il souhaitait donc garder le contrôle du plus grand nombre de sources de revenus possible. Il fut accusé d'hérésie, probablement à juste titre ; il semble qu'il fût un averroïste et ne crût pas en l'immortalité. Sa querelle avec le roi de France devint si mauvaise que le roi envoya un petit groupe armé pour l'arrêter, avec l'idée de le faire déposer par un concile général [c'est l'incident de Guillaume de Nogaret souffletant Boniface en 1303]. Boniface fut pris à Anagni, mais il réussit à s'échapper à Rome, où il mourut peu après. Après cela, pendant longtemps, aucun pape ne prit le risque de s'opposer au roi de France.


Clément V, la papauté sous la coupe du roi de France, la spoliation et l'élimination des Templiers

Après un bref interrègne, les cardinaux en 1305 élurent l'archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V. C'était un Gascon, et il représenta en permanence le parti français au sein de l'Eglise. Au cours de son pontificat il ne mit jamais les pieds en Italie. Il fut couronné à Lyon, et en 1309 s'installa en Avignon, où les papes résidèrent pendant près de 70 ans. Clément V signala son alliance avec le roi de France, par leurs actions communes contre les Templiers. L'un comme l'autre avaient besoin d'argent, le pape car il pratiquait le favoritisme et le clientélisme, Philippe pour sa guerre contre l'Angleterre, la révolte des Flandres, et les coûts d'un gouvernement de plus en plus énergique. Après qu'il eut pillé les banquiers lombards, et persécuté les juifs "jusqu'à la limite de ce que le bon fonctionnement du commerce permettait de prélever", il se rappela que les Templiers, en plus d'être des banquiers, détenaient d'immenses possessions terriennes en France, qu'avec l'aide du pape il pourrait acquérir. On convint donc que l'Eglise découvrirait que les Templiers étaient tombés dans l'hérésie, et que le roi et le pape se partageraient leurs dépouilles. Le jour prévu en 1307, tous les dirigeants templiers en France furent arrêtés ; une liste de questions, préparées à l'avance, leur fut soumise ; sous la torture, ils confessèrent qu'ils avaient fait hommage à Satan et commis diverses autres abominations ; enfin, en 1313, le pape supprima l'ordre, et toutes ses possessions furent confisquées. Le meilleur compte-rendu de ces actes est le livre "Histoire de l'Inquisition" d'Henry C. Lea, qui, après une longue enquête, conclut que les charges contre les Templiers n'avaient aucun fondement.

Dans le cas des Templiers, les intérêts financiers du pape et du roi coïncidaient. Mais dans la plupart des cas et la plupart des régions de la chrétienté, ils étaient en conflit. A l'époque de Boniface VIII, Philippe le Bel s'était assuré le soutien des Etats (même des Etats de l'Eglise) dans sa dispute avec le pape sur la taxation. Quand les papes devinrent politiquement subordonnés à la France, les souverains hostiles au roi de France furent nécessairement hostiles au pape. Cela conduisit à la protection offerte à Guillaume d'Occam et Marsile de Padoue par l'empereur ; à une date légèrement ultérieure, cela conduisit à la protection de Wycliffe par Jean de Gand.

Les évêques, en général, à ce moment-là étaient complètement soumis à l'autorité du pape ; dans une proportion croissante, ils étaient de fait nommés par lui. Les ordres monastiques et les Dominicains étaient aussi obéissants, mais les Franciscains avaient conservé un certain esprit d'indépendance. Cela les fit entrer en conflit avec Jean XXII (1316-1334), que nous avons déjà rencontré en relation avec Guillaume d'Occam. Durant ce conflit, Marsile persuada l'empereur de marcher sur Rome, où la couronne impériale lui fut attribuée par la populace, et un antipape franciscain fut élu après que la populace eut déclaré que Jean XXII était déposé. Cependant, rien n'en sorti au-delà d'une diminution générale du respect pour la papauté.

La révolte contre la domination papale, Cola di Rienzi

La révolte contre la domination papale prit différentes formes en différents endroits. Parfois c'était associé avec le nationalisme monarchique, parfois avec l'horreur puritaine contre la corruption et le caractère temporel de la cour papale. A Rome la révolte fut associée avec une soif vers un retour à une démocratie à l'antique. Sous Clément VI (1342-1352) Rome, pour un temps, chercha à se libérer du pape absent [c'est la période avignonnaise] menée par un homme remarquable, Cola di Rienzi.

Rome souffrait non seulement d'être soumise à l'autorité papale, mais aussi à celle de l'aristocratie locale, qui continuait les turbulences qui avaient déjà dégradé la papauté au Xe siècle. En effet c'était en partie pour échapper aux aristocrates romains qui se considéraient au-dessus des loisi que les papes avaient fui en Avignon. Au départ Rienzi, qui était fils de tavernier, se rebella seulement contre les nobles, et en cela il avait le soutien du pape


Cola di Rienzi (1313-1354)

Il souleva tellement d'enthousiasme populaire que les nobles s'enfuirent (1347). Pétrarque, qui admirait Rienzi et écrivit une ode à sa gloire, l'encouragea à continuer son grand et noble travail. Il prit le titre de tribun, et proclama la souveraineté du peuple romain par rapport à l'Empire. Il semble avoir conçu cette souveraineté sur un modèle démocratique, car il appela des représentants des villes italiennes à prendre part à une sorte de parlement. Le succès, cependant, lui donna la folie des grandeurs [de nos jours on parle d'hubris]. A cette époque-là, comme à beaucoup d'autres, il y avait deux prétendants rivaux au trône de l'Empire. Rienzi les convoqua tous les deux, ainsi que les grands Electeurs, à venir devant lui pour régler le problème. Ceci naturellement monta les deux prétendants contre lui, et aussi le pape, qui considérait que c'était à lui de juger en la matière. Rienzi fut capturé par le pape (1352) et resta en prison deux ans, jusqu'à la mort de Clément VI. Il fut alors relâché et retourna à Rome, où il regagna le pouvoir pour quelques mois. En cette seconde occasion, cependant, sa popularité fut brève, et à la fin il fut tué par la foule. Byron, comme Pétrarque, écrivit un poème à sa louange.

Retour à Rome, et grand schisme

Il devint évident que, si la papauté devait effectivement rester à la tête de l'ensemble de l'Eglise catholique, elle devait se libérer de la tutelle de la France en retournant à Rome. En outre, la guerre anglo-française, dans laquelle la France subissait de sévères défaites [il s'agit du début de la guerre de cent ans, 1337-1453], rendait le territoire français peu sûr. Urbain V par conséquent alla à Rome en 1367 ; mais la politique italienne était trop compliqué pour lui, et il retourna en Avignon peu avant sa mort.

Le pape suivant, Grégoire XI, fut plus résolu. L'hostilité à la Curie française avait rendu de nombreuses villes italiennes, spécialement Florence, violemment antipapales, mais en retournant à Rome et en s'opposant aux cardinaux français Grégoire fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver la situation. Cependant, à sa mort les parties françaises et romaines du collège des cardinaux s'avérèrent irréconciliables. En accord avec les souhaits de la partie romaine, un Italien, Bartolomeo Prignano, fut élu et prit le nom d'Urbain VI. Mais nombre de cardinaux déclarèrent son élection non-canonique, et procédèrent à l'élection de Robert de Genève, qui appartenait à la partie française. Il prit le nom de Clément VII et vécut à Avignon.

Ainsi débuta le grand schisme, qui dura près de quarante ans. La France, bien sûr, reconnaissait le pape avignonnais, et les ennemis de la France reconnaissaient le pape romain. L'Ecosse était ennemie de l'Angleterre, et l'Angleterre de la France, donc l'Ecosse reconnaissait le pape d'Avignon. Chaque pape choisissait les cardinaux parmi ses partisans, et quand l'un des deux papes mourait ses cardinaux en élisaient promptement un autre. Ainsi il n'y avait pas moyen de réparer le schisme, sauf à faire appel à un pouvoir supérieur à celui des papes. Il était clair que l'un des deux devait être légitimé, donc un pouvoir supérieur à un pape légitime devait être trouvé. La seule solution était un concile général. L'université de Paris, sous la direction de Gerson, développa une nouvelle théorie, attribuant le pouvoir d'initiative à un concile. Les souverains laïcs, pour qui le schisme était un inconvénient, apportèrent leur soutien. Enfin, en 1409, un concile fut convoqué, et se réunit à Pise. Il échoua, toutefois, et de manière ridicule. Il invalida les deux papes pour hérésie et schisme, et en élut un troisième, qui mourut promptement ; mais ses cardinaux élurent comme son successeur un ancien pirate nommé Baldassare Cossa, qui prit le nom de Jean XXIII. Ainsi le résultat net fut qu'il y avait maintenant non plus deux papes, mais trois, le pape conciliaire étant un ruffian notoire. A ce moment la situation semblait plus désespérée que jamais.

Concile de Constance, fin du grand schisme

Mais les partisans du mouvement conciliaire n'abandonnèrent pas. En 1414, un nouveau concile fut convoqué à Constance, et agit de manière vigoureuse. Il décréta pour commencer que les papes ne pouvaient pas dissoudre les conciles, et devaient s'y soumettre dans certaines situations ; il décida aussi que les papes à venir devraient convoquer un concile général tous les sept ans. Il déposa le pape Jean XXIII, et encouragea le pape romain à démissionner. Le pape avignonnais, quant à lui, refusa de démissionner, et après sa mort le roi d'Aragon fit élire son successeur. Mais la France, à ce moment-là à la merci de l'Angleterre, refusa de le reconnaître ; son parti se réduisit jusqu'à l'insignifiance et finalement cessa d'exister. Ainsi enfin il n'y avait plus d'opposition au pape choisi par le concile, qui fut élu en 1417, et prit le nom de Martin V.

Les décisions furent méritoires, mais le traitement de Jean Huss, le disciple bohême de Wycliffe, ne le fut pas. Il fut attiré à Constance avec la promesse d'un sauf-conduit, mais quand il y arriva il fut condamné et brûlé sur un bûcher. Wycliffe était sagement déjà mort, mais le concile ordonna que ses os fussent déterrés et brûlés. Les partisans du mouvement conciliaire étaient très soucieux de ne pas faire l'objet de la moindre suspicion de non-orthodoxie.

Le concile de Constance avait réparé le schisme, mais il avait eu l'ambition de faire bien davantage, et de substituer une monarchie constitutionnelle à l'absolutisme papal. Martin V avait fait de nombreuses promesses avant son élection ; il en tint certaines, et en abandonna d'autres. Il avait accepté le décret décidant que le concile devrait être réuni tous les sept ans, et il fut fidèle à ce décret. Le concile de Constance ayant été dissout en 1417, un nouveau concile, qui s'avéra sans importance, fut convoqué en 1424 ; puis, en 1431, un autre fut convoqué à Bâle. Martin V mourut juste avant, et son successeur Eugène IV fut, durant tout son pontificat, en conflit violent avec les réformateurs qui contrôlaient le concile. Il tenta de dissoudre le concile, mais celui-ci refusa de se considérer comme dissout ; en 1433, Eugène abandonna temporairement sa tentative, mais il revint à la charge en 1437 et annula à nouveau le concile. Celui resta néanmoins en cession jusqu'à 1448 ; cependant à ce moment-là il était clair aux yeux de tous que le pape avait gagné. En 1439, le concile avait perdu le soutien de l'opinion en déposant le pape et en élisant un antipape (le dernier dans l'histoire), qui, toutefois, démissionna presque immédiatement. La même année, Eugène IV renforça son prestige en tenant son propre concile à Ferrare, où l'Eglise grecque, désespérée devant la menace turque, fit une allégeance officielle à Rome. La papauté émergea ainsi comme politiquement triomphante, mais avec une capacité à inspirer l'admiration morale très diminuée.

Wycliffe

Wycliffe (c. 1320, 1384) illustre, par sa vie et sa doctrine, l'autorité diminuée de la papauté au quatorzième siècle. Contrairement aux scolastiques du siècle précédent, c'était un prêtre séculier, pas un moine ou un frère. Il avait une grande réputation à Oxford, où il devint docteur en théologie en 1372 [à 52 ans]. Il fut brièvement Maître du collège de Balliol [l'un des collèges formant l'université d'Oxford]. Ce fut le dernier des scolastiques importants d'Oxford. En tant que philosophe, ce n'était pas un progressiste ; c'était un réaliste, et un platonicien plutôt qu'un aristotélicien. Il soutenait que les décrets de Dieu n'étaient pas arbitraires, comme le maintenaient d'autres ; le monde dans lequel nous vivons n'est pas un monde parmi d'autres possibles, mais le seul monde possible, puisque Dieu est toujours conduit à choisir le meilleur.

[On notera encore une fois l'extraordinaire délire de nombreux siècles de philosophie sur la personne de Dieu, son caractère, ses volontés, etc. Il s'agit du reste ici du Dieu des chrétiens, et non plus du Dieu ou des dieux des Grecs. Chez les Grecs Dieu était davantage un principe de l'univers -- comme la gravitation -- qu'une personne qui nous surveille et que l'on prie. Ce dernier est une construction à partir d'éléments grecs, orientaux (= perses), et juifs, d'abord par les néoplatoniciens (mais ça restait un concept très intellectuel maladapté à une religion à vocation populaire), puis par la hiérarchie catholique elle-même. A partir de Nicée et des combats contre les différentes hérésies, c'est devenu cet "être" dont durant des siècles les philosophes ont disputé comme si c'était qqc de très concret. Cet auto-lavage de cerveau de millions de gens, et centaines d'intellectuels est extraordinaire ! Et ce n'est pas encore terminé au XXIe siècle ; d'autant moins que vivre sans Dieu est intolérable pour la plupart des gens.]

Tout cela n'est pas ce qui rend Wycliffe intéressant, ni ce qui semble l'avoir le plus intéressé, car il prit sa retraite d'Oxford pour devenir un curé de campagne. Durant les dix dernières années de sa vie il était le curé de la paroisse de Lutterworth, par nomination par la couronne. Il continua cependant à donner des cours à Oxford.

Wycliffe est remarquable pour l'extrême lenteur de son développement [spirituel]. En 1372, âgé d'un peu plus de cinquante ans, il était encore orthodoxe ; c'est seulement après cette date, semble-t-il, qu'il devint hérétique. Il semble avoir été conduit à l'hérésie entièrement par la force de ses sentiments moraux -- sa sympathie pour les pauvres, son horreur de la vie luxueuse des ecclésiastiques. Au départ son attaque sur la papauté était seulement politique et morale, pas doctrinale ; ce n'est que graduellement qu'il fut conduit à une révolte plus large.

La prise de distance par Wycliffe vis à vis de l'orthodoxie commença en 1376 avec un cours à Oxford intitulé "On Civil Dominion" [= sur l'autorité civile]. Il avança la théorie que la vertu seule donne le droit à l'autorité et la propriété ; que le clergé qui n'est pas vertueux n'a pas droit à cela ; et que la décision si un ecclésiastique devrait conserver ses possessions ou non devrait être prise par le pouvoir civil. Il enseignait, en outre, que la propriété était le résultat du péché ; le Christ et les Apôtres n'avaient pas de possessions [cela rappelle Saint François d'Assise], le clergé ne devrait pas en avoir non plus. Ces doctrines offensaient tous les clercs sauf les frères. Le gouvernement anglais, cependant, les encourageait, car le pape tirait un tribu énorme de l'Angleterre, et la doctrine selon laquelle l'argent ne devrait pas sortir d'Angleterre pour être envoyé au pape était une doctrine commode. C'était tout particulièrement vrai quand le pape était soumis au roi de France, et que l'Angleterre était en guerre contre la France. Jean de Gand, qui exerçait le pouvoir durant la minorité de Richard II, maintint une amitié avec Wycliffe aussi longtemps que cela fut possible. Grégoire XI, d'un autre côté, condamna dix-huit thèses dans les leçons de Wycliffe, disant qu'elles étaient dérivées de Marsile de Padoue. Wycliffe fut convoqué devant un tribunal d'évêques, mais la reine et la foule le protégèrent, tandis que l'université d'Oxford refusa d'admettre l'autorité du pape sur ses professeurs. (Même en ces temps reculés, les universités anglaises croyaient en la liberté académique.)

Pendant ce temps-là, Wycliffe continua, durant les années 1378 et 1379, à écrire des traités érudits, maintenant que le roi est le vicaire de Dieu, et que les évêques sont les sujets du roi. Quand advint le grand schisme, il alla plus loin encore, traitant le pape d'antéchrist, et disant que l'acceptation de la Donation de Constantin avait fait de tous les évêques venus ensuite des apostats. Il traduisit la Vulgate en anglais, et établit des "prêtres pauvres" qui étaient séculiers. (Par cet acte il gêna finalement aussi les frères.) Il employa les "prêtres pauvres" comme des prêcheurs itinérants, dont la mission était plus spécialement d'aider les pauvres. Enfin, en attaquant le pouvoir sacerdotal, il fut conduit à nier la transsubstantiation, qu'il appela une tromperie et une folie blasphématoire. Arrivé à ce point, Jean de Gand lui ordonna de se taire.

Wat Tyler

La Révolte des Paysans de 1381, menée par Wat Tyler, rendit les choses plus compliquées pour Wycliffe. Il n'y a pas d'évidence qu'il l'ait activement soutenue, mais, contrairement à Luther dans des circonstances similaires, il s'abstint de la condamner. John Ball, le prêtre défroqué socialiste qui était un de ses leaders, admirait Wycliffe, qui était embarrassé. Mais comme Ball avait été excommunié en 1366, à une époque où Wycliffe était encore orthodoxe, Ball a dû arriver à ses propres conclusions indépendamment de Wycliffe. Les opinions "communistes" de Wycliffe, bien qu'il ne fasse pas de doute que les "prêtres pauvres" les diffusaient, étaient énoncées, par Wycliffe, seulement en latin, donc de prime abord inaccessibles aux paysans.

Il est surprenant que Wycliffe ne souffrît pas plus qu'il ne le fît pour ses opinions et ses activités démocratiques. L'université d'Oxford le protégea contre les évêques aussi longtemps que possible. Quand la Chambre des Lords condamna les prêcheurs itinérants [toujours ce souci dans les sociétés même dites libérales d'empêcher le peuple de bousculer l'oligarchie -- enfin ici c'est seulement la chambre haute], la Chambre des Communes refusa d'apporter son concours. Il est certain que les difficultés pour lui se seraient accumulées s'il avait vécu plus longtemps, mais quand il mourut en 1384 il n'avait pas encore été formellement condamné. Il fut enterré à Lutterworth, où il était mort, et ses os furent laissés en paix jusqu'à ce que le concile de Constance les fasse exhumer et brûler.

Ses partisans en Angleterre, les Lollards, furent sévèrement persécutés et pratiquement éradiqués. Mais du fait que la femme de Richard II venait de Bohême, les doctrines de Wycliffe devinrent connues là-bas, où Huss était un disciple de Wycliffe ; et en Bohême, malgré les persécutions, elles survécurent jusqu'à la Réforme. En Angleterre, bien que poussée à devenir un mouvement clandestin, la révolte contre la papauté demeura dans l'esprit des gens et prépara le terrain au protestantisme.

Conclusion sur le XIVe siècle, libération des peurs anciennes, élargissement de la terre et du ciel, avènement du monde moderne

Durant le XVe siècle, diverses autres causes s'ajoutèrent au déclin de la papauté pour conduire à un changement [politique et sociétal] rapide, aussi bien sur le plan politique que culturel. La poudre à canon renforça les gouvernements centraux aux dépens de la noblesse féodale. En France et en Angleterre, Louis XI et Edward IV s'allièrent avec la riche "classe moyenne" [c'est-à-dire en réalité les bourgeois roturiers enrichis par le commerce ou les charges rapportant des rentes]. Celle-ci les aida à mater l'anarchie aristocratique.

L'Italie, jusqu'aux dernières années du siècle, fut relativement protégée des armées situées au nord des Alpes. Le pays progressa rapidement en termes de richesse et de culture. La nouvelle culture était essentiellement laïque, pour ne pas dire païenne, admirant la Grèce et Rome, et détestant le Moyen Âge. Les styles littéraires et architecturaux [admiration pour Vitruve] furent adaptés des modèles antiques.

Quand Constantinople, le dernier vestige de l'Antiquité, fut capturée par les Turcs, les réfugiés grecs qui vinrent en Italie furent accueillis à bras ouverts par les humanistes. Vasco de Gama et Colomb élargirent la terre, et Copernic élargit le ciel. La Donation de Constantin fut dénoncée comme une fable [par Lorenzo Valla], et l'objet de dérision de la part des érudits. Avec l'aide des Byzantins, Platon devint mieux connu, plus seulement à travers les interprétations des néoplatoniciens et de Saint Augustin, mais à partir de sources presque d'origine. [Pendant tout le premier millénaire un seul dialogue de Platon était connu de première main par la civilisation occidentale, celui sur la cosmogonie, qui est particulièrement délirant.]

La sphère sublunaire n'apparut plus comme une vallée de larmes, comme une traversée pénible vers un autre monde [résultat de mille ans d'auto-suggestion délirante dérivant du stoïcisme, du néoplatonisme, du dualisme perse, du péché juif, de l'impureté orphique !!! culminant avec Saint Thomas d'Aquin] ; elle apparut maintenant comme un monde offrant l'occasion pour des délices païens, pour la célébrité, la beauté et l'aventure. Les longs siècles d'ascétisme furent oubliés dans un tumulte d'art, de poésie et de plaisirs.

Même en Italie, il est vrai, le Moyen Âge ne mourut pas sans un combat ; Savonarole et Léonard étaient nés la même année [1452]. Mais dans l'ensemble les vieilles sources de terreurs avaient cessé d'être terrifiantes et la nouvelle liberté de l'esprit était enivrante. L'ivresse ne pourrait pas durer, mais pour l'instant, elle balaya les peurs. Dans ce moment de joyeuse libération le monde moderne est né.