HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.1.2 : L'ECOLE DE MILET


Milet, en Ionie

Thalès (c. 625 - c. 546)

Dans tous les cours de philosophie, la première chose enseignée est que la philosophie a commencé avec Thalès, qui a dit que tout était eau. C'est décourageant pour le néophyte, qui s'attèle -- peut-être pas en y consacrant ses meilleurs efforts -- à la tâche de ressentir pour la philosophie le respect que le curriculum semble demander. Il y a cependant de bonnes raisons d'éprouver du respect pour Thalès, bien que ce soit plutôt pour l'homme de science que pour le philosophe au sens moderne du terme.

Thalès est né à Milet, en Asie mineure, une cité commerçante florissante, qui comptait une vaste population d'esclaves, et dans laquelle avait lieu une lutte de classe féroce entre les riches et les pauvres parmi les citoyens libres. "A Milet, le peuple fut d'abord victorieux et tua les femmes et les enfants des aristocrates ; puis les aristocrates eurent le dessus et brûlèrent vif leurs opposants, éclairant les espaces dégagés de la cité avec des torches vivantes." (Rostovtsev, History of the Ancient World, Vol I, p. 204). Toutes les villes grecques d'Asie mineure étaient dans des situations comparables à l'époque de Thalès.

Milet, comme les autres cités commerçantes d'Ionie, connut des développements économiques et politiques importants aux VIIe et VIe siècles. A l'origine, le pouvoir politique était entre les mains d'une aristocratie terrienne, mais elle fut remplacée graduellement par une ploutocratie de marchands. Eux-mêmes furent, à leur tour, remplacés par un tyran, qui (comme c'est généralement le cas) accéda au pouvoir grâce au soutien du parti démocratique. Le royaume de Lydie s'étendait à l'est des villes côtières grecques, mais resta en bons termes avec elles jusqu'à la chute de Ninive (-612) [chute de la capitale de l'Empire assyrien attaqué par une coalition de Mèdes et de Babyloniens, conduisant au Nouvel Empire babylonien].

La chute de Ninive, en Mésopotamie, laissa la possibilité à la Lydie de tourner son attention vers l'ouest, mais Milet réussit généralement à préserver des relations amicales, en particulier avec Crésus, le dernier roi de Lydie, avant que son royaume ne soit conquis par Cyrus en -546.

Milet maintenait aussi d'importantes relations avec l'Egypte, où le pharaon dépendait de mercenaires grecs, et avait ouvert certaines villes au commerce avec la Grèce. La première installation grecque en Egypte fut un fort occupé par une garnison venant de Milet ; mais la plus importante, durant la période 610-560, fut Daphnae. C'est là que Jérémie et de nombreux autres réfugiés juifs trouvèrent refuge contre Nabuchodonosor (en -587 / -586) [avant d'être emmenés à Babylone -- deuxième vague de captivité à Babylone, la première ayant eu lieu en -597]. Mais tandis que l'Egypte a indubitablement influencé les Grecs, les Juifs ne l'ont pas fait. Et l'on peut penser que Jérémie n'éprouva rien que de l'horreur face au scepticisme des Ioniens.

Concernant les dates de la vie de Thalès, l'information principale dont nous disposons, comme nous avons vu, est qu'il était célèbre pour avoir prédit une éclipse qui, selon les astronomes, doit être celle qui eut lieu en -585. Les autres éléments parcellaires sur sa vie sont cohérents avec cette date. Ce n'est pas la preuve d'un grand génie de sa part d'avoir prédit une éclipse. Milet était alliée avec la Lydie, et la Lydie avait des relations culturelles avec Babylone [le nouvel empire babylonien qui démarra en -612], et les astronomes babyloniens avaient découvert que les éclipses revenaient régulièrement dans un cycle d'approximativement 19 ans. Ils pouvaient prédire les éclipses de lune avec succès presque chaque fois, mais en ce qui concernait les éclipses de soleil ils étaient handicapés par le fait qu'une telle éclipse peut être observée sur terre à un endroit et pas à un autre. Par conséquent ils pouvaient seulement dire qu'à telle ou telle date il y aurait probablement une éclipse de soleil. Voilà sans doute tout ce que savait Thalès. Ni lui ni les Babyloniens [appelés aussi Chaldéens] ne savaient pourquoi il y avait un cycle.

La rumeur voulait que Thalès ait voyagé en Egypte, et qu'il en avait rapporté aux Grecs la science de la géométrie. Ce que savaient les Egyptiens en géométrie étaient surtout des règles empiriques, et il n'y a pas de raison de croire que Thalès soit parvenu aux démonstrations déductives que découvrirent plus tard les Grecs. Il semble qu'il ait découvert comment calculer la distance d'un bateau qu'on voit au loin en mer à partir d'observations angulaires prises depuis la terre ferme, et qu'il sût comment estimer la hauteur d'une pyramide à partir de la longueur de son ombre [en utilisant le ratio comparable pour une simple canne]. De nombreux autres théorèmes de géométrie lui sont attribués, probablement à tort.

Il était l'un des Sept Sages de la Grèce, chacun desquels était spécialement connu pour avoir dit une chose sage : la sienne, selon la tradition, était "l'eau est le mieux".

D'après Aristote, il pensait que l'eau était la substance fondamentale dont toutes les autres étaient composées ; et il maintenait que la terre flottait sur de l'eau. Aristote rapporte aussi que Thalès disait que les aimants avaient une âme, car ils faisaient bouger le fer ; en outre, toutes les choses étaient remplies de dieux.

La déclaration que toute chose est faite d'eau doit être considérée comme une hypothèse scientifique, et n'est en aucun cas absurde. Il n'y a guère plus de 20 ans [avant la publication du livre en 1946], les scientifiques pensaient que tout était fait d'hydrogène, lequel entre pour deux tiers dans la composition de l'eau. Les Grecs étaient très audacieux concernant leurs hypothèses, mais au moins l'école de Milet était-elle disposée à les tester empiriquement. Trop peu est connu au sujet de Thalès pour permettre de reconstruire de manière satisfaisante sa vie ; mais sur ses successeurs nous savons beaucoup plus, et il n'est pas déraisonnable de penser qu'une partie de leur façon de voir le monde vient de lui. Sa science et sa philosophie étaient toutes deux rudimentaires, mais elles étaient propres à stimuler la réflexion et l'observation.


Pierres d'ancien moulin à huile (un animal était utilisé pour faire rouler à l'aide d'un axe en bois la petite pierre sur la purée d'olives contenue dans la grande)

Il existe beaucoup de légendes à son sujet, mais je ne pense pas que davantage soit sûr que les quelques faits que j'ai mentionnés. Certaines des histoires sont amusantes, par exemple, une racontée par Aristote dans sa Politique (1259a) : "On lui reprochait sa pauvreté, qui, disait-on, prouvait que la philosophie ne servait à rien. Selon l'histoire, alors qu'on était encore en hiver, il savait grâce à ses connaissances des étoiles qu'il y aurait une grande récolte d'olives l'année suivante ; alors, avec le peu d'argent qu'il avait, il réserva tous les moulins à huile de Chios et Milet très bon marché car personne ne fit monter les enchères. Quand vint le temps de la récolte, et que brusquement tous les moulins furent demandés en même temps, il fit payer les loyers qu'il lui plaisait pour leur utilisation, et gagna énormément d'argent. Ainsi il montra à qui voulait le voir que les philosophes pouvaient aisément devenir riches s'ils le souhaitaient, mais que leur ambition était autre."

Anaximandre (c. 610 - c. 546)

Anaximandre, le second philosophe de l'école de Milet, est beaucoup plus intéressant que Thalès. Ses dates sont tout aussi incertaines, mais il se disait qu'il était âgé de 64 ans en -546, et il y a des raisons de penser que c'est proche de la vérité. Il soutenait que toute chose était faite d'une seule substance primordiale, mais pour Anaximandre ce n'était pas l'eau comme l'avait déclaré Thalès, ni aucune des substances que nous connaissons. C'était infini, éternel et sans âge, et "cela comprenait tous les mondes" -- car il pensait que notre monde était seulement l'un d'entre eux. La substance primordiale se transforme en les substances variées qui nous sont familières, et elles se transforment les unes en les autres. A ce sujet il fait la remarquable déclaration suivante :

"Into that from which things take their rise they pass away once more, as is ordained, for they make reparation and satisfaction to one another for their injustice according to the ordering of time."

[De nouveau cette manie, pour faire antique et solennel, de traduire en semi-charabia ! En gros ça veut dire : "Les choses retourent toujours à l'état d'où elles étaient sorties, car, comme il se doit, elles cherchent constamment l'équilibre (et un excès est toujours compensé par une diminution) à mesure que le temps s'écoule." Le mot de "justice" chez Anaximandre a un sens proche de "équilibre", et n'a aucune connotation morale.]

L'idée de justice, tant cosmique qu'humaine, jouait un rôle dans la religion et la philosophie grecques qu'il n'est pas aisé d'appréhender pour un esprit moderne ; de fait, le sens de notre mot "justice" est assez éloigné du sens qu'il avait pour elles, mais il est difficile d'en trouver un autre qui serait mieux. La pensée qu'Anaximandre exprime semble être la suivante : il doit y avoir une certaine proportion de feu, d'air, d'eau et de terre dans le monde, mais chaque élément (conçu comme un dieu) s'efforce perpétuellement d'agrandir son empire. Cependant il y a une sorte de nécessité ou loi naturelle qui vient perpétuellement redresser la balance ; là où il y avait du feu par exemple, il y a des cendres, qui sont de la terre. Cette conception de la justice -- qui consiste à ne pas dépasser des bornes fixées éternellement -- était l'une des croyances grecques les plus profondes. Les dieux étaient soumis à la justice tout autant que les simples humains, mais ce mécanisme suprême n'était pas lui-même entre les mains d'un dieu, et n'était pas un dieu suprême.

Anaximandre avait un argument pour démontrer que la substance primordiale ne pouvait pas être de l'eau, ou aucun élément connu : si l'un d'entre eux était primordial, il conquerrait tous les autres. Or, cela contredirait le principe de "justice", c'est-à-dire d'équilibre.

Aristote rapporte qu'Anaximandre disait que ces éléments étaient en opposition les uns avec les autres. L'air est froid, l'eau est humide, le feu est chaud. "Et donc, s'il l'un d'entre eux était infini, les autres auraient depuis longtemps cessé d'exister." Cette substance primordiale devait donc être neutre dans la compétition cosmique entre éléments.

[Où l'on voit que les explications du monde proposées par les Grecs présocratiques (et socratiques) étaient fondées sur des modèles de base tellement dénués de sens pour des esprits modernes qu'on ne peut même pas les critiquer. Comme disait Pauli d'un mauvais article de mécanique quantique : "ce n'est même pas faux".

Là où c'est intéressant, c'est de se dire que devant toutes nos propres interrogations scientifico-philosophiques actuelles, "qu'est-ce qu'il y avait avant le big bang ?", "qu'est-ce que la conscience ?", "qu'est-ce que la vie ?", des esprits à venir verront nos propres modèles comme autant dénués de sens que ceux d'Anaximandre, et ne pouvant pas plus "expliquer" la conscience que lui pouvait, avec sa "substance primordiale", expliquer la matière autour de lui.]

Il y avait un mouvement éternel, d'où venait l'origine de tous les mondes actuels. Les mondes n'avaient pas été créés, comme ils le seront plus tard dans la théologie juive ou chrétienne, mais avaient évolué. Il y avait aussi une évolution dans le domaine animal. Les créatures vivantes provenaient de l'élément humide, quand il s'évaporait au soleil. L'homme, comme les autres animaux, descendait des poissons. Il devait cependant être dérivé de poissons d'une sorte particulière, car, compte tenu de sa longue enfance actuelle, il n'aurait pas pu, à l'origine, survivre comme il était maintenant.

Anaximandre était plein de curiosité scientifique. Il se disait que c'était le premier homme à avoir dessiner une carte. Il soutenait que la terre avait la forme d'un cylindre. Selon différents témoignages il disait que le soleil était aussi grand que la terre, ou 27 fois plus large, ou 28 fois plus large.

Chaque fois qu'il émet des opinions originales [par opposition à répéter ce qui se disait déjà], il est scientifique et rationaliste.

Anaximène (c. 585 - c. 525)

Anaximène, le dernier des trois grands philosophes de l'école de Milet, n'est pas aussi intéressant qu'Anaximandre, mais il fit faire certains progrès important à la pensée. Ses dates sont comme toujours très incertaines. Il vient certainement après Anaximandre, et il fut créatif certainement avant -494, puisque cette année-là Milet fut détruite par les Perses lors de la suppression de la révolte ionienne.

La substance fondamentale, dit-il, est l'air. L'âme est faite d'air ; le feu est de l'air raréfié. Quand il se condense, l'air devient de l'eau ; s'il se condense encore plus il devient de la terre, et enfin de la pierre. Cette théorie a le mérite de rendre quantitative la différence entre les substances, dépendant entièrement du degré de condensation [= introduction, sans le dire explicitement, du concept de fonction dans les modèles physiques, l'état de la matière étant fonction de la variable indépendante degré de condensation].

Il pensait que la terre avait la forme d'une table ronde, et que l'air comprenait tout : "de même que notre âme est faite d'air, et fait de nous un être cohérent, ainsi la respiration et l'air comprennent le monde entier." Il semble que le monde respire.

Dans l'Antiquité, Anaximandre était moins admiré qu'Anaximène, bien qu'aux yeux d'un esprit moderne le premier soit plus admirable que le second. Anaximène eut une influence importante sur Pythagore et sur les spéculations philosophiques de Grecs qui suivirent. Les Pythagoriciens découvrirent que la terre était sphérique, mais les Atomistes restèrent de l'avis d'Anaximène, selon lequel c'était un disque plat.

Pourquoi l'Ecole de Milet est importante

L'Ecole de Milet est importante, non pas pour ce qu'elle a réussi à faire, mais pour ce qu'elle a essayé de faire. Son épanouissement est dû au contact de l'esprit grec avec la Babylonie et l'Egypte. Milet était une riche cité commerçante dans laquelle les préjugés primitifs et les superstitions étaient atténués par les relations avec beaucoup d'autres nations [cela est toujours vrai dans l'histoire]. L'Ionie jusqu'à sa soumission à Darius au commencement du Ve siècle, était sur le plan culturel la partie la plus importante du monde hellénique. Elle ne fut pratiquement pas touchée par le mouvement religieux lié à Bacchus et Orphée ; sa religion était olympienne, mais il semble qu'elle n'était pas prise très au sérieux.


Dieux de l'Olympe (source)

Les spéculations de Thalès, Anaximandre et Anaximène doivent être regardées comme des hypothèses scientifiques, et montrent rarement l'intrusion indue de désirs anthropomorphes ou d'idées morales dans l'observation du monde physique. Les questions qu'ils posaient étaient de bonnes questions, et leur vigueur a été source d'inspiration pour ceux qui vinrent ensuite.

La prochaine étape dans la philosophie grecque, qui sera associée aux cités d'Italie du Sud, est plus religieuse, et en particulier plus orphique. Elle est par ailleurs en un certain sens plus intéressante, et atteignit des succès admirables, mais elle montre un esprit moins scientifique que les Milésiens.