HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.1.6 : EMPEDOCLE

Le mélange de philosophe, prophète, homme de science, et charlatan, qu'on rencontre déjà chez Pythagore (-570, -495), trouve son plus beau spécimen chez Empédocle (-494, -434), qui atteignit l'âge adulte vers -470. C'était donc un contemporain de Parménide (-515, -450), juste d'une génération plus jeune que lui. La doctrine d'Empédocle montre, toutefois, plus d'affinité avec celle d'Héraclite (-540, -480).


Acragas (Agrigente)

C'était un citoyen d'Acragas [la moderne Agrigente], sur la côte sud de la Sicile ; il était politicien, du parti démocratique, et en même temps proclamait être un dieu. Dans la plupart des cités grecques, en particulier celles de Sicile, il y avait un conflit politique constant à cette époque [VIe au IIIe siècles] entre la démocratie et la tyrannie ; les chefs du parti qui venait d'être défait, quel qu'il soit, étaient exécutés ou exilés. Ceux qui étaient exilés n'avaient généralement pas de scrupules à entrer en négociations avec les ennemis de la Grèce -- la Perse à l'est, Carthage à l'ouest. Empédocle à son tour ne manqua pas d'être banni, mais il semble qu'après son bannissement il ait préféré une carrière de sage à celle de refugié ourdissant des complots. Il est vraisemblable que dans sa jeunesse il ait plus ou moins adhéré à l'Orphisme ; qu'avant son bannissement il conciliait politique et science ; et que c'est seulement sur le tard, en tant qu'exilé, qu'il devint un prophète.


Méditerranée Ve siècle avant Jésus-Christ (source)

Empire perse Ve siècle (source)

Il y a beaucoup de légendes sur Empédocle. On dit qu'il accomplit des miracles, ou ce qui y ressemblait, parfois grâce à la magie, parfois grâce à ses connaissances scientifiques. Il pouvait contrôler les vents ; il ressucita une femme qui semblait morte depuis 30 ans ; finalement, selon la légende, il mourut en sautant dans le cratère de l'Etna pour démontrer qu'il était un dieu. Selon les mots du poète :

Le grand Empédocle, cet homme ardent,
Sauta dans l'Etna, et rôtit entièrement.

Matthew Arnold (poète anglais, 1822-1888) écrivit sur le sujet, et, bien que ce fût l'un de ses pires, c'est dans un de ses poèmes qu'on trouve le couplet ci-dessus.

Comme Parménide, Empédocle écrivait en vers. Lucrèce (-94, -54), qui a été fortement influencé par lui, admirait beaucoup ses talents de poète ; mais d'autres émirent plus de réserves, et les opinions globalement sont partagées. Etant donné que seuls des fragments de ses écrits nous sont parvenus, ses mérites poétiques doivent rester dans le doute.

Il est nécessaire de traiter séparément sa science et sa religion, car les deux ne sont pas cohérentes entre elles. Je vais d'abord considérer sa science, puis sa philosophie, enfin sa religion.

Science

Sa contribution la plus importante à la science est sa découverte que l'air est une substance séparée. Il le prouva en observant que si un baquet ou n'importe quel autre vaisseau (= récipient) similaire, tout d'abord dans l'air et vide, était retourné et plongé dans l'eau, celle-ci n'entrait pas dans le vaisseau. Il dit :

"Quand une fille, jouant avec une horloge à eau en laiton brillant, bouche l'orifice du tube avec sa jolie main, et plonge l'horloge à eau dans la masse d'eau argentée, alors l'eau n'entre pas dans le vaisseau. En effet la masse d'air à l'intérieur du vaisseau maintient l'eau en dehors jusqu'à ce que la fille libère le tube ; alors l'air s'échappe par le tube et un volume égal d'eau entre dans le vaisseau."

Ce passage est inclus dans une explication de la respiration.

Il a aussi découvert au moins un exemple de force centrifuge : quand on fait tourner une coupe pleine d'eau au bout d'une ficelle, comme une fronde, même si la coupe s'incline à près de 90° par rapport à sa position verticale, l'eau ne s'écoule pas.

Il savait que les plantes étaient sexuées. Et il avait une théorie (quelque peu fantastique, il faut bien dire) sur l'évolution et la survie des êtres les plus adaptés. A l'origine, "d'innombrables bandes de créatures mortelles étaient répandues sur les terres lointaines, avec les formes les plus diverses, une merveille à regarder". Il y avait des têtes sans cou, des bras sans épaules, des yeux sans front, des membres solitaires cherchant à s'unir. Ces choses se regroupaient au petit bonheur la chance pour former des créatures ; il y avait des créatures maladroites avec un très grand nombres de mains, des créatures dont le visage et la poitrine étaient tournés dans des directions différentes, des créatures au corps de boeuf et au visage d'homme, et d'autres au visage de boeuf et au corps d'homme. Il y avait des hermaphrodites mélangeant des attributs d'homme et de femme, mais stériles. A la fin seulement certaines formes survécurent.

En ce qui concerne l'astronomie : il savait que la lune brille car elle renvoie de la lumière venant d'ailleurs, et il pensait que c'était vrai aussi du soleil ; il disait que la lumière prenait un certain temps pour aller d'un endroit à un autre, mais que ce temps était si bref qu'on ne pouvait pas l'observer ; il savait que les éclipses solaires étaient causées par le passage de la lune devant le soleil, un fait qu'il semble avoir appris d'Anaxagore (-500, -428, quelqu'un approximativement du même âge qu'Empédocle).

Il était le fondateur de l'école italienne de médecine, et celle-ci influença aussi bien Platon qu'Aristote. D'après Burnet ("Early Greek Philosophy" p. 234), il a eu un effet sur toute la tendance à la pensée scientifique et philosophique de la Grèce antique.

Tout cela montre la vigueur scientifique de son temps [la première moitié du Ve siècle av jc], qui ne fut plus jamais égalée en Grèce par la suite.


Aphrodite, château de Fontainebleau

Cosmologie (= description du monde et de l'univers)

J'en viens maintenant à sa cosmologie. C'est lui, comme il a été dit, qui a établi que la terre, l'air, le feu et l'eau étaient les quatre éléments (bien que lui-même n'utilisât pas le terme "élément"). Chacun d'entre eux était éternel, mais ils pouvaient se combiner et se recombiner dans différentes proportions et ainsi produire les substances complexes et changeantes que nous voyons dans le monde. C'était l'Amour qui les unissait, et le Conflit qui les séparait. L'Amour et le Conflit étaient, pour Empédocle, des substances primitives au même rang que la terre, l'air, le feu et l'eau. Il y avait des périodes durant lesquels l'Amour était sur l'ascendant, et d'autres où c'était le conflit qui était le plus fort. Il avait existé un âge d'or durant lequel l'Amour était complètement victorieux. A cette époque-là, les hommes vénéraient seulement l'Aphrodite chypriote [l'un des noms d'Aphrodite car selon la mythologie elle était née à Chypre].

Les changements dans le monde n'obéissent à aucun but délibéré, mais sont seulement le résultat du Hasard et de la Nécessité. Il y a un cycle : quand les éléments ont été intimement combinés par l'Amour, le Conflit graduellement les séparent ; quand le Conflit les a séparés, l'Amour graduellement les unit à nouveau. Ainsi les substances non-élémentaires sont temporaires ; seuls les éléments primordiaux, ainsi que l'Amour et le Conflit sont éternels.

Il y a des similitudes avec Héraclite, mais adoucies, car ce n'est plus le Conflit seul, mais le Conflit et l'Amour ensemble, qui produisent le changement. Platon fait intervenir Héraclite et Empédocle dans "Le Sophiste" (242) :

There are Ionian, and in more recent time Sicilian, muses, who have arrived at the conclusion that to unite the two principles (of the One and the Many), is safer, and to say that being is one and many, and that these are held together by enmity and friendship, ever parting, ever meeting, as the severer Muses assert, while the gentler ones do not insist on the perpetual strife and peace, but admit a relaxation and alternation of them; peace and unity sometimes prevailing under the sway of Aphrodite, and then again plurality and war, by reason of a principle of strife.

[encore un truc à la syntaxe bancale et au style amphigourique pour "faire ancien", traduit du grec vers l'anglais par un des classicists anglais, mais R. l'a résumé dans la phrase précédente]

Empédocle soutenait que le monde matériel était une sphère ; que durant l'âge d'or le Conflit était en dehors et l'Amour à l'intérieur ; puis, progressivement, le Conflit a pénétré et l'Amour a été chassé ; au moment le plus bas, le Conflit sera totalement dedans et l'Amour totalement en dehors de la sphère. Ensuite, bien que la raison n'en soit pas claire, un mouvement opposé se mettra en branle, jusqu'à ce que l'âge d'or revienne, mais pas pour toujours. Le cycle entier alors se répètera. On pourrait penser que chaque situation extrême serait stable, mais ce n'est pas l'opinion d'Empédocle. Il souhaitait expliquer le mouvement tout en tenant compte des arguments de Parménide, et il n'avait aucune envie, à quelque étape que ce soit, de parvenir à un univers figé.

Religion

Les vues d'Empédocle sur la religion sont dans l'ensemble pythagoriciennes. Dans un fragment qui, selon toute vraisemblance, fait référence à Pythagore, il dit : "Il y avait parmi eux un homme d'un rare niveau de connaissances, très talentueux dans toutes les sortes de travaux de sage, un homme qui avait atteint la plus grande richesse en termes de sagesse ; quand il y appliquait son esprit, il voyait aisément, concernant toutes les choses qui sont maintenant, comment elles seraient dans dix ou vingt durées de vie humaine." Dans l'âge d'or, comme déjà dit, les hommes vénéraient seulement Aphrodite, "et l'autel ne puait pas le pur sang de taureau, mais au contraire cela paraissait aux hommes la pire abomination, que de manger les bons membres après avoir arraché la vie".

A un moment il parle de lui-même avec exubérance comme d'un dieu :

Friends, that inhabit the great city looking down on the yellow rock of Acragas, up by the citadel, busy in goodly works, harbour of honour for the stranger, men unskilled in meanness, all hail. I go about among you an immortal god, no mortal now, honoured among all as is meet, crowned with fillets and flowery garlands. Straightway, whenever I enter with these in my train, both men and women, into the flourishing towns, is reverence done me; they go after me in countless throngs, asking of me what is the way to gain; some desiring oracles, while some, who for many a weary day have been pierced by the grievous pangs of all manner of sickness, beg to hear from me the word of healing. . . . But why do I harp on these things, as if it were any great matter that I should surpass mortal, perishable men?"

A un autre moment il se dit un simple pécheur, en train d'expier son impiété :

There is an oracle of Necessity, an ancient ordinance of the gods, eternal and sealed fast by broad oaths, that whenever one of the daemons, whose portion is length of days, has sinfully polluted his hands with blood, or followed strife and forsworn himself, he must wander thrice ten thousand years from the abodes of the blessed, being born throughout the time in all manners of mortal forms, changing jme toilsome path of life for another. For the mighty Air drives him into the Sea, and the Sea spews him forth upon the. dry Earth; Earth tosses him into the beams of the blazing Sun, and he flings him back to the eddies of Air. One takes him from the other, and all reject him. One of these I now am, an exile and a wanderer from the gods, for that I put my trust in an insensate strife.

En quoi ses péchés ont consisté, nous ne savons pas ; peut-être rien que nous considérerions comme bien grave. Car il dit :

"Ah, woe is me that the pitiless day of death did not destroy me ere ever I wrought evil deeds of devouring with my lips ! ...

"Abstain wholly from laurel leaves...

"Wretches, utter wretches, keep your hands from beans!"

Ainsi peut-être n'a-t-il rien fait de pire que de mâcher des feuilles de lauriers ou d'avaler des fèves.


La caverne de Platon : le "vrai monde" que nous ne pouvons pas voir, et les ombres que seules nous voyons projetées sur un mur

Le passage le plus célèbre dans Platon, où il compare notre monde ici-bas à une caverne, dans laquelle nous ne pouvons voir [projetées sur un mur] que des ombres de réalités qui se déroulent dans un monde lumineux au-dessus de nous et auquel nous n'avons pas accès directement, est anticipé par Empédocle ; il trouve son origine dans l'enseignement des Orphiques.

Il y en a quelques-uns -- vraisemblablement ceux qui s'abstiennent du péché durant plusieurs de leurs réincarnations [car les êtres humains vivaient de nombreuses vies dans des réincarnations successives, qui pouvaient aussi être dans des animaux, cf. Pythagore reconnaissant dans un chien un ami réincarné en animal] -- qui à la fin atteignent le bonheur éternel en compagnie des dieux :

But, at the last, they (it does not appear who "they" are, but one may assume that they are those who have preserved purity) appear among mortal men as prophets, song-writers, physicians, and princes; and thence they rise up as gods exalted in honour, sharing the hearth of the other gods and the same table, free from human woes, safe from destiny, and incapable of hurt.

Dans tout cela, semble-t-il, il y a très peu qui ne soit pas déjà contenu dans l'enseignement des Orphiques et des Pythagoriciens

[et qui se retrouvera presque tel quel dans le credo catholique, finalisé une fois pour toute par St Thomas d'Aquin au XIIIe siècle, et auquel croient ou pensent croire encore tant de gens aujourd'hui -- je dis "pensent croire", car leurs "convictions" sont en réalité simplement des choix sociologiques conformistes sans rapport avec de quelconques réelles convictions].

Originalité et héritage d'Empédocle

L'originalité d'Empédocle, en dehors de la science, consiste en la doctrine des quatre éléments, et l'utilisation des deux principes de l'Amour et du Conflit pour expliquer les changements.

Il rejetait le monisme [= la croyance en l'Un de Parménide -- le monde dans son ensemble étant seulement l'Un], et regardait le cours de la nature comme régulé par le hasard et la nécessité plutôt que par un but. A cet égard, sa philosophie est plus scientifique que celles de Parménide, et aussi de Platon et Aristote [qui vinrent après lui]. A d'autres égards, il est vrai, il souscrit aux superstitions de son temps ; mais en cela il n'est pas pire que beaucoup d'hommes de science de notre époque.