HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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I.1.7 : ATHENES ET LA CULTURE
Les guerres médiques
La grandeur d'Athènes commence avec les guerres médiques (= guerres de la Grèce contre l'Empire perse, qui vont de -490 à -479). Avant cette époque, ce sont l'Ionie et la Grande-Grèce (les cités grecques du sud de l'Italie et de Sicile) qui produisirent des grands hommes.
La victoire d'Athènes contre le roi perse Darius à Marathon (-490), puis de la flotte grecque, formée par l'alliance de plusieurs cités grecques, sous commandement athénien [voir Thémistocle (-524, -459)], contre Xerxès (-480), le fils et successeur de Darius, dans les batailles navales de Salamine et de Platées, conférèrent à Athènes un grand prestige.
Grèce, Attique et Athènes, Ve siècle av jc
Les Ioniens dans les îles et une partie de la côte ouest d'Asie mineure s'étaient rebellés contre la Perse, et avaient été écrasés, comme on l'a vu, par celle-ci. Athènes les libéra après que la Perse eut été chassée de Grèce continentale. A cette opération, les Spartiates, qui ne se souciaient que de leur propre territoire, ne prirent aucune part. C'est pourquoi Athènes devint le partenaire dominant dans une alliance contre la Perse [Ligue de Délos]. Dans la constitution de cette alliance, tout Etat membre était dans l'obligation soit de contribuer un nombre spécifié de navires, soit de payer le coût pour la construction de ces navires. La plupart choisirent la seconde option. C'est ainsi qu'Athènes acquit la suprématie navale sur ses autres alliés, et graduellement transforma l'alliance en un empire athénien. Athènes devint riche, et prospéra sous le sage gouvernement de Périclès (né vers -495, mort de la peste en -429). Celui-ci dirigea Athènes, par le libre choix des citoyens, pendant environ 30 ans, jusqu'à sa chute en -430.
L'âge de Périclès (Ve siècle)
L'âge de Périclès fut le plus heureux et le plus glorieux dans l'histoire d'Athènes. Eschyle (-525, -456), qui s'était battu dans les guerres médiques, inaugura la tragédie grecque ; l'une de ses tragédies, Les Perses, s'éloignant de la coutume de choisir des sujets homériques pour les oeuvres littéraires, traite de la défaite de Darius. Il fut rapidement suivi par Sophocle (-495, -406), puis Sophocle par Euripide (-483, -406). Ce dernier, cependant, vécut la période sombre des guerres du Péloponnèse [guerres civiles entre cités grecques, de -431 à -404, qui virent la victoire de Sparte] qui suivit la chute et la mort de Périclès, et ses pièces reflètent le scepticisme de la fin du Ve siècle [appelé aussi "siècle de Périclès"].
Le poète comique Aristophane (c. -450, c. -385), qui était contemporain d'Euripide, se moque de tous les "ismes" en exprimant le point de vue d'un bon sens robuste et limité ; en particulier, il accuse Socrate d'immoralité car celui-ci nie l'existence de Zeus et joue avec des mystères pseudoscientifiques et païens.
Acropole de l'Athènes antique après la reconstruction par Périclès, par le peintre et architecte bavarois Leo von Klenze (1784-1864)
Lors des guerres médiques, Athènes avait été prise par Xerxès, et les temples sur l'Acropole incendiés et détruits. Périclès se consacra à leur reconstruction. Le Parthénon et les autres temples, dont les ruines aujourd'hui nous impressionnent tant, ont été construits à son époque. Phidias, le sculpteur, a été employé par l'Etat pour faire des statues colossales de dieux et de déesses. A la fin de la période de Périclès, Athènes était la plus belle ville du monde hellénique.
Hérodote (c. -480, -425), le père de l'histoire, était né à Halicarnasse, en Asie mineure, mais vécut à Athènes. Il fut encouragé par l'Etat athénien, et écrivit un ouvrage relatant des guerres médiques du point de vue athénien.
Les réussites d'Athènes au temps de Périclès sont peut-être la chose la plus étonnante qui soit dans toute l'histoire. Jusqu'à cette époque [qui démarre à la fin de la deuxième guerre médique, en -480], Athènes avait été à la traîne, sur le plan économique et culturel, derrière d'autres cités grecques ; ni les arts ni la littérature n'avaient produit de grands hommes (à l'exception de Solon [-640, -558], qui était d'abord un juriste). Soudainement, stimulée par la victoire et la richesse et le besoin de reconstruire, architectes, sculpteurs et dramaturges, insurpassés à ce jour, produisirent des oeuvres qui dominèrent leur temps ainsi que la suite jusqu'aux temps présents. C'est d'autant plus surprenant quand on considère la petite taille de la population impliquée. On estime qu'à son maximum, vers -430, Athènes comptait environ 230 000 habitants (y compris les esclaves) ; et les territoires ruraux environnants en Attique contenaient sans doute une population encore plus faible. Jamais auparavant, ni depuis, on n'a vu dans quelque région que ce soit la même proportion de talents, capables de travaux de la plus haute qualité et si remarquables.
En philosophie [durant cette époque], Athènes contribue seulement deux grands noms, Socrate et Platon. Platon, au vrai, appartient à une période légèrement postérieure, mais Socrate passa sa jeunesse et le début de son âge adulte à l'époque du gouvernement de Périclès. Les Athéniens étaient suffisamment intéressés par la philosophie pour écouter avec enthousiasme des professeurs d'autres cités. Les Sophistes étaient recherchés par les jeunes gens [seulement des hommes à l'époque] qui souhaitaient apprendre l'art du débat ; dans le "Protagoras", le Socrate de Platon donne une description satirique amusante des ardents disciples suspendus aux lèvres de l'éminent visiteur. Périclès, comme nous le verrons, fit venir Anaxagore, de qui Socrate déclarait avoir appris la prééminence de l'esprit dans la création.
La plupart des dialogues de Platon (-428, -348) sont présentés comme ayant eu lieu durant la période où Périclès dirigeait ou jouait un rôle prépondérant dans la politique d'Athènes [-460, -430]. Et ils donnent l'image d'une vie agréable dans la classe les riches. Platon appartenait à une famille aristocratique athénienne, et il grandit dans la tradition d'une période avant que les guerres [du Péloponnèse] et la démocratie n'aient détruit la richesse et la sécurité de la classe supérieure. Les jeunes gens qu'il met en scène n'ont pas besoin de travailler ; ils consacrent la plupart de leurs loisirs à la science, aux mathématiques et à la philosophie. Ils connaissent Homère presque par coeur, et sont des juges critiques des mérites des récitants professionnels de poésie. L'art du raisonnement déductif avait depuis peu été découvert, et offrait l'excitation de nouvelles théories, certaines justes d'autres fausses, dans tous les domaines de la connaissance. Il était possible à cette époque-là, comme rarement à d'autres, d'être à la fois intelligent et heureux, et heureux grâce à l'intelligence. [R. de temps à autres dans son ouvrage, et c'est le cas ici, parle indirectement de lui-même. Il fait allusion au fait que son intelligence lui a causé beaucoup de soucis au cours de sa vie, et ne lui a pas apporté un bonheur simple.]
Mais l'équilibre des forces qui produisit cet âge d'or était précaire. Il était menacé à la fois de l'intérieur et de l'extérieur -- de l'intérieur par la démocrate, et de l'extérieur par Sparte. Pour comprendre ce qui se passa après Périclès, nous devons considérez brièvement l'histoire précédente de l'Attique.
L'histoire de l'Attique durant la période archaïque (-800, -500)
L'Attique, au début de la période historique [VIIIe siècle av JC], était une petite région agricole fonctionnant en autarcie ; Athènes, sa capitale, n'était pas grande, mais contenait une population croissante d'artisans expérimentés qui souhaitaient vendre leur production aussi en dehors d'Attique. Graduellement on découvrit aussi qu'il était plus profitable de cultiver du vin et des olives, plutôt que des grains, et d'importer les grains, principalement de la côte de la mer Noire. Cette forme d'agriculture exigeait davantage de capital que la culture des céréales, et les petits fermiers s'endettèrent.
L'Attique, comme les autres Etats grecs, avait été une monarchie à l'époque homérique [XIIIe au IXe siècles ; rappel : IXe siècle = les années -900 à -800], mais le roi était devenu un simple personnage religieux officiel sans pouvoir politique.
Le gouvernement tomba entre les mains de l'aristocratie, qui opprimait à la fois les cultivateurs ruraux et les artisans urbains. Un compromis dans la direction de la démocratie fut établi par Solon (-640, -558) [se rappeler que Thalès vécut à Milet entre -625 et -547, et était donc seulement quinze ans plus jeune que Solon ; mais ils ne se connaissaient sans doute pas (à vérifier), Solon étant d'Athènes, même si la légende veut que Solon soit allé en Lydie et ait rencontré Crésus] au début du VIe siècle, et une grande partie de sa contribution survécut durant la période de tyrannie qui vint après lui, avec le tyran Pisistrate puis ses fils.
Quand cette période s'acheva, les aristocrates, en tant qu'opposants à la tyrannie, furent capables de se recommander à la démocratie. Jusqu'à la chute de Périclès [en -430], le processus démocratique donna le pouvoir à l'aristocratie, d'une manière comparable au régime politique en Angleterre au XIXe siècle. Mais vers la fin de la vie de Périclès, les leaders de la démocratie athénienne commencèrent à demander une part plus importante du pouvoir politique. En même temps, sa politique impérialiste, à laquelle était liée la prospérité économique d'Athènes, causait des frictions croissantes avec Sparte. Cela conduisit aux guerres du Péloponnèse (-431, -404), dans lesquelles Athènes fut complètement défaite.
Malgré son effondrement politique, le prestige d'Athènes survécut, et pendant près de mille ans la philosophie occidentale eut encore son centre à Athènes. Alexandrie éclipsa Athènes en mathématiques et en science, mais Aristote et Platon rendirent Athènes suprême en philosophie. L'Académie, où Platon avait enseigné, perdura plus longtemps que toutes les autres écoles, et survécut comme un îlot de paganisme au milieu de la montée de l'esprit religieux pendant encore deux siècles après la conversion des empereurs romains au christianisme (début du IVe après JC). Enfin, en 529 anno domini, elle fut fermée par Justinien à cause de la bigoterie religieuse de celui-ci. Et les Âges sombres descendirent sur l'Europe.