HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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I.2.1 : SOCRATE
Socrate est un sujet difficile pour l'historien. Il y a beaucoup d'hommes sur lesquels il est certain que nous savons peu, d'autres sur lesquels il est certain que nous savons beaucoup ; mais dans le cas de Socrate nous ne savons pas si nous savons peu ou beaucoup. C'était certainement un Athénien ayant des moyens économiques modestes, qui passait son temps à débattre intellectuellement, et qui enseignait la philosophie aux jeunes gens, mais pas pour de l'argent comme les Sophistes. Il a certainement eu un procès, a été condamné à mort et exécuté en -399, à l'âge d'environ 70 ans. Il était sans aucun doute un personnage de la scène intellectuelle athénienne, puisque Aristophane le caricature dans Les Nuages. Mais, en dehors de ça, tout n'est que conjecture et controverse. Deux de ses élèves, Xénophon et Platon, ont écrit abondamment sur lui, mais dirent des choses assez éloignées. Même quand ils s'accordent, Burnet a suggéré que Xénophon copie Platon. Quand ils sont en désaccord, certains croient l'un, d'autres l'autre, et d'autres encore aucun. Dans une dispute aussi périlleuse, je ne m'aventurerai pas à prendre parti, mais je vais brièvement exposer les divers points de vue.
[On dit que Platon a recréé un personnage qu'il nomme Socrate, inspiré du vrai, mais qui n'en est qu'une lointaine image. Cela fait penser à l'oeuvrage de Diderot "Le Neveu de Rameau", dont on dit aussi, et les évidences historiques sont plus abondantes pour le confirmer, que le personnage du livre ne ressemble que de loin à son modèle.]
Socrate décrit par Xénophon
Commençons par Xénophon, un militaire, envers qui la nature ne s'était pas montrée généreuse en matière d'esprit, et globalement parlant avec une vue conformiste des choses. Xénophon est peiné que Socrate ait été accusé d'impiété et de corrompre la jeunesse ; il déclare au contraire que Socrate était profondément pieux et avait un effet très sain sur ceux qui étaient sous son influence. Ses idées, semble-t-il, loin d'être subversives, étaient plutôt ennuyeuses et banales. Cette défense va trop loin, puisqu'elle laisse l'hostilité contre Socrate sans explication. Comme dit Burnet (dans "Thales to Plato", p. 149) : "La défense de Socrate par Xénophon est trop élogieuse. Il n'aurait jamais été condamné à mort s'il avait été l'homme que décrit Xénophon."
Il y a eu une tendance à penser que tout ce que disait Xénophon devait être vrai, car il n'avait pas l'esprit nécessaire pour décrire autre chose que la vérité. Mais cet argument n'est pas du tout recevable. La description par un homme stupide d'un homme intelligent n'est jamais exacte, car il traduit toujours inconsciemment ce qu'il entend en quelque chose qu'en réalité il ne comprend pas. Je préfèrerais mille fois qu'on me connaisse à travers ce que dit de moi mon pire ennemi parmi les philosophes, que par un ami innocent ne comprenant rien à la philosophie. Nous ne pouvons donc pas accepter ce que dit Xénophon dès que cela concerne un point difficile de philosophie ou fait partie d'une argumentation pour démontrer que Socrate a été condamné injustement.
Néanmoins, certains des souvenirs de Xénophon sont tout à fait convaincants. Il raconte (comme le fait aussi Platon) comment Socrate était constamment préoccupé par le problème d'installer des hommes compétents aux postes de pouvoir. Il posait des questions comme : "Si je voulais que mon soulier soit réparé, à qui devrais-je m'adresser ?" A quoi des jeunes gens ingénus répondaient "A un cordonnier, Ô Socrate". Il continuait avec les charpentiers, les orfèvres, etc. et finalement il posait la question "qui doit conduire le navire de l'Etat ?" Quand Socrate entra en conflit avec les Trente Tyrans, Critias, leur chef, qui connaissait ses méthodes pour avoir étudier sous sa direction, lui interdit de continuer à enseigner à la jeunesse, et ajouta : "Tu ferais mieux de laisser tomber tes cordonniers, charpentiers et orfèvres. Ils doivent être bien usés à présent tellement ils ont servi." (Xénophon, Mémoires, Livre I, Chapitre II). Cela se passa durant le bref gouvernement oligarchique mis en place par les Spartiates à la fin de la guerre du Péloponnèse.
Mais la plupart du temps Athènes était démocratique, au point que même les généraux étaient désignés par élection populaire. Socrate rencontra un jeune homme qui voulait devenir général, et le persuada qu'il serait bon qu'il connaisse un peu l'art de la guerre. Le jeune homme, suivant son conseil, alla prendre un rapide cours de tactique. Quand il revint, Socrate, après quelques éloges sarcastiques, le renvoya à plus d'études (ib. Livre III, Chapitre I). A un autre jeune homme, il conseilla d'apprendre les principes de la finance. Il essaya le même genre de plan avec beaucoup de monde, y compris un ministre de la guerre ; mais à la fin on estima qu'il était plus facile de le faire taire au moyen de la ciguë que de soigner les maux de la cité qu'il déonçait.
Socrate décrit par Platon
Dans le compte-rendu par Platon de Socrate, la difficulté est tout autre que dans le cas de Xénophon : il est très difficile de juger jusqu'à quel point Platon cherche à donner un portrait fidèle du vrai Socrate, et quand le personnage qu'il nomme Socrate est simplement un porte-parole de ses propres opinions.
Platon, en plus d'être un philosophe, est un écrivain imaginatif de grand talent et charme. Personne n'imagine, et lui-même ne prétend pas sérieusement, que les conversations dans ses dialogues ont réellement eu lieu comme il les rapporte. Néanmoins, en tout cas dans les premiers dialogues, la conversation est complètement naturelle et les protagonistes tout à fait convaincants. C'est le talent de Platon en tant qu'auteur de fiction qui jette un doute sur lui en tant qu'historien. Son Socrate est un personnage cohérent et extraordinairement intéressant, bien au-delà de ce que la plupart des auteurs pourraient inventer ; mais je pense que c'était dans les capacités de Platon de l'inventer. Qu'il l'ait fait ou pas est bien sûr une autre question.
Le dialogue qui est généralement regardé comme historique est L'Apologie de Socrate. Il prétend être le discours que Socrate a tenu quand il a assuré lui-même sa défense lors de son procès -- il ne s'agit pas bien sûr d'un rapport sténographique, mais de ce qui restait dans les souvenirs de Platon quelques années après les faits, et qu'il l'a mis en forme avec un art littéraire consommé. Platon a assisté au procès, et il semble clair que ce que Platon a écrit est ce qu'il se rappelle avoir entendu, et que son intention était dans les grandes lignes historique. Ce dialogue, avec toutes les réserves qu'on vient de faire, est suffisant pour se faire une bonne idée de qui était Socrate et de son caractère.
Le procès de Socrate décrit dans l'Apologie de Socrate, par Platon
Les faits principaux sur le procès de Socrate sont indubitables. L'acte d'accusation était basé sur le fait que "Socrate était une personne malveillante, et animée par une mauvaise curiosité, cherchant à connaître les choses sous la terre et au-dessus du ciel ; présentant comme bien ce qui est mal, et enseignant tout cela aux autres."
La cause réelle de l'hostilité envers lui était, presque certainement, la supposition qu'il était en contact avec le parti aristocratique ; la plupart de ses élèves appartenaient à cette faction, et certains, dans des postes de pouvoir, s'étaient révélés très pernicieux. Mais on ne pouvait pas mentionner ce lien de manière explicite pour justifier l'accusation, à cause de l'amnistie.
Socrate assurant lui-même sa défense lors de son procès
Il fut déclaré coupable à la majorité. Ensuite il lui était loisible, selon la loi athénienne, de proposer une peine moins lourde que la mort. Puis, s'ils avaient jugé l'accusé coupable, les juges devraient choisir entre la peine demandé par le procureur et celle suggérée par la défense. Il était donc de l'intérêt de Socrate de suggérer une peine suffisamment substantielle à la place de la mort pour que la cour puisse l'accepter.
Mais il proposa une amende de 30 mines [une unité monétaire de l'époque en Grèce], pour laquelle certains de ses amis (dont Platon) étaient prêts à se porter garants. C'était une peine si légère que la cour fut agacée, et décida la mort par une majorité encore plus large que celle qui l'avait déclaré coupable.
Il ne fait aucun doute que Socrate anticipait ce résultat. Et il est clair aussi qu'il n'avait aucun désir d'éviter la peine de mort en faisant des concessions qui auraient sembler reconnaître qu'il était coupable.
[Au XVIIe siècle après JC, Galilée n'eut pas la même attitude vis-à-vis de l'Eglise qui le sommait de déclarer qu'il s'était trompé, et elle avait brûlé Gordiano Bruno quelques années auparavant (en 1600) car il ne voulait pas se rétracter.]
Les procureurs étaient Anytus, un politicien démocrate ; Meletus, un poète tragique, "jeune et inconnu, avec des longs cheveux plats, et un peu de barbe, et un nez crochu" ; et Lykon, un obscur rhétoricien. (Voir Burnet, "Thales to Plato", p. 180.) Ils déclarèrent que Socrate était coupable de ne pas vénérer les dieux de l'Etat [i.e. la religion officielle olympienne], mais d'avoir introduit d'autres divinités, et en outre il était coupable de corrompre la jeunesse en leur enseignant ces croyances.
Sans nous soucier davantage de la question insoluble de la relation entre le Socrate de Platon et l'homme réel, voyons ce que Platon lui fait dire en réponse à son accusation.
La défense de Socrate, qu'il présenta lui-même
Socrate commence en accusant ses procureurs d'éloquence, et en réfutant l'accusation d'éloquence appliquée à lui-même. La seule éloquence dont il soit capable, dit-il, est de dire la vérité. Et ils ne doivent pas être fâchés s'il parle avec sa franchise habituelle, et non pas en faisant "une oraison avec des mots et des phrases pour l'orner". Il a plus de 70 ans, et n'est jamais apparu devant un tribunal auparavant ; ils doivent donc lui pardonner sa façon de parler ne se souciant pas des conséquences.
Il poursuit en disant qu'en plus de ses accusateurs formels, il y a un large groupe d'accusateurs informels, qui, depuis une époque où les juges étaient encore enfants, vont "parlant d'un certain Socrate, un homme sage, qui spécule sur ce qu'il y a au-dessus des cieux, et cherche aussi en dessous de la terre, et présente ce qui est le pire comme étant le meilleur". De tels hommes [comme ce Socrate], dit-il, ne sont pas supposés croire en l'existence des dieux. Cette vieille accusation par l'opinion publique est plus dangereuse qu'une accusation formelle, d'autant plus qu'il ne sait de qui elle émane, sauf dans le cas d'Aristophane. (Dans Les Nuages, Socrate est représenté comme quelqu'un qui nie l'existence de Zeus.) Il souligne, en réponse à ces vieilles sources d'hostilité, qu'il n'est pas un homme de science -- "Je n'ai rien à faire des spéculations physiques" --, qu'il n'est pas un professeur, et qu'il ne demande pas d'argent pour parler à des élèves. Il continue en se moquant des Sophistes, et en dénonçant le savoir qu'ils prétendent avoir. "Alors, pour quelle raison, demande-t-il, dit-on de moi que je suis sage et ai-je une si mauvaise réputation ?"
Une fois on demanda à la Pythie de Delphes, semble-t-il, si il y avait un homme plus sage que Socrate, et elle répondit qu'il n'y en avait pas. Socrate déclare avoir été totalement surpris [par cet oracle] étant donné qu'il ne sait rien, et cependant un dieu ne peut pas mentir. Il fit par conséquent le tour des hommes réputés sages, pour voir s'il pouvait prouver que la Pythie se trompait. Tout d'abord, il alla voir un politicien, qui "était considéré comme sage par la multitude, et encore plus sage par lui-même". Socrate découvrit rapidement que l'homme n'était pas un sage, et le lui expliqua, gentiment mais fermement, "et la conséquence fut qu'il me détesta". Ensuite, il alla voir les poètes, et leur demanda d'expliquer des passages de leurs écrits, mais ils furent incapables de le faire. "Alors je sus que ce n'était pas par sagesse que les poètes écrivent de la poésie, mais par une sorte de génie inspiré." Ensuite il rendit visite à des artisans, mais les trouva tout aussi décevants. En faisant cela il se fit, dit-il, un grand nombre de dangereux ennemis. Finalement conclut-il dans sa plaidoirie "Dieu seul est sage ; et par sa réponse [donnée par la bouche de la Pythie] il veut montrer que la sagesse des hommes n'est rien ou peu de chose ; il ne parle pas spécifiquement de Socrate, il utilise mon nom comme une illustration, comme s'il avait dit 'Il, ô hommes, est le plus grand, celui qui comme Socrate sait que sa sagesse en réalité ne vaut rien' ". Cette occupation consistant à chercher des prétendants à la sagesse lui prend tout son temps, et l'a précipité dans la pauvreté, mais il sent que c'est son devoir de confirmer l'oracle.
Les jeunes hommes de la classe aisée, dit-il, n'ayant pas grand chose à faire, étaient heureux de venir l'écouter montrer ce que sont en réalité les hommes, puis de faire pareil, accroissant ainsi le nombre de ses ennemis. "Car ils n'aiment pas reconnaître que leur prétention au savoir a été démasquée."
C'est tout pour la première catégorie de ses accusateurs.
Socrate passe alors à la discussion avec son procureur Meletus, "cet homme bon et authentique amoureux de son pays, comme il aime à dire lui-même". Il lui demande qui sont les gens qui améliorent la jeunesse. Meletus mentionne d'abord les juges ; ensuite, sous la pression [des questions de Socrate], il est peu à peu conduit à dire que tous les Athéniens à l'exception de Socrate améliorent la jeunesse ; à ce moment-là Socrate félicite la cité d'avoir autant de chance. Ensuite, il souligne qu'il vaut mieux vivre au milieu d'hommes bons que d'hommes mauvais, et donc il ne peut pas être assez fou pour corrompre intentionnellement ses concitoyens ; mais si ce n'est pas intentionnel, alors Meletus devrait l'instruire plutôt que de l'accuser.
[On note que le Socrate de Platon aime raisonner logiquement sur tout, ou en donner en tout cas l'apparence, comme si ses attitudes et pensées résultaient de la réflexion. C'est bien sûr pour tourner en dérision les motifs de son accusation. Mais cela donne quand même de la lourdeur à sa pensée et à son style oratoire -- même s'il prétend ne pas avoir d'éloquence.
On sait depuis au moins le XXe siècle après JC que les actes et même les opinions des gens ne sont pas la conséquence de leurs "raisonnements", mais de leurs émotions et de leurs pulsions basiques. Cf. cerveau de MacLean.]
L'acte d'accusation disait que Socrate non seulement niait les dieux de l'Etat, mais avait introduit des dieux de son cru ; Meletus, cependant dit que Socrate était un athéiste complet et ajouta : "Il dit que le soleil est une pierre et la lune de la terre." Socrate repond que Meletus semble penser qu'il est encore en train d'instruire le procès d'Anaxagore, dont les idées peuvent être entendues au théâtre pour une drachme (vraisemblablement les pièces d'Euripide). Socrate bien sûr attire l'attention sur le fait que cette nouvelle accusation d'athéisme contredit l'acte d'accusation. Puis il passe à des considérations plus générales.
Le reste de l'Apologie est d'une tonalité essentiellement religieuse. Il a été soldat, et il est resté à son poste comme il lui avait été ordonné. Maintenant "Dieu m'ordonne de remplir la mission du philosophe de chercher en moi et en les autres hommes", et ce serait une honte pour moi de déserter mon poste, comme ça l'eût été dans la bataille. La peur de la mort n'est pas la sagesse, puisque personne ne sait si la mort n'est pas la meilleure chose qui soit [donnant accès, veut-il sans doute dire, à un monde plus heureux]. S'il on lui accordait la vie à la condition qu'il cesse de spéculer comme il l'a fait jusqu'à présent, il répondrait : "Athéniens, je vous honore et vous aime ; mais je vais plutôt obéir à Dieu qu'à vous, et tant que j'ai de la vie et de la vigueur, je ne cesserai jamais de pratiquer et enseigner la philosophie, exhortant quiconque je rencontre... Car sachez que c'est l'ordre de Dieu ; et je pense que rien n'est jamais arrivé de plus heureux à l'Etat que mon activité au service de Dieu."
[C'est le discours classique d'un illuminé qui a été touché par Dieu et qui déclare que sa loyauté ne "doit" (sic) pas être envers ses semblables mais envers Dieu. "Il a une mission" qu'il a reçue, etc. C'est là que Socrate montre ses inspirations orphiques : le monde est imparfait, les hommes sont grossièrement imparfaits, Dieu les encourage et les surveille (il les a aussi créés...), ils ont pour tâche d'essayer d'être meilleurs, dans l'autre monde tout sera parfait, l'âme est immortelle, etc. etc. etc.]
Il poursuit :
J'ai quelque chose à ajouter, dit-il, qui vous fera peut-être hurler ; mais je crois que m'entendre vous sera salutaire, par conséquent je vous prie de ne pas hurler. Je veux que vous sachiez que si vous tuez quelqu'un comme moi, vous ferez plus de tort à vous qu'à moi. Rien ne me blessera, ni Meletus ni Anytus -- ils ne le peuvent pas, car un mauvais homme ne peut pas blesser un homme meilleur que lui. Je ne nie pas qu'il soit en le pouvoir d'Anytus de me tuer, ou de m'exiler, ou de me priver de mes droits civiques ; et il peut imaginer, et d'autres peuvent imaginer, qu'il m'inflige une grande blessure : mais je ne suis pas d'accord avec ça. Car le mal qu'on fait en agissant comme lui -- le mal consistant à prendre injustement la vie de quelqu'un d'autre -- est bien plus grand.
C'est pour le bénéfice des juges, dit-il, pas pour le sien, qu'il plaide. Il est un taon, un aiguillon, envoyé par Dieu à l'Etat, et il ne sera pas facile d'en trouver un autre comme lui. "Permettez-moi de vous dire que vous pouvez agir sous le coup de la colère (comme une personne qu'on vient de réveiller), et penser que vous pouvez aisément me tuer comme le conseille Anytus, et ensuite retourner dormir le restant de vos jours -- sauf si Dieu dans son souci de votre salut vous envoie un autre aiguillon."
Pourquoi a-t-il seulement enseigné sur des questions privées, et n'a-t-il pas donné de conseils dans les affaires publiques ? "Vous m'avez entendu parler à de nombreuses reprises et en divers lieux d'un oracle ou signe qui s'adresse à moi, et qui est la divinité que Meletus tourne en ridicule dans l'acte d'accusation. Ce signe qui est une sorte de voix, commença à s'adresser à moi quand j'étais encore enfant ; il peut m'interdire mais jamais ne m'ordonne de faire ce que j'ai l'intention de faire. C'est ce qui m'empêche d'être un politicien." Il poursuit en disant qu'en politique aucun homme honnête ne peut durer longtemps. Il donne deux exemples dans lesquels il ne put faire autrement que d'être impliqué dans des affaires publiques : dans le premier, il s'opposa à la démocratie, dans le second, aux Trente Tyrans, dans les deux cas car les autorités se comportaient illégalement.
Il souligne que parmi ceux présents il y a beaucoup de ses anciens élèves, et des pères et frères d'élèves ; pas un seul d'entre eux n'a été convoqué par l'accusation pour témoigner qu'il corrompait la jeunesse. (C'est pratiquement le seul argument dans l'Apologie qu'un avocat de la défense approuverait.) Il refuse de suivre la coutume de faire venir ses enfants en pleurs au tribunal, pour adoucir le coeur des juges ; de telles scènes dit-il, couvrent de ridicule la cité autant que l'accusé. Son objectif est de convaincre les juges, pas de leur demander une faveur.
Après le verdict, et le rejet de la peine alternative de 30 mines (au sujet de laquelle Socrate nomma Platon parmi ses garants, précisant qu'il était présent au tribunal), il fait un dernier discours.
Et maintenant, ô hommes qui m'avaient condamné, je voudrais vous faire une prophétie ; car je vais mourir, et à l'heure de la mort les hommes sont doués de pouvoirs prophétiques. Je fais la prophétie, à vous qui êtes mes meurtriers, qu'immédiatement après mon départ une punition bien plus grande que celle que vous m'aurez infligée s'abattra sur vous... Si vous pensez qu'en tuant des hommes vous pouvez empêcher quelqu'un de dénoncer vos vies profondément mauvaises, vous vous trompez ; c'est une échappatoire ni possible ni honorable ; la voie la plus simple et la plus noble n'est pas d'éliminer les autres, mais d'améliorer vous-mêmes.
Il se tourne ensuite vers ceux de ses juges qui ont voté pour l'acquittement, et leur dit que, dans tout ce qu'il a fait ce jour, son oracle ne s'est jamais opposé à lui, bien qu'en d'autres occasions il l'ait stoppé au milieu d'une phrase. Cela, dit-il, "est un signe que ce qui m'est arrivé aujourd'hui est bon, et ceux qui pensent que la mort est mauvaise se trompent". Car soit la mort est un sommeil sans rêve -- ce qui est très bien --, ou l'âme migre vers un autre monde. Et "que ne donnerait pas un homme pour aller converser avec Orphée et Musée [un poète grec orphique, légendaire, disciple d'Orphée] et Hésiode et Homère ? Ah, si cela est vrai, je veux mourir et mourir encore". Dans l'autre monde, il conversera avec d'autres qui ont subi une mort injuste, et, surtout, il poursuivra sa recherche de la vérité. "Dans un autre monde ils ne mettent pas à mort un homme parce qu'il pose des questions : certainement pas. Car en plus d'être plus heureux que nous, ils seront immortels, si ce qui est dit est vrai..."
La mort de Socrate, par Jacques-Louis David
"L'heure du départ est venue, et nous irons chacun de notre côté -- moi, vers la mort, et vous vers la vie. Qu'est-ce qui est le mieux, Dieu seul le sait."
Commentaires sur Socrate. L'homme absorbé dans ses pensées.
L'Apologie montre une claire image d'un homme d'un certain type : un homme très sûr de lui, aux idées élevées, indifférent aux succès dans ce monde, croyant qu'il est guidé par une voix divine, et persuadé qu'une pensée claire est la condition la plus importante pour vivre correctement.
Sauf sur ce dernier point, il ressemble à un martyr chrétien ou un puritain. Dans le passage final, où il considère ce qui peut se passer après la mort, il est impossible de ne pas sentir qu'il croit fermement en l'immortalité, et que l'incertitude dont il fait part n'est qu'une posture rhétorique. Il n'est pas troublé, contrairement aux chrétiens, par la crainte des tourments éternels : il ne doute pas que sa vie dans l'autre monde sera heureuse. Dans le Phédon, le Socrate de Platon donne les raisons de sa croyance en l'immortalité ; si ce sont les raisons qui influencèrent aussi le Socrate historique, nul ne peut le dire.
Il ne semble pas faire de doute que le Socrate historique déclarait être guidé par un oracle ou une sorte génie [au sens de créature surnaturelle] personnel. Est-ce que cela était analogue à ce que les chrétiens appellent la voix de la conscience, ou bien était-ce même une sorte de réelle voix qui s'adressait à lui ? Il est impossible de le dire. Jeanne d'Arc entendait des voix, ce qui est un symptôme courant de dérangement mental. Socrate était sujet à des crises de catalepsie ; au moins cela semble l'explication naturelle de l'incident qui eut lieu un jour quand il était soldat :
Un matin, il était en train de penser à un problème qu'il ne parvenait pas à résoudre ; il n'abandonnait pas, mais continuait à y penser depuis tôt le matin jusqu'à midi, immobile et plongé dans une profonde réflexion ; à midi, il commença à attirer l'attention, et une rumeur courut dans une foule interloquée disant que Socrate était resté debout sans bouger perdu dans ses pensées depuis l'aurore. Finalement, dans la soirée après dîner, quelques Ioniens par curiosité (je dois préciser que cela se passait en été), sortirent leur matelas et dormirent sous les étoiles, pensant qu'ils pourraient peut-être le voir rester debout toute la nuit. Il resta là en effet jusqu'au lendemain matin ; puis avec le retour de la lumière il offrit une prière au soleil et s'en alla (Le Banquet, 220).
Ce genre de comportement, à un moindre degré, était chose courante chez Socrate. Au début du Banquet, Socrate et Aristodème se rendent ensemble à un banquet, mais Socrate est un peu derrière absorbé dans une méditation. Quand Aristodème arrive, Agathon, l'hôte, demande "Qu'as-tu fait de Socrate ?" Aristodème est très surpris de découvrir que Socrate n'est pas avec lui ; un esclave est envoyé pour le chercher, et il le trouve sous le portique d'une autre maison. "Il est là-bas immobile, rapporta l'esclave en revenant, et quand je l'appelle il ne bouge pas." Ceux qui le connaissent bien expliquent que "il a l'habitude de s'arrêter n'importe où, ou de se perdre sans raison". Ils le laissent tranquille, et il arrive quand la moitié du banquet s'est déjà déroulée.
Tout le monde s'accordait à dire que Socrate était très laid ; il avait un nez camus [= court et aplati] et une énorme bedaine ; il était "plus laid que tous les Silènes des drames satiriques" (Xénophon, Le Banquet). Il était toujours vêtu de vieilles hardes, et allait partout pieds nus. Alcibiade dans le Banquet, décrivant Socrate au service militaire, dit :
"Son endurance était tout simplement extraordinaire quand, coupés de nos approvisionnements, nous étions privés de nourriture. Dans de telles occasions, qui arrivaient fréquemment en temps de guerre, il était supérieur non seulement à moi, mais à tout le monde ; personne ne se comparait à lui... Sa capacité à supporter le froid, elle aussi, était surprenante. Une fois il y eut un gel particulièrement sévère, car l'hiver dans la région où nous étions était vraiment très froid, et tous les hommes restaient à l'intérieur, ou s'ils sortaient se couvraient avec plusieurs couches de vêtements, et étaient bien chaussés, leur pieds enveloppés avec des bandes de tissus et des peaux ; au milieu de tout cela, Socrate pieds nus comme à son habitude marchait sur le sol couvert de glace et avançait plus vaillamment que les autres soldats qui étaient chaussés, et ces derniers lui envoyaient des regards mauvais car il semblait les considérer avec mépris."
Sa capacité à endurer les stresses physiques et contrôler les passions du corps est constamment souligné. Il buvait rarement du vin, mais quand il en buvait, il pouvait boire plus longtemps que n'importe qui sans perdre le contrôle de sa conduite ; personne ne l'a jamais vu soûl. En amour, même confronté aux tentations les plus fortes, il restait "platonique", si l'on en croit Platon. C'était un parfait saint orphique : dans le dualisme entre l'âme céleste et le corps terrestre, il avait atteint la maîtrise complète de l'âme sur le corps. Son indifférence à la mort enfin est la preuve ultime de cette maîtrise. En même temps, ce n'était pas un orphique orthodoxe ; ce sont seulement les doctrines fondamentales qu'il accepte, pas les superstitions ni les cérémonies de purification.
Pensée préfigurant le stoïcisme et le cynisme (au sens grec ancien du terme). Préoccupation centrale avec l'éthique.
Le Socrate de Platon préfigure à la fois les Stoïciens et les Cyniques. Les Stoïciens soutenaient que le bien suprême est la vertu, et qu'un homme ne peut pas se voir dépouiller de la vertu par des causes externes ; cette doctrine est implicite dans l'affirmation de Socrate que ses juges ne peuvent pas lui faire de mal [ils ne peuvent en faire qu'à eux-mêmes]. Les Cyniques méprisaient les biens terrestres, et le montraient en évitant les conforts de la civilisation ; c'est le même point de vue qui conduisait Socrate à aller pied nu et vêtu de haillons.
Il semble certain que les préoccupations de Socrate portaient davantage sur l'éthique que sur la science. Dans l'Apologie, comme nous l'avons vu, il dit : "Je n'ai rien à faire des spéculations physiques." Les plus anciens des dialogues platoniciens, qui sont généralement considérés les plus d'inspiration socratique, sont principalement préoccupés par la recherche de définition pour les concepts éthiques. Le Charmide est concerné par la définition de la tempérance ou modération ; le Lysis [ou Sur l'Amitié] est sur l'amitié ; le Lachès sur le courage. Dans aucun de ces dialogues il n'est proposé de conclusion, mais Socrate fait clairement comprendre qu'il est important d'étudier ces questions. Le Socrate de Platon maintient avec constance qu'il ne sait rien, et il n'est plus sage que les autres que parce qu'il sait qu'il ne sait rien ; mais il ne pense pas que la connaissance soit inaccessible. Au contraire, il pense que la recherche de la connaissance est une poursuite de la plus haute importance. Il maintient qu'aucun homme ne commet de péché délibérément, et donc qu'il suffit de la connaissance pour rendre les hommes parfaitement vertueux.
[Une idée proche est que la principale source du mal est la bêtise.]
L'étroite relation entre la vertu et la connaissance est caractéristique de Socrate et Platon. Jusqu'à un certain point, elle existe dans toute la pensée grecque, par opposition à la pensée chrétienne. Dans l'éthique chrétienne, un coeur pur est essentiel, et a autant de chance de se trouver chez un ignorant que chez un érudit. Cette différence entre les éthiques grecque et chrétienne a persisté jusqu'à nos jours.
La dialectique, c'est-à-dire la méthode de recherche de la connaissance par questions et réponses, n'a pas été inventée par Socrate. Il semble qu'elle ait tout d'abord été pratiquée systématiquement par Zénon, le disciple de Parménide [à Elée] ; dans le dialogue de Platon, Le Parménide, Zénon soumet Socrate au même type de traitement auquel, ailleurs dans Platon, Socrate soumet d'autres interlocuteurs. Mais il y a toute raison de penser que Socrate pratiqua et développa la méthode. Comme on l'a vu, quand Socrate est condamné à mort il dit qu'il est heureux car dans l'autre monde il pourra continuer à poser des questions, et ne pourra plus être condamné à mort, car il sera immortel. Certainement, s'il pratiquait la dialectique comme décrite dans l'Apologie, il est facile de comprendre qu'il devait susciter beaucoup d'hostilité : tous les fumistes d'Athènes devaient se liguer contre lui.
La méthode dialectique -- qu'on a aussi appelée "la maïeutique" -- convient à certaines questions et pas à d'autres. Peut-être cela a-t-il contribué à déterminer le caractère des investigations de Platon, qui étaient, pour l'essentiel, des questions se prêtant à cette façon de procéder. Et à travers l'influence de Platon, toute la philosophie qui a suivi a souffert de cette limitation.
Certaines matières ne sont clairement pas adaptées à ce traitement -- la science empirique par exemple. Il est vrai que Galilée a utilisé des dialogues pour promouvoir ses théories, mais c'était seulement une présentation pour surmonter les préjugés -- les résultats positifs et indiscutables de ses découvertes ne pouvaient pas être introduits dans des dialogues sans une grande artificialité. Socrate, dans les oeuvres de Platon, prétend toujours qu'il cherche à rendre explicite des connaissances qui sont déjà possédées par l'homme qu'il questionne ; sur ce plan, il se compare à une sage-femme.
[C'est l'idée -- un peu étrange pour un esprit moderne -- que toute connaissance est en réalité une réminiscence (de choses déjà connues).]
Quand, dans le Phédon et l'Afeno, il applique sa méthode à des problèmes de géométrie, il doit poser des questions initiales que n'importe quel juge rejetterait. La méthode est cohérente avec la doctrine des réminiscences, selon laquelle nous apprenons en nous souvenant de ce que nous savions dans une vie antérieure. Mais contre cette vue, considérez n'importe quelle découverte qui a été faite par le moyen du microscope, par exemple la progression d'une maladie due à des bactéries ; on peut difficilement prétendre qu'une telle connaissance puisse être rendue explicite chez une personne ignorante, par la méthode des questions et des réponses.
Les matières qui se prêtent au traitement socratique sont celles pour lesquelles nous avons déjà suffisamment de connaissances pour arriver à la bonne conclusion, mais nous ne l'avons pas encore atteinte, soit par confusion d'esprit, soit à cause d'une analyse logique incomplète de ce que nous savons. Une question telle que "Qu'est-ce que la justice ?" est éminemment adaptée à une discussion dans un dialogue platonicien. Nous utilisons tous avec une grande liberté les mots "juste" et "injuste", par conséquent en examinant les façons dont nous les utilisons, nous pouvons arriver inductivement à la définition qui sera la mieux adaptée à nos usages. Tout ce que nous avons besoin de savoir est comment nous utilisons les mots en question, sans avoir pris la peine encore de bien les définir. Mais quand notre investigation sera achevée, nous aurons fait une découverte en linguistique, pas en éthique.
Nous pouvons, cependant, appliquer avec profit la méthode à une classe un peu plus large de situations. Chaque fois que ce qui est en débat est un point de logique plutôt qu'un fait d'observation, la discussion dialectique est une bonne méthode pour trouver la vérité. Supposons que quelqu'un maintienne, par exemple, que la démocratie est bonne, mais que les personnes soutenant certaines opinions ne doivent pas être autorisées à voter, nous pouvons le convaincre d'incohérence, et lui montrer qu'au moins une de ses deux assertions doit être plus ou moins erronée. Les erreurs de logique ont, à mon sens, une plus grande importance pratique que beaucoup de gens ne pensent ; elles permettent à ceux qui les commettent d'avoir une opinion confortable sur tous les sujets. [R. parle de lui, et sans doute par ex. de son pacifisme durant la 1ère guerre mondiale.] Tout corps de doctrine logiquement cohérent sera certainement pénible à défendre et apparaîtra contraire à des préjugés répandus. La méthode dialectique ou, plus généralement, l'habitude de la discussion sans présupposés ni interdits tend à promouvoir la cohérence logique, et est pour cette raison utile. Mais c'est tout à fait inadapté quand l'objet est de découvrir des nouveaux faits. Peut-être peut-on définir "la philosophie" comme l'ensemble des questions et doctrines qui peuvent se prêter aux méthodes de Platon. Mais si cette définition est appropriée, c'est simplement à cause de l'influence de Platon sur tous les philosophes après lui.