HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.2.10 : L'ETHIQUE D'ARISTOTE

Dans le corpus de travaux d'Aristote prennent place trois traités sur l'éthique, mais deux d'entre eux sont maintenant généralement considérés comme l'oeuvre de disciples. Le troisième, l'Ethique à Nicomaque, demeure pour sa plus grande part regardé comme authentique, même si dans cet ouvrage aussi il y a une portion (Livres V, VI et VII) dont beaucoup pensent qu'elle incorpore des travaux de disciples. Je vais, cependant, ignorer cette controverse, et traiter tout le livre comme étant du calame d'Aristote.

Les vues d'Aristote sur l'éthique représentent, dans l'ensemble, l'opinion prévalente à son époque parmi les hommes éduqués et ayant de l'expérience. Elles ne sont pas, contrairement à celles de Platon, imprégnées de religion mystique [mystique = qui est relatif à un rapport direct avec Dieu et l'expérience divine ; pour cette raison le mysticisme ne s'est jamais bien intégré à l'Eglise] ; elles ne contiennent pas non plus de théories hétérodoxes comme on peut en trouver dans la République concernant la propriété et la famille. Ceux qui ni ne tombent en dessous ni ne s'élèvent au-dessus du niveau de citoyen décent, au comportement dans la norme, trouveront dans l'Ethique un exposé systématique des principes avec lesquels il faut selon eux conduire sa vie. Ceux qui demandent davantage seront déçus. Le livre présente un attrait pour les hommes respectables d'âge mûr, et a été utilisé par eux, particulièrement depuis le XVIIe siècle, pour réprimer les ardeurs et les enthousiasmes de la jeunesse. Mais pour un homme qui a un tant soit peu de profondeur de sentiment, il ne peut qu'être repoussant.

Le bien, nous est-il expliqué, est le bonheur, qui est une activité de l'âme. Aristote dit que Platon avait raison de diviser l'âme en deux parties, l'une rationnelle, l'autre irrationnelle. La partie irrationnelle elle-même, il la divisait en deux volets : le volet végétatif (qui se trouve même dans les plantes) et le volet "appétitif" (qui se trouve dans tous les animaux). [On voit ici une pure répétition de choses que R. a déjà dites à la fin du chapitre précédent.] Le volet appétitif peut être jusqu'à un certain point rationnel, quand le bien que cette section de l'âme recherche correspond à ce que la raison approuve. Ceci est essentiel à l'exposé de la vertu, car la raison seule, dans Aristote, est purement contemplative, et, sans l'aide de l'appétit, ne conduit à aucune activité pratique.

Deux sortes de vertus correspondant aux deux parties de l'âme

Il y a deux sortes de vertus, intellectuelle et morale, correspondant aux deux parties de l'âme. Les vertus intellectuelles résultent de l'enseignement, les vertus morales des habitudes. C'est l'affaire du législateur de rendre les citoyens bons en les incitant à adopter de bonnes habitudes. Nous devenons justes en accomplissant des actions justes ; de même en ce qui concerne les autres vertus. En étant poussés à accomplir des actes justes nous allons peu à peu, pense Aristote, découvrir le plaisir de faire des bonnes actions. Cela rappelle la tirade d'Hamlet à sa mère :

Assume a virtue if you have it not.
That monster, custom, who all sense doth eat,
Of habits devil, is angel, yet in this,
That to the use of actions fair and good
He likewise gives a frock or livery
That aptly is put on.
Affectez la vertu, si vous ne l’avez pas.
L’habitude, ce monstre qui dévore tout sentiment,
ce démon familier, est un ange en ceci
que, pour la pratique des belles et bonnes actions,
elle nous donne aussi un froc, une livrée
facile à endosser.

Source de la traduction : François-Victor Hugo (1828-1873).


La règle du juste milieu (= règle d'or)

Nous arrivons maintenant à la célèbre doctrine du juste milieu (ou règle d'or). Chaque vertu est une moyenne entre deux extrêmes, chacun desquels étant un vice. Cela est démontré par l'examen de diverses vertus. Le courage est le milieu entre la lâcheté et la témérité ; la libéralité, entre la prodigalité et l'avarice ; la légitime fierté entre la vanité et l'humilité ; l'esprit spirituel, entre la bouffonnerie et la lourdeur ; la modestie, entre la timidité et l'absence de vergogne.

Certaines vertus ne semblent pas correspondre à ce schéma ; par exemple l'honnêteté. Aristote dit que c'est le milieu entre la vantardise et la fausse modestie (1108a), mais cela ne s'applique qu'à l'honnêteté vis-à-vis de soi-même. Je ne vois pas comment l'honnêteté dans un sens plus large pourrait être décrite par ce schéma. Il était une fois un maire de commune qui avait adopté la doctrine d'Aristote ; à la fin de son mandat il fit un discours dans lequel il déclara qu'il s'était efforcé de suivre la voie médiane étroite entre la partialité et l'impartialité. Voir l'honnêteté comme juste milieu apparaît ici absurde.

Les opinions d'Aristote sur les questions morales sont toujours celles qui étaient conventionnelles à son époque. Sur quelques points elles diffèrent de celles à notre époque, principalement là où une forme ou une autre d'aristocratie intervient. Nous pensons que tous les êtres humains, au moins dans une théorie éthique, ont les mêmes droits, et que la justice implique l'égalité ; Aristote pense que la justice implique, non pas l'égalité, mais la juste proportion, qui est seulement parfois l'égalité (1131b).

La justice d'un maître ou d'un père est une chose différente de celle d'un citoyen, car un fils ou un esclave est un bien propre, et il ne peut pas y avoir d'injustice vis-à-vis de sa propre propriété (1134b). En ce qui concerne les esclaves, il y a une légère modification de cette doctrine en lien avec la question de savoir s'il est possible pour un homme d'être ami avec son esclave : "Il n'y a rien en commun entre les deux parties ; l'esclave est un outil vivant... Qua esclave, par conséquent, on ne peut pas être ami avec lui. Mais qua homme on peut." (1161b). La justice peut s'appliquer entre deux hommes s'ils partagent le même système de loi ; donc un maître et son esclave peuvent être amis dans la mesure où ce sont tous deux des hommes, mais pas dans la mesure où l'un est un homme et l'autre un outil. [Bref Aristote applique sa règle du juste milieu entre une proposition et son contraire.]

Un père peut répudier son fils si celui-ci est mauvais, mais un fils ne peut pas répudier son père, car il doit plus qu'il ne pourra jamais lui payer, en particulier l'existence (1163b).

[Noter cette curieuse mention de moyens de paiement dans des relations humaines et biologiques ; en outre ils pourraient, ou non, éteindre une dette du fils envers le père (?) -- comme si le fait d'être un fils n'était pas déjà en soi un bonheur et une rétribution pour le père, qui peut du reste parfois s'employer à gâcher la vie de ce fils, car le père lui-même avait des comptes à régler avec les générations précédentes.]

Dans des relations asymétriques et inégales, il est juste, étant donné que chacun doit être aimé à proportion de sa valeur, que l'inférieur doive plus aimer le supérieur, que le supérieur n'aime l'inférieur : les épouses, enfants, sujet, doivent avoir plus d'amour pour les maris, parents et monarques que ces derniers ne doivent en avoir pour les premiers. Dans un bon mariage, "l'homme dirige en accord avec sa valeur, et en ces matières c'est l'homme qui doit décider, mais dans les matières qui ne concernent que la femme il lui laisse la direction" (1160b). Il ne doit pas diriger dans le domaine de sa femme ; encore moins doit-elle diriger dans celui de son mari, comme il arrive parfois quand elle est héritière.

L'homme vertueux selon Aristote (comparé à l'homme vertueux selon les chrétiens)

Le meilleur individu, tel que le conçoit Aristote, est une personne très différente du saint chrétien. Il doit ressentir une fierté légitime, et ne pas sous-estimer ses propres mérites Il doit mépriser quiconque mérite le mépris (1124b). La description de l'homme fier et magnanime * est très intéressante en ce qu'elle montre de la différence entre l'éthique païenne et l'éthique chrétienne. Elle montre pourquoi Nietzsche disait que la chrétienté était une morale d'esclaves.

* Le mot grec veut dire, littéralement, "qui a une grande âme", et est généralement traduit par "magnanime", mais la traduction des classicistes d'Oxford est "proud" (= "fier"). Aucun des deux mots, dans son acception moderne, exprime tout à fait le sens que veut dire Aristote, mais je préfère "magnanime", et par conséquent l'ai substitué à "proud" dans la citation de la traduction d'Oxford.

L'homme magnanime, puisqu'il mérite de recevoir le plus, doit être bon au plus haut degré ; car l'homme meilleur mérite toujours plus [que le moins bon], et celui qui est le meilleur doit recevoir le plus. Par conséquent l'homme vraiment magnanime doit être bon.

[Pour essayer de comprendre ce "par conséquent" qui évoque les harangues de prêcheurs, qui parsèment leurs discours de "donc" sporadiques pour faire élaboré (cas de nombreux curés de campagne de ma jeunesse) : on ne donne le plus qu'à ceux qui sont bons ; on donne le plus aux magnanimes ; donc les magnanimes doivent être bons. Noter deux affirmations, pour parvenir à une bonne parole lénifiante de prédicateur.]

Et la grandeur dans chaque vertu semble être une caractéristique de l'homme magnanime. Cela serait tout à fait inconvenant si l'homme magnanime fuyait le danger [comme un pleutre, pas au sens d'Henri Laborit], agitant les bras de chaque côté, ou faisait du mal à quelqu'un d'autre ; car dans quel objectif devrait-il commettre des actions disgracieuses, celui pour qui rien n'est grand ?... La magnanimité, donc, semble être une couronne de vertus ; car elle les rend encore plus grands, et on ne la trouve pas sans ces vertus. Par conséquent il est très difficile d'être vraiment magnanime ; car c'est impossible sans noblesse et bonté de caractère. C'est donc principalement d'honneurs et de déshonneurs que l'homme magnanime se préoccupe ; et en recevant les honneurs qui sont élevés et conférés aux hommes bons, il sera heureux avec modération,

[suit un immense blah blah sur le même thème, et en plus traduit par les classicistes anglais en semi charabia pour faire ancien et solennel, alors je le laisse tel quel]

thinking that he is coming by his own or even less than his own; for there can be no honour that is worthy of perfect virtue, yet he will at any rate accept it since they have nothing greater to bestow on him; but honour from casual people and on trifling grounds he will utterly depise, since it is not this that he deserves, and dishonour too, since in his case it cannot be just.... Power and wealth are desirable for the sake of honour; and to him for whom even honour is a little thing the others must be so too. Hence magnanimous men are thought to be disdainful. ...The magnanimous man does not run into trifling dangers, ...but he will face great dangers, and when he is in danger he is unsparing of his life, knowing that there are conditions on which life is not worth having. And he is the sort of man to confer benefits, but he is ashamed of receiving them; for the one is the mark of a superior, the other of an inferior. And he is apt to confer greater benefits in return; for thus the original benefactor besides being repaid will incur a debt to him....It is the mark ot the magnanimous man to ask for nothing or scarcely anything, but to give help readily, and to be dignified towards people who enjoy a high position but unassuming towards those of the middle class; for it is a difficult and lofty thing to be superior to the former, but easy to be so to the latter, and a lofty bearing over the former is no mark of ill-breeding, but among humble people it is as vulgar as a display of strength against the weak....He must also be open in his hate and in his love, for to conceal one's feelings, i.e. to care less for truth than for what people think, is a coward's part....He is free of speech because he is contemptuous, and he is given to telling the truth, except when he speaks in irony to the vulgar. ...Nor is he given to admiration, for to him nothing is great.... Nor is he a gossip; for he will speak neither about himself nor about another, since he cares not to be praised nor for others to be blamed. ...He is one who will possess beautiful and profitless things rather than profitable and useful ones....Further, a slow step is thought proper to the magnanimous man, a deep voice, and a level utterance....Such, then, is the magnanimous man; the man who fall short of him is unduly humble, and the man who goes beyond him is vain" (1123b-5a).

On tremble en imaginant la vanité et la suffisance d'un tel homme.

La vertu n'est pas pour tous

Quoi qu'on pense de l'homme magnanime, une chose est claire : il ne peut pas y en avoir beaucoup dans une communauté. Je ne veux pas simplement dire par là que la probabilité pour un homme de réussir à parvenir à la magnanimité ou grande vertu est faible, car la grande vertu est difficile à atteindre ; ce que je veux dire est que pour qu'un homme puisse, éventuellement, devenir vertueux, il faut de toute façon qu'il jouisse d'une position sociale [et économique] exceptionnellement élevée [comme Platon, Gide ou Proust -- le travail manuel empêche en effet de devenir vertueux dans le sens d'Aristote, détaché, fier, vain, conscient de sa valeur, méprisant les faibles, etc. etc.]

Aristote considère l'éthique comme une branche de la politique, et il n'est pas surprenant, après son éloge de la fierté, de découvrir qu'il considère la monarchie que le meilleur des systèmes de gouvernement, et l'aristocratie le deuxième meilleur. Les monarques et les aristocrates peuvent être "magnanimes", mais les citoyens ordinaires seraient risibles s'ils cherchaint à vivre ainsi.

Comment partager ?

Ceci amène à une question qui est à moitié éthique, à moitié politique. Pouvons-nous regarder comme moralement satisfaisante une communauté qui, par sa constitution même, réserve les meilleures choses à un petit nombre, et exige de la majorité qu'elle se contente de ce qui est deuxième choix ?

Platon et Aristote répondent oui, et Nietzsche est d'accord avec eux. Les Stoïciens, les chrétiens et les démocrates répondent non. Mais il y a de grandes différences dans les façons de dire non. Les Stoïciens et les premiers chrétiens considèrent que le plus grand bien [au sens de conduite vertueuse, mais aussi au sens matériel de quelque chose dont on peut jouir] est la vertu, et que les circonstances extérieures ne peuvent empêcher un homme d'être vertueux ; il n'est donc pas nécessaire de chercher à mettre en place un système social juste, puisque l'injustice ne concerne que des choses sans importance. Les démocrates, de leur côté, en général soutiennent que, au moins en ce qui concerne la politique, les biens sont le pouvoir et la propriété ; ils ne peuvent donc pas approuver un système social qui soit injuste à ces égards.

La vue stoïco-chrétienne exige une conception de la vertu très différente de celle d'Aristote, puisqu'elle soutient que la vertu est tout aussi possible pour l'esclave que pour son maître. L'éthique chrétienne désapprouve la fierté [c'est sans doute une désapprobation d'origine paulinienne, car ça ne dérangeait pas les juifs, à vérifier], tandis qu'Aristote pense que c'est une vertu ; de même les chrétiens exaltent l'humilité, qu'Aristote considère comme un vice. Les vertus intellectuelles, que Platon et Aristote placent au-dessus de toutes les autres, sont aussi à éliminer de la liste, afin que les pauvres et les humbles puissent être capables d'être aussi vertueux que quiconque. Le pape Grégoire le Grand [c. +540, +604, que nous étudierons en détail plus loin dans cet ouvrage] réprimanda solennellement un évêque parce qu'il enseignait la grammaire.

Le point de vue aristotélicien, selon lequel la plus haute vertu est réservée à un petit nombre, est logiquement lié à la subordination de l'éthique à la politique. Si le but est le bien de la communauté plutôt que le bien de chaque individu, il est possible que pour qu'une communauté fonctionne de manière satisfaisante il existe une telle subordination. Dans un orchestre le premier violon est plus important que le hautbois, bien qu'ils soient tous deux nécessaires à l'excellence du tout. Il est impossible d'organiser un orchestre sur le principe qu'on donne à chaque instrumentiste ce qui est le mieux pour lui en tant qu'individu isolé. La même remarque s'applique au gouvernement d'un grand Etat, aussi démocratique soit-il. Une démocratie moderne -- contrairement à celles de l'Antiquité -- confère de grands pouvoirs à certains individus sélectionnés, présidents ou premiers ministres, et doit attendre d'eux des sortes de mérite qui ne sont pas attendus des citoyens ordinaires. Quand les gens ne sont pas en train de penser en termes de religion ou de querelle politique, il y a des chances qu'ils maintiennent qu'un bon président mérite davantage d'honneurs qu'un bon maçon. Dans une démocratie, on ne s'attend pas à ce qu'un président soit tout à fait comme l'homme magnanime d'Aristote, néanmoins on attend de lui qu'il soit différent du citoyen moyen, et qu'il ait certains mérites en relation avec sa station. Ces mérites particuliers ne seraient peut-être pas considérés "éthiques", mais c'est parce que nous utilisons cet adjectif dans un sens plus étroit que l'usage qu'en faisait Aristote [qui le liait justement à un bon fonctionnement politique].

Vertu morale et mérite, en Grèce antique et dans la chrétienté

Le résultat du dogme chrétien est que la distinction entre les mérites moraux et les autres mérites est devenue plus marquée qu'elle n'était en Grèce antique. C'est un mérite pour un homme d'être un grand poète ou compositeur ou peintre, mais ce n'est pas un mérite moral ; nous ne le considérons pas comme plus vertueux car il possède de telles aptitudes, ou ayant plus de chance d'aller au ciel. Le mérite moral ne s'occupe que des actions de la volonté, c'est-à-dire la capacité d'exercer des choix bons ou mauvais parmi des actions *. Je ne peux pas être blâmé parce que je n'ai pas composé d'opéra, parce que je ne sais pas comment faire. La vue orthodoxe est que, quand il y a deux actions possibles, la conscience me dit laquelle est bonne, et choisir l'autre est un péché. La vertu consiste principalement en l'évitement des péchés, plutôt qu'en quoi que ce soit d'actif. Il n'y a pas de raison de supposer qu'un homme éduqué sera moralement meilleur qu'un homme sans instruction, ou un homme intelligent par opposition à un homme stupide. Dans cette optique, un grand nombre de mérites ayant une importance sociale sont éliminés du domaine de l'éthique. L'adjectif "non-éthique" (= immoral), dans l'usage moderne, a un sens beaucoup étroit que l'adjectif "indésirable". C'est indésirable d'être faible d'esprit, ce n'est pas immoral.

* Il est vrai qu'Aristote dit cela aussi (1105a), mais, d'après ce qu'il veut dire, les conséquences ne sont pas aussi fondamentales que dans l'interprétation chrétienne.

Nombre des philosophes modernes, cependant, n'ont pas accepté cette vue de l'éthique. Ils ont pensé qu'il fallait d'abord définir le bien, et ensuite dire que nos actions devaient être telles qu'elles tendaient à la réalisation du bien. [On notera la formulation alambiquée, et pseudo-mathématique, pour dire simplement que la philosophie consiste à dire ce qui est bien. En définitive le bien est ce que chacun d'entre nous pense être le bien, rien de plus ; pas besoin de 2500 ans de philosophie pour y parvenir.] Ce point de vue est plus proche de celui d'Aristote, qui déclare que le bonheur est le bien. Le plus grand bonheur, il est vrai, est seulement accessible au philosophe, mais pour lui ce n'est pas une objection à la théorie.

[Outre les plaisanteries de Russell, définir le bonheur pour toute une communauté est un défi. Ce que l'on peut faire de mieux, peut-être, est de s'inspirer de la nature, car la vision judéo-chrétienne du bien individuel qui contribuerait au bien commun est pour une bonne partie responsable de l'état dégradé et préoccupant de notre planète à la fin de la deuxième décennie du XXIe siècle.]

Deux vues distinctes de ce qu'est l'éthique

Les théories éthiques peuvent être divisées en deux classes, selon qu'elles regardent la vertu comme une fin ou comme un moyen. Aristote, dans l'ensemble, est de l'avis que les vertus sont des moyens pour atteindre une fin -- laquelle est le bonheur. "La fin, donc, étant ce que nous souhaitons, tandis que les moyens sont ce sur quoi nous délibérons et exerçons un choix, les actions concernant les moyens doivent être selon les choix et volontaires. Maintenant l'exercice des vertus s'occupe des moyens." (1113b).

Mais il y a un autre sens de la vertu dans lequel c'est une partie des fins d'une action : "Le bien de l'homme est une activité de l'âme en accord avec la vertu dans une vie complète" (1098a). Je pense qu'il dirait que les vertus intellectuelles sont des fins, tandis que les vertus pratiques sont seulement des moyens.

Les moralistes chrétiens soutiennent que, tandis que les conséquences des actions vertueuses sont en général bonnes, elles sont pas aussi bonnes que les actions vertueuses elles-mêmes, qui doivent être évaluées par elles-mêmes et non par leurs effets. D'un autre côté, ceux qui considèrent le plaisir comme étant le bien regardent les vertus seulement comme des moyens. Toute autre définition du bien, sauf la définition comme une vertu, aura la même conséquence. Sur cette question, Aristote, comme on l'a déjà dit, est essentiellement d'accord, bien que pas totalement, avec ceux qui pensent que la première préoccupation de l'éthique est de définir le bien, et la vertu doit être définie comme une action tendant à produire le bien.

Relation entre éthique et politique

La relation entre éthique et politique soulève une autre question critique d'importance considérable. Si l'on admet que le bien vers lequel doit tendre une bonne action est le bien de la communauté entière, ou de manière ultime, le bien de toute l'humanité, est-ce que ce bien social [c'est-à-dire de toute la communauté] est la somme des biens individuels, ou bien est-ce quelque chose de spécifique à la communauté, et pas à ses parties ? [En d'autres termes, la maximisation de chaque bien individuel conduit-elle au meilleur bien commun ?]

Nous pouvons illustrer le problème par une analogie avec le corps humain. Les plaisirs sont pour la plupart associés à différentes parties spécifiques du corps, mais nous les considérons comme appartenant à la personne dans son ensemble ; nous pouvons jouir d'un parfum agréable, mais nous savons que le nez tout seul ne le pourrait pas. Certains soutiennent que, dans une communauté bien organisée, il y a, de manière analogue, des excellences qui appartiennent au tout, sans appartenir à une partie spécifique.

S'ils sont métaphysiciens, ils peuvent déclarer, comme Hegel, que quelque bonne qualité qu'on considère c'est en réalité un attribut de l'ensemble de l'univers ; mais ils ajoutent généralement que c'est moins erroné d'attribuer le bien à l'Etat plutôt qu'à un individu. Logiquement cette vue peut être exprimée comme suit : nous pouvons attribuer à l'Etat divers prédicats qu'on ne peut pas attribuer à ses membres séparément -- par exemple qu'il a beaucoup d'habitants, qu'il a une certaine dimension, qu'il est puissant, etc.

La vue en considération place les prédicats éthiques dans cette catégorie, et déclare qu'ils n'appartiennent que de manière dérivée aux individus. Un homme peut appartenir à un Etat ayant beaucoup d'habitants, ou à un Etat qui est bon [au sens où son fonctionnement est "idéal"] ; mais, disent ces métaphysiciens, il n'est pas plus bon lui-même [l'individu] qu'il n'est nombreux. Cette vue, qui a été largement défendue par les philosophes allemands, n'est pas celle d'Aristote, sauf peut-être, dans une certaine mesure, dans sa conception de la justice.

[Tout ça pour dire : le bien commun n'est pas atteint simplement en maximisant chaque bien individuel. Cela entraîne des questions politiques fondamentales : comment définir le bien commun ? ; et comment l'atteindre ?]

L'éthique et l'amitié, le plaisir, etc.

Une part considérable de l'Ethique est occupée par la discussion de l'amitié, y incluant toutes les relations qui font intervenir de l'affection. L'amitié parfaite n'est possible qu'entre ce qui est bon, et il est impossible d'être ami avec beaucoup de gens. Une personne A ne devrait pas être amie avec une autre personne B d'une station supérieure à la sienne, sauf si la personne A est aussi d'une vertu supérieure, qui justifiera le respect qui lui est manifesté.

Nous avons vu que dans les relation asymétriques inégales, comme celles entre un homme et sa femme, ou un père et son fils, celui supérieur doit être davantage aimé. Il est impossible d'être ami avec Dieu, car Il ne peut pas nous aimer. Aristote discute de savoir si un homme peut être ami avec lui-même, et décide que cela n'est possible que s'il est un homme bon [au sens vertueux sans doute] ; les hommes mauvais, déclare-t-il, souvent se détestent eux-mêmes.

L'homme bon doit s'aimer, mais noblement (1169a). Les amis sont un réconfort dans l'infortune, mais on ne doit pas les rendre malheureux en cherchant leur sympathie, comme le font les femmes et les hommes au comportement de femme (1171b). Ce n'est pas seulement dans l'infortune que les amis sont désirables, car un homme heureux a besoin d'amis avec qui partager sa joie. [Un petit coup de semi charabia pour faire ancien et solennel] "No one would choose the whole world on condition of being alone, since man is a political creature and one whose nature is to live with others" (1169b). Tout ce qui est dit de l'amitié est raisonnable, mais pas un mot ne s'élève au-dessus du simple bon sens.

Aristote montre encore son bon sens dans la discussion du plaisir, que Platon observait de manière plutôt ascétique. Le plaisir, dans le sens que lui donne Aristote, est distinct du bonheur, même s'il ne peut pas y avoir de bonheur sans plaisir. Il y a, dit-il, trois vues du plaisir : (1) que ce n'est jamais bon ; (2) que certains plaisirs sont bons, mais la plupart mauvais ; (3) que le plaisir est bon, mais pas ce qu'il y a de mieux. Il rejette la première de ces vues car la peine est certainement mauvaise, et donc le plaisir doit être bon. Il dit, avec justesse, qu'il est absurde de dire qu'un homme peut être heureux quand il est dans la grande détresse économique : un peu de bonne fortune est nécessaire au bonheur. Il se débarrasse aussi de l'idée que tous les plaisirs sont corporels ; toutes les choses ont quelque chose de divin, et par conséquent une certaine capacité pour les plaisirs supérieurs. Les hommes bons ont des plaisirs sauf s'ils n'ont pas de chance, et Dieu jouit toujours d'un plaisir simple et unique (1152-4).

Il y a une autre discussion du plaisir, dans une partie ultérieure du livre, qui n'est pas totalement cohérente avec ce qui a été dit ci-dessus. Dans cette autre partie il défend qu'il y a des mauvais plaisirs, qui, cependant, ne sont pas des plaisirs des personnes bonnes (1173b) ; qu'ils diffèrent peut-être de nature (1b) ; et que les plaisirs sont bons ou mauvais selon qu'ils sont liés à des bonnes ou des mauvaises activités (1175b). Il y a des choses qui ont plus de valeur que le plaisir ; personne ne serait heureux de vivre toute sa vie avec l'intellect d'un enfant, même si c'était plaisant de le faire. Chaque animal a son propre plaisir, et le propre plaisir de l'homme est lié à la raison.

La contemplation

Ceci conduit à la seule doctrine du livre qui ne soit pas seulement du simple bon sens. Le bonheur se trouve dans l'activité vertueuse, et le bonheur parfait se trouve dans la meilleure activité, qui est contemplative. [On note cette litanie de déclarations, plus ou moins rances, utilisées ensuite dans des pseudo-raisonnements logiques sur des prémisses et objets mal définis.]

La contemplation est préférable à la guerre ou à la politique ou à quelqu'autre carrière pratique, car elle permet le loisir, et le loisir est essentiel au bonheur. La vertu pratique n'apporte qu'une sorte secondaire de bonheur ; le bonheur suprême est dans l'exercice de la raison, car la raison, plus que tout autre chose, est l'homme. L'homme ne peut pas être totalement contemplatif, mais, seulement dans la mesure où il l'est, il prend part à la vie divine. "L'activité de Dieu, qui surpasse toutes les autres dans son caractère béni, doit être contemplative." De tous les êtres humains, le philosophe est celui qui est le plus comme Dieu dans son activité, et par conséquent le plus heureux et le meilleur :

Celui qui exerce sa raison et la cultive semble à la fois dans le meilleur état d'esprit et le plus cher aux dieux. Car si les dieux s'occupent un tant soit peu des affaires humaines, comme on pense qu'ils le font, il est raisonnable de penser qu'ils prennent le plus de plaisir à voir ce qui est le mieux et le plus proche d'eux (c'est-à-dire la raison).

[Il faut de temps à autre se rappeler et se répéter que ce mélange délirant de créatures fantasmagoriques, d'affirmations, de règles, de descriptions, d'injonctions, de commentaires sur ce que font les dieux et doivent faire les hommes (dans un ordre social tout à fait inégal, où les philosophes jouissent du confort économique et de l'oisiveté suprêmes), de pseudo-raisonnements plus ou moins obscurs, a fait réfléchir une partie des meilleurs esprits de l'humanité pendant une vingtaine de siècles ! Il est vrai que ce type de doctrine n'est que l'étai d'un ordre social qui profite à certains, comme l'histoire réécrite par le communisme, le romantisme des héros pour les nazis, ou la théorie de la supériorité du néolibéralisme ("le consensus de Washington") pour la classe dominante contemporaine.]

Et ils [les dieux] ont tendance à récompenser ceux qui aiment et honorent le plus cela, comme s'occuper des choses qui sont les plus chères à eux et agir à la fois justement et noblement. Et que tout ceci soit les attributs qui appartiennent avant tout au philosophe est manifeste. Il est donc [le philosophe] le plus cher aux dieux. Et celui qui est philosophe sera vraisemblablement le plus heureux ; ainsi, de cette façon aussi, le philosophe sera plus que tout autre heureux (1179a).

Ce passage est virtuellement la péroraison de l'Ethique [péroraison = conclusion ; mais aussi, discours creux] ; les quelques paragraphes qui viennent ensuite sont concernés par la transition vers la politique.

Commentaires en conclusion sur l'Ethique, trois questions

Cherchons maintenant à décider de ce que nous devons penser des mérites et démérites de l'Ethique. Contrairement à beaucoup d'autres sujets abordés par les philosophes grecs, l'éthique n'a pas fait beaucoup de progrès depuis leur époque, au sens de découvertes assurées [comme en a fait la philosophie naturelle, c'est-à-dire la science, et dans une moindre mesure la politique où l'on connaît un peu les conséquences de différents régimes. On n'a pas fait de progrès en éthique, mais on a commencé à en faire en psychologie cependant.].

Rien en éthique n'est connu de manière scientifique. Il n'y a donc aucune raison pour qu'un traité très ancien sur le sujet mérite moins de respect qu'un traité moderne. Quand Aristote parle d'astronomie, on peut sans hésitation dire qu'il se trompe ; mais quand il parle d'éthique nous ne pouvons pas dire, dans le même sens, qu'il a tort ou raison.

Globalement parlant, il y a trois questions qu'on peut se poser concernant l'éthique d'Aristote, ou de n'importe quel autre philosophe : (1) La doctrine est-elle cohérent en elle-même ? (2) Est-elle cohérente avec le reste des vues de l'auteur ? (3) Apporte-t-elle aux problèmes éthiques des réponses qui parlent à nos propres sentiments contemporains sur ces mêmes problèmes ? Si la réponse à la première ou deuxième question est négative, le philosophe en question est coupable d'erreur intellectuelle. Mais si la réponse à la troisième question est négative, nous n'avons en aucun cas le droit de dire qu'il se trompe ; nous avons seulement le droit de dire que nous n'aimons pas ses idées.

Examinons tour à tour chacune des trois questions en ce qui concerne la théorie de l'éthique exposée dans l'Ethique à Nicomaque.

(1) Dans l'ensemble, le livre est cohérent, sauf sur quelques points secondaires sans importance. La doctrine selon laquelle le bien est le bonheur, et que le bonheur consiste en des activités qui réussissent, est bien développée. [le commentaire de R. est un peu surprenant; Aristote a pourtant bien expliqué que le suprême bonheur était l'oisiveté philosophique et la contemplation qui permettait de partager un peu de l'(in)activité des dieux.]

La doctrine selon laquelle chaque vertu est un juste milieu entre deux extrêmes, bien que développée avec beaucoup d'ingéniosité, est moins réussie, puisqu'elle ne s'applique pas à la contemplation intellectuelle, qui est, nous dit-on, la meilleure des activités [sic]. On peut, cependant, soutenir que la doctrine du juste milieu ne doit s'appliquer qu'aux vertus pratiques, pas à celles de l'intellect.

Peut-être, pour adopter un autre point de vue, que la position du législateur est un peu ambiguë. Il doit inciter les enfants et les jeunes gens à prendre l'habitude d'accomplir des bonnes actions, ce qui à la fin les conduira à trouver du plaisir dans la vertu [cf. les Boy Scouts -- sauf que trop souvent ils apprennent surtout à se voir comme soucieux du bien commun et de celui des déshérités, et en même temps légitimes dans leur position sociale supérieure d'exploiteur qu'ils ne veulent pas admettre ni voir ; d'où les "oeuvres de charité" des gens riches, etc.], et finalement à agir vertueusement sans le besoin d'obligations légales. Il est évident que le législateur pourrait aussi être la cause de l'acquisition de mauvaises habitudes par les jeunes ; pour éviter ça, si on doit l'éviter, il doit avoir toute la sagesse d'un gardien platonique ; et si ça n'a pas à être évité, l'argument selon lequel la vie vertueuse est plaisante s'effondre. Ce problème, cependant, appartient sans doute davantage à la politique qu'à l'éthique.

(2) L'éthique d'Aristote est en tous points cohérente avec sa métaphysique. En effet, ses théories métaphysiques sont elles-mêmes l'expression d'un optimisme éthique. Il croit en l'importance scientifique des causes finales, et cela implique la croyance qu'un objectif gouverne le cours de l'évolution de l'univers. Il pense que les changements sont, pour l'essentiel, des évolutions qui conduisent à un accroissement de l'organisation ou "forme", et en définitive les actions vertueuses sont celles qui favorisent cette tendance. Il est vrai qu'une grande partie de son éthique pratique n'est pas particulièrement philosophique, mais simplement le résultat de l'observation des affaires humaines ; mais cette partie de sa doctrine, bien qu'elle puisse être indépendante de sa métaphysique, n'est pas incohérente avec elle.

(3) Quand nous arrivons à la comparaison entre les goûts éthiques d'Aristote et les nôtres, nous découvrons, tout d'abord, comme déjà noté, une acceptation de l'inégalité qui est répugnante [en général] pour un esprit moderne. Non seulement il n'y a aucune objection à l'esclavage, ou à la supériorité des maris et des pères sur leurs femmes et leurs enfants, mais d'après Aristote ce qu'il y a de mieux dans le monde doit être réservé à un petit nombre -- consistant en les hommes fiers et les philosophes. La plupart des hommes, il semble découler, sont principalement des moyens de production à la disposition des dirigeants et des sages. [Même si ce point de vue est, encore une fois, repoussant pour un esprit moderne, il faut reconnaître que quand on se trouve mélangé à une foule populaire plébéienne il arrive qu'on le partage.]

Kant maintenait que chaque être humain est une fin en soi, et ceci peut être considéré comme une expression de la vue introduite par la chrétienté. Il y a, cependant, une difficulté théorique dans la vue de Kant, puisqu'il ne donne aucun moyen de parvenir à une décision quand les intérêts de deux hommes sont en conflit. Si chacun est une "fin en soi", comment arriver à un principe qui permettra de déterminer lequel devra céder ? Un tel principe est plus en rapport avec une communauté qu'avec un individu. Dans l'acception la plus large du terme, cela devra être le principe de "justice".

Jeremy Bentham [1748-1832, chef de file de l'utilitarisme hédoniste] et les utilitaristes interprètent la "justice" comme étant l' "égalité" : quand les intérêts de deux hommes sont en conflit, la bonne façon de procéder est celle qui produit le plus de bonheur total, sans se préoccuper de savoir qui des deux reçoit quoi, ou comment c'est partagé entre eux. Si davantage est donné à l'homme qui est le meilleur par rapport au moins bon, c'est parce qu'à la longue, le bonheur général est plus grand en récompensant la vertu et en punissant le vice [façon de procéder ou conséquence ? -- conséquence sans doute, puisque la façon de procéder est "simplement" de maximiser le bonheur global], pas parce que la doctrine éthique ultime dirait que le bon mérite de recevoir davantage que le mauvais. La "justice", dans cette vue, consiste à seulement considérer la quantité de bonheur global produite, sans se préoccuper de favoriser un individu ou une classe plutôt qu'une autre [c'est une notion très particulière de justice et d'égalité; et Bentham est aussi "spaced out" que les Anciens].

Les philosophes grecs, y compris Platon et Aristote, avaient une conception différente de la justice, et c'est une conception que est encore largement prévalente [et qui est certainement différente de la "maximisation du bonheur global" des utilitaristes, sans souci de ce que reçoit chacun spécifiquement]. Ils pensaient -- à l'origine sur la base de considérations religieuses -- que chaque chose ou personne avait sa propre sphère, et qu'en sortir était "injuste". Certains hommes, en vertu de leur caractère ou aptitudes, avaient une sphère plus grande que d'autres, et il n'y avait pas d'injustice [selon eux] à ce qu'ils jouissent d'une plus grande part de bonheur. Cette vue est considérée, chez Aristote, comme allant de soi, mais son fondement dans la religion primitive, qui est évident chez les philosophes plus anciens, n'est plus apparente dans ses écrits.

Conclusion

Il y a chez Aristote une presque totale absence de ce que nous appellerions de la bienveillance ou de la philanthropie [ou, dans une tonalité plus chrétienne, de la compassion]. Les souffrances de l'humanité, dans la mesure où il est au courant de leur existence, ne l'émeuvent pas ; il considère sur un plan intellectuel que c'est un mal, mais il ne montre nulle part qu'elles lui causent le moindre désagrément, hormis quand ceux qui souffrent se trouvent être de ses amis.

Plus généralement, il y a une pauvreté émotionnelle dans l'Ethique, qu'on ne rencontre pas chez les philosophes précédents. Il y a quelque chose d'indûment suffisant et confortable dans les spéculations d'Aristote sur les affaires humaines ; tout ce qui fait que les hommes éprouvent un intérêt passionné les uns pour les autre semble oublié. Même son traitement de l'amitié est tiède. Il ne montre aucun signe suggérant qu'il a fait de ces expériences humaines dans lesquelles il est difficile de conserver sa santé mentale ; tous les aspects les plus profonds de la vie morale semblent lui être inconnus. Il laisse de côté, pourrait-on dire, toute la sphère de l'expérience humaine dont s'occupe la religion. Ce qu'il a à dire est ce qui sera utile à des hommes socio-économiquement privilégiés et n'éprouvant que de faibles passions ; mais il n'a rien à dire à ceux qui sont habités par un dieu ou un démon, ou que les infortunes poussent au désespoir. Pour ces raisons, je pense que son Ethique, en dépit de sa célébrité, n'a pas grande importance.