HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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I.2.9 : LA METAPHYSIQUE D'ARISTOTE
Quand on lit un philosophe important, surtout s'il s'agit d'Aristote (-384, -322), il est nécessaire de l'étudier à deux points de vue : en référence à ses prédécesseurs, et en référence à ses successeurs. Du premier point de vue, les mérites d'Aristote sont considérables ; du second, les dégâts qu'il a causés sont tout aussi considérables. Pour ces derniers, cependant, la faute en incombe davantage à ses successeurs qu'à lui-même.
Il apparaît sur la scène philosophique à la fin de période créative de la pensée grecque. Après sa mort, il faudra attendre deux milliers d'années avant que le monde ne produise à nouveau un philosophe qui puisse être considéré à peu près son égal. A la fin de cette longue période, son autorité était devenue aussi indiscutable que celle de l'Eglise [les deux se mêlant, comme on le verra dans le livre II consacré à la philosophie catholique]. Et en science, comme en philosophie, il était devenu un obstacle majeur au progrès.
Depuis le début du XVIIe siècle, presque toute avance intellectuelle sérieuse devait commencer par une attaque d'une partie de la doctrine aristotélicienne ; en logique, c'est encore vrai à ce jour [écrit dans les années 1940].
Il faut cependant reconnaître que cela aurait été au moins aussi désastreux si un quelconque de ses prédécesseurs (à l'exception de Démocrite) avait acquis après sa mort une autorité comparable. Pour rendre justice à Aristote, nous devons, au début de notre étude, oublier la célébrité posthume excessive dont il a joui, et la condamnation posthume excessive aussi qu'elle provoqua.
Biographie d'Aristote
Aristote est né, probablement en -384, à Stagire en Thrace. Son père avait hérité de la fonction de médecin de la famille du roi de Macédoine. A l'âge de dix-huit ans, Aristote arriva à Athènes et devint un élève de Platon ; il resta à l'Académie pendant près de vingt ans, jusqu'à la mort de Platon (-428, -348). Il voyagea ensuite pendant une période, et épousa la soeur ou la nièce d'un tyran nommé Hermias. (Une rumeur scandaleuse disait qu'elle était la fille ou la concubine d'Hermias, mais les deux histoires sont infirmées par le fait que c'était un eunuque.)
Emplacement de Stagire, en Thrace
En -343, Aristote devint le précepteur d'Alexandre, à l'époque âgé de treize ans. Quand celui-ci eut atteint seize ans, son père Philippe II de Macédoine déclara qu'il était maintenant en âge d'exercer des responsabilités, et le nomma régent quand Philippe était absent.
Tout ce qu'on aimerait savoir des relations entre Aristote et Alexandre est incertain. C'est d'autant plus vrai que de nombreuses légendes ont été forgées sur le sujet. Il existe des lettres échangées entre les deux, mais elles sont généralement considérées comme des faux. Les gens qui admirent les deux hommes supposent que le précepteur a eu une influence sur son élève. Hegel pense que la carrière d'Alexandre est une illustration de l'utilité pratique de la philosophie. Sur ce point A. W. Benn dit : "Ce serait malheureux si la philosophie n'avait pas de meilleur témoignage à produire pour justifier de son utilité que le caractère d'Alexandre... Arrogant, fréquemment ivre, cruel, vindicatif, et grossièrement superstitieux, il combinait tous les vices d'un chef de bande des Highlands [en Ecosse] avec la frénésie d'un despote oriental." (Alfred William Benn, The Greek Philosophers, Vol. I, p. 285.)
Pour ma part, même si je partage le point de vue de Benn sur le caractère d'Alexandre, je pense néanmoins que sa contribution à la civilisation est d'une importance primordiale, et a été extraordinairement bénéfique. En effet, sans lui, la tradition hellénique aurait pu s'éteindre et n'aurait pas joué le rôle qu'elle a joué dans l'histoire occidentale.
[C'est en effet le macédonien Alexandre (c'est-à-dire du point de vue grec un barbare qui se trouvait parler grec) et son empire, beaucoup plus que les Grecs eux-mêmes, qui passaient leur temps à se battre en eux, qui diffusa puissamment la culture hellénique, dans tout le Moyen-Orient, à Alexandrie, et plus loin vers l'Orient. La Bactriane par exemple conserva des éléments de culture grecque longtemps après Alexandre le Grand. La ville d'Alexandrie en Egypte, qui fut, dans l'Antiquité, la troisième capitale de grande culture avec Athènes et davantage encore que Rome, joua un rôle dans la culture grecque et sa diffusion dans tout l'Occident pendant des siècles après Jésus-Christ.]
En ce qui concerne l'influence d'Aristote sur Alexandre, nous en sommes réduits aux conjectures qui semblent les plus plausibles. Pour ma part, je suppose qu'elle est nulle. Alexandre était un garçon ambitieux et passionné, en mauvais termes avec son père, et sans doute impatient dans les études. Aristote pensait qu'aucun Etat ne devait avoir plus de 100 000 citoyens (Ethique, 1170b), et prêchait la doctrine du juste milieu. Je ne peux pas imaginer qu'Alexandre ait pu le considérer comme autre chose qu'un vieux radoteur pédant, imposé par son père pour l'empêcher de faire des bêtises.
Alexandre, il est vrai, éprouvait un certain respect un peu snob pour la civilisation athénienne, mais c'était fréquent dans toute sa dynastie, dont les membres souhaitaient prouver qu'ils n'étaient pas des barbares. C'était analogue au sentiment que les aristocrates russes éprouvaient au XIXe siècle vis-à-vis de Paris. Ce n'est donc pas attribuable à l'influence d'Aristote. Et je ne vois rien d'autre chez Alexandre qui pût venir de cette source.
Alexandre le Grand (-356, -323)
Il est plus surprenant qu'Alexandre ait eu, dans l'autre sens, si peu d'influence sur Aristote, dont les spéculations sur la politique ont, de manière déconcertante, totalement ignoré que l'ère des cités-Etat s'achevait, pour faire place aux empires. Je soupçonne qu'Aristote, jusqu'au bout, pensa à lui comme à "un garçon oisif et têtu, qui ne pouvait rien comprendre à la philosophie". Dans l'ensemble, les contacts entre ces deux grands hommes semblent avoir été aussi infructueux que s'ils avaient vécu dans des mondes différents.
De -335 à -323 (l'année de la mort d'Alexandre), Aristote vécut à Athènes. C'est durant ces douze années qui fonda son école [le Lycée] et qu'il écrivit la plus grande part de ses livres. A la mort d'Alexandre, les Athéniens se rébellèrent, et se tournèrent contre ses amis, y compris Aristote, qui fut accusé d'impiété, mais, contrairement à Socrate, s'enfuit pour éviter la punition. L'année suivante (en -322) il mourut.
Aristote est différent de ses prédécesseurs
Aristote, en tant que philosophe, est à de nombreux égards très différent de tous ses prédécesseurs. Il est le premier à écrire comme un professeur : ses traités sont systématiques, ses discussions divisées en sections ; c'est un enseignant professionnel, pas un prophète inspiré. Son travail est critique, précautionneux, pédestre, sans aucune trace d'enthousiasme bachique. Les éléments orphiques qui se trouvent chez Platon sont délayés chez Aristote avec une forte dose de bon sens ; quand il est platonicien, on a le sentiment que son tempérament naturel a été écrasé par l'enseignement auquel il a été soumis. Il n'est ni passionné ni profondément religieux. Les erreurs de ses prédécesseurs étaient des erreurs grandioses, comme la jeunesse qui tente l'impossible ; ses erreurs sont celles de l'âge, comme quelqu'un qui ne peut pas se débarrasser de ses préjugés. Il est à son meilleur dans le détail et la critique ; il est moins bon dans les grandes constructions, car il lui manque la clarté fondamentale et le feu titanesque.
La métaphysique
Il est difficile de décider où commencer la description de la métaphysique d'Aristote, mais peut-être que le meilleur point de départ est sa critique de la théorie des idées et sa propre doctrine alternative des universaux. Il oppose à la théorie des idées [de Platon] un grand nombre d'excellents arguments, la plupart se trouvant d'ailleurs déjà dans le Parménide de Platon. L'argument le plus fort est celui du "troisième homme" : si un homme est un homme parce qu'il ressemble à l'homme idéal, il doit y avoir un homme encore plus idéal à qui l'homme ordinaire et le premier homme idéal tous deux ressemblent. En outre, Socrate est à la fois un homme et un animal, et la question se pose de savoir si l'homme idéal est un animal idéal ; s'il l'est, il doit y avoir autant d'animaux idéaux qu'il y a d'espèces animales. Il n'est pas nécessaire de poursuivre la discussion ; Aristote annonce clairement que quand un certain nombre d'individus partagent un prédicat*, on arrive à une contradiction car on a une relation avec quelque chose pareil à eux-mêmes, mais en même temps plus idéal. Jusque là on peut le suivre, mais la doctrine d'Aristote est loin d'être claire. C'est ce manque de clarté qui a rendu possible la querelle médiévale entre les Nominalistes et les Réalistes.
* [prédicat = ce qui, dans un énoncé, est affirmé à propos d'un autre terme, le thème (ex. le cheval [thème ou sujet] galope [prédicat]). Le prédicat correspond en général au verbe.]
La métaphysique d'Aristote peut-être décrite, pour rester simple, comme du Platon dilué dans le bon sens. Aristote est difficile à suivre car Platon et le bon sens sont difficilement miscibles. Quand on cherche à comprendre Aristote, une partie du temps on a l'impression qu'on a affaire aux idées de quelqu'un innocent de toute philosophie, et le reste du temps à du platonisme exprimé avec un nouveau vocabulaire. Ça ne sert à rien de donner trop d'importance à un passage particulier, car il a toute les chances d'être corrigé ou altéré dans un passage ultérieur. Globalement, la façon la plus aisée de comprendre à la fois ses universaux et sa théorie de la matière et de la forme est de commencer en exposant sa doctrine de bon sens qui est la moitié de ses vues, et ensuite de considérer les modifications platoniciennes auxquelles il la soumet.
Les universaux d'Aristote
Jusqu'à un certain point, la théorie des universaux est très simple. Dans le langage, il y a des noms propres, et il y a des adjectifs. Les noms propres s'appliquent à des "choses" ou "personnes", chacune d'entre elles étant la seule chose ou personne à laquelle le nom en question s'applique. Le soleil, la lune, la France, Napoléon, sont uniques ; il n'y a pas pour chacun de ces noms plusieurs instances auxquelles il s'applique, il n'y en a qu'une. En revanche, des mots comme "chat", "chien", "homme" s'appliquent à de nombreuses instances. Le problème des universaux se préoccupe du sens qu'il faut attacher à de tels mots, et aussi aux adjectifs comme "blanc", "dur", "rond", et ainsi de suite. Aristote dit : "Par le terme 'universel' je veux dire ce qui est de nature à être un prédicat de beaucoup de sujets, et par 'individuel' ce qui n'est pas le prédicat de plusieurs sujets."
Ce qui est signifié par un nom propre -- R. explique toujours la théorie d'Aristote -- est une "substance", tandis que ce qui est signifié par un adjectif ou un nom-classe, comme "humain" ou "homme", est appelé un "universel". Une substance est un "ça", mais un universel est un "tel" -- il indique une sorte de chose, mais pas une chose donnée en particulier.
[Noter qu'un enfant de 4 ans a appris tout ça sans avoir besoin de la théorie des universaux d'Aristote, et qu'il en sait dès cet âge davantage que ce que cette théorie "explique".]
Un universel n'est pas une substance, car ce n'est pas un "ça". (Le Lit Céleste de Platon serait un "ça" pour ceux qui pourraient le percevoir [c'est-à-dire les philosophes sérieux -- c'est-à-dire ceux d'accord avec Platon, qui peuvent devenir gardiens, etc.] ; c'est un point sur lequel Aristote est en désaccord avec Platon.) "Il semble impossible, dit Aristote, qu'un universel puisse être le nom d'une substance. Car... la substance de chaque chose est ce qui est propre à elle, et n'appartient à aucune autre chose [même de la même sorte] ; mais un universel est partagé, est en commun, puisqu'est appelé universel un attribut qui appartient à plus d'une chose." Le coeur de l'affaire, jusqu'ici, est qu'un universel ne peut pas exister par lui-même, mais seulement dans des choses particulières.
[Ce dernier point est d'après Aristote ; puisque d'après Platon, l'universel Lit existe là-haut, ou dans son Monde parfait, où qu'il soit. Mais on voit une fois de plus que les Anciens utilisaient le mot "exister" à tort et à travers.
Le Monde parfait de Platon n'est pas le "vrai monde dans lequel on vit", et qu'on ne verrait qu'imparfaitement par nos sens. Celui-là est celui du Réalisme naïf et il est d'une nature vague dans la doctrine platonicienne. La parabole de la caverne ne se rapporte pas au "vrai monde dans lequel on vit", mais au Monde parfait. Le Monde parfait de Platon est un monde dans lequel il y a les Idées, les Universaux, Dieu, Socrate (car il était sûr d'y aller), etc. et ils y sont des "Ça".
Commentaire : tout ceci ne mène à rien pour comprendre notre monde et agir dessus, mais ce sont les doctrines des Anciens qui ont marqué la philosophie et la religion catholique pendant 25 siècles. Et il n'est pas d'homme cultivé en Occident dont il ne soit exigé qu'il connaisse et ait réfléchi à toutes ces balivernes.]
Superficiellement, la doctrine d'Aristote est suffisamment simple. Supposez que je dise "il existe une chose comme le jeu de football", la plupart des gens considéreraient ce que je viens de dire comme un truisme [= une évidence]. Mais si j'en déduisais que le football peut exister sans joueurs de foot, on pourrait à juste titre dire que je dis n'importe quoi.
[R. ne prend pas toujours soin de faire clairement comprendre s'il parle au nom d'Aristote et dit des âneries, ou en son nom propre pour les dénoncer. Il semble qu'il continue à parler au nom d'Aristote.
Le fond de la question est toujours le même : le verbe "exister" est utilisé à tort et à travers par les Anciens ; ils mettent des limites strictes, mais délirantes, à son usage ; ils ne veulent pas reconnaître qu'on s'exprime toujours au sein de modèles de représentation du monde, qu'on peut parler de ce qui n'existe pas, qu'un concept "existe" dès qu'il est utile, etc.]
De même, il existe une chose appelé "la condition de parents" [parenthood], mais seulement car il y a des parents ; il y a la douceur, mais seulement car il y a des choses douces ; et il y a la rougeur, seulement car il y a des choses rouges, etc. Et on pense que cette dépendance [il s'exprime au nom d'Aristote] n'est pas réciproque : les hommes qui jouent au foot existeraient même s'ils ne jouaient jamais au foot ; les choses habituellement douces peuvent devenir aigres ; mon visage, qui est généralement rouge, peut devenir pâle sans qu'il cesse d'être mon visage.
Nous sommes ainsi conduits à conclure que ce qui est signifié par un adjectif est dépendant pour exister de ce qui est signifié par un nom propre, mais pas vice versa. C'est, je pense, ce qu'Aristote veut dire. Sa doctrine sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, est un préjugé de bon sens exprimé de manière pédante.
Difficulté de rendre claire la théorie des particuliers et des universaux d'Aristote
Mais il n'est pas facile de donner de la précision à la théorie. Même si on peut accepter que le football ne peut pas exister sans des joueurs de foot, il peut parfaitement exister sans tel ou tel joueur particulier. Et étant donné qu'une personne peut exister sans jouer au foot, elle peut néanmoins faire quelque chose pour exister. La qualité de rougeur ne peut pas exister sans un sujet, mais elle peut exister sans ce sujet-ci ou ce sujet-là ; de même un sujet ne peut pas exister sans certains attributs, mais peut exister sans tel ou tel attribut. La base supposée pour faire la distinction entre choses et qualités (ou attributs) semble ainsi illusoire.
La vraie base pour la distinction est, en fait, linguistique ; elle dérive de la syntaxe. Il y a des noms propres, des adjectifs, et des mots-relations ; nous pouvons dire "Jean est sage, Jacques et fou, Jean est plus grand que Jacques". Ici "Jean" et "Jacques" sont des noms propres, "sage" et "fou" sont des adjectifs, et "plus grand que" est un mot-relation. Les métaphysiciens, depuis Aristote, ont toujours interprété ces différences syntaxiques de façon métaphysique : Jean et Jacques sont des substances, la sagesse et la folie sont des universaux. (Les mots-relations étaient ignorés ou mal interprétés.) Il est possible, si on y apporte suffisamment de soin, que des différences métaphysiques puissent être trouvées qui ont quelque rapport avec les différences syntaxiques, mais, si c'est le cas, ce sera seulement au terme d'un long processus, impliquant, soit dit en passant, la création d'un langage philosophique artificiel.
[On note que R. s'intéresse à ces questions -- plutôt creuses et de peu d'intérêt -- de par sa formation initiale de philosophe et de logicien variante philosophe. En logique mathématique ses contributions sont à peu près nulles, à part le paradoxe qui porte son nom, mais qui n'est pas d'une immense profondeur. Sa théorie des types pour le contourner n'a jamais été considérée comme sérieuse par les logiciens professionnels. Et il y a tout lieu de penser que tout son livre avec A. N. Whitehead est de la même teneur, dissimulé sous un formalisme extrême simulant la rigueur. Voir à ce sujet l'opinion exprimée par K. Gödel en 1944, citée dans le chapitre précédent.
Quand R. s'essaie à la linguistique, il ne dépasse pas non plus les banalités qu'il reproche à Aristote. Mais, comme nous l'avons déjà souligné, il est au fond très proche de Platon et Aristote.
Le principal mérite du présent ouvrage -- et il est considérable ! -- est d'être une présentation historique très claire de l'évolution de la pensée philosophique occidentale de Thalès jusqu'au milieu du XXe siècle, en montrant toutes les questions légitimes (en philosophie naturelle, en éthique, et en politique, et leur rapport avec les religions et le mysticisme), et en débusquant tous les systèmes délirants et toutes les idées faibles ou creuses dissimulés sous le langage obscur, abscons, abstrus ou ésotérique.
Les talents les plus remarquables de Russell sont
- sa capacité de synthèse historique qui rend n'importe quelle période ou situation faciles à comprendre
- sa capacité à brosser un tableau général et détaillé de l'évolution de la pensée philosophique occidentale à travers ses représentants les plus célèbres.]
Et ce langage ne contiendra aucun noms comme "Jean" ou "Jacques", et aucun adjectif comme "sage" ou "fou" ; tous les mots du langage ordinaires auront après analyse cédé la place à des mots ayant une signification moins complexe [et plus technique]. Jusqu'à ce que ce travail soit fait, la question des particuliers et des universaux ne peut pas être discutée de manière adéquate. Et quand nous atteindrons le point où nous pourrons enfin la discuter, nous découvrirons que la question que nous discutons est tout à fait différente de ce que nous pensions qu'elle était au départ.
Si, par conséquent, j'ai échoué à rendre claire la théorie des universaux d'Aristote, c'est (je maintiens) parce qu'elle n'est pas claire. Mais elle représente certainement une avancée dans la théorie des idées, et elle se préoccupe certainement d'un authentique et très important problème. [C'est l'opinion de Russell, pas la mienne.]
Le concept d'essence chez Aristote
Il y a un autre terme qui est important chez Aristote et chez ses disciples de la période scolastique [XIIe et XIIIe siècles] : c'est le terme "essence". Ce n'est en aucun cas synonyme d' "universel". Votre "essence" est "ce que vous êtes par nature". C'est, si l'on peut dire, ces propriétés que vous nous pouvez pas perdre sans cesser d'être vous-même. Pas seulement un individu, mais une espèce a une essence. La définition d'une espèce consiste du reste ["essentiellement"] en la mention de son essence. Je retournerai à cette conception de l' "essence" quand je traiterai de la logique aristotélicienne. Pour l'instant, je me contenterai d'observer qu'il me semble que c'est [encore] une de ces notions confuses, sorties d'une tête embrumée, et qu'on ne peut pas préciser.
Forme et matière
Le point suivant dans la métaphysique d'Aristote est la distinction entre "forme" et "matière". (Il faut comprendre que "matière", dans le sens opposé à "forme", est différent de "matière" dans le sens opposé à "esprit".)
Ici, une fois encore, il y a une base de bon sens à la théorie d'Aristote, mais ici, davantage que dans le cas des universaux, les modifications platoniciennes sont très importantes [R. veut dire "par rapport à la théorie de Platon" ?]. Nous pouvons commencer avec une statue de marbre ; ici le marbre est la matière, tandis que la forme donnée par le sculpteur est la forme. Ou bien, pour prendre des exemples d'Aristote, si un homme fait une sphère en bronze, le bronze est la matière, et la sphéricité est la forme ; tandis que dans le cas d'une mer calme, l'eau est la matière et la planéité est la forme. Jusqu'ici tout est simple.
Il poursuit en disant que c'est en vertu de la forme que la matière est une chose bien définie ; la forme définit la "substance" de la chose [substance serait chez Aristote proche d'essence ?]. Ce qu'Aristote veut dire semble être de parfait bon sens : une "chose" doit avoir avoir des frontières, et ces frontières constituent sa forme. Prenez, disons, un grand volume d'eau : une quelconque partie de ce volume peut être distinguée du reste parce qu'elle est à l'intérieur d'un volume particulier, par exemple à l'intérieur d'un vaisseau, et alors cette partie devient une "chose", mais tant que cette partie n'est en aucune manière distinguée du reste du large volume homogène d'eau elle n'est pas une "chose". Une statue est une "chose" ; le marbre dont celle-ci est faite, cependant, est, en un sens, inchangé de ce qu'il était quand il faisait partie du bloc pas encore taillé ou même du marbre dans la carrière.
[On va arriver à la question que se posaient certains philosophes sur les statues de Michelange (1475-1564) : sont-elle "déjà" dans le bloc de marbre avant que Michelange ne les taille, ou bien pas encore ? Un esprit moderne dira que la question est soit creuse, soit sans intérêt.]
Nous ne devons naturellement pas dire que c'est la forme qui confère la substantialité, mais c'est parce que l'hypothèse atomique est profondément implantée dans notre imagination. Chaque atome, cependant, si c'est une "chose", l'est en vertu du fait qu'il est distinguable d'autres atomes, et car il a ainsi, dans un sens, une "forme".
[R. comme un écolier en philosophie introduit des connaissances scientifiques très modernes pour contrer un philosophe très ancien. C'est assez faible. En outre R. n'est sans doute pas au courant de l'indistinguabilité fondamentale de deux photons A et B l'un à côté de l'autre : la configuration (A, B) est la même que celle (B, A), non pas au sens qu'elles ont les mêmes propriétés, mais dans un sens ontologique plus fondamental. Cf. distribution de Bose-Einstein.
C'est en quelque sorte aussi impossible d'intervertir deux électrons que d'intervertir deux ondulations d'une ficelle qui ondule -- à vérifier.]
L'âme est la "forme" du corps
Nous arrivons maintenant à une nouvelle affirmation, qui à première vue semble difficile. L'âme, nous dit-on, est la forme du corps. Ici il est clair que "forme" ne veut pas dire "forme géométrique". Je retournerai plus tard au sens dans lequel l'âme est la forme du corps ; pour le moment, je vais seulement observer que, dans le système d'Aristote, l'âme est ce qui fait que le corps est une chose unique, ayant une unité de but, et les caractéristiques que nous associons au mot "organisme". Le but de l'oeil est de voir, mais il ne peut pas voir quand il est séparé du corps [c'est-à-dire, c'est un organe d'un organisme].
[Nous rencontrons un exemple de téléologie : "l'oeil est fait pour voir", "il a été créé dans le but de voir", etc.
En étudiant à fond Platon et Aristote maintenant, nous récolterons plus tard les bénéfices de cet effort qui paraît disproportionné à première vue, car ils enfilèrent les affirmations péremptoires, les raisonnements dans un cadre flou, et les absurdités à un rythme aussi soutenu que leurs prédécesseurs, sauf qu'ils sont plus détaillés, et, en un sens, plus sophistiqués. Ils ont aussi influencé de manière invraisemblable toute la pensée occidentale d'abord de manière très contraignante, puis de manière plus lâche, jusqu'à aujourd'hui.
Les bénéfices seront qu'il sera plus facile de comprendre tous les philosophes qui sont venus après eux jusqu'à nos jours, car ces successeurs ont tous construit leur doctrine soit principalement en accompagnement soit principalement en opposition au "trio infernal", Socrate, Platon et Aristote. Et donc tout ce que nous "apprenons" ici nous servira de grille de lecture ultérieure.]
En fait, c'est l'âme qui voit. Il semblerait, alors, que la "forme" est ce qui donne une unité à une portion de matière, et que cette unité est habituellement, sinon toujours, téléologique. Mais "forme" s'avère être bien plus que cela, et ce plus est très difficile.
Examen plus détaillé de la "forme" par opposition à la "matière"
La forme d'une chose, nous dit-on, est son essence et substance primaire. Les formes sont substantielles, bien que les universaux ne le soient pas. Quand un homme fabrique une sphère en laiton, la matière et la forme existaient déjà ; tout ce qu'il fait est de les mettre ensemble ; l'homme ne fait pas plus la forme qu'il ne fait le laiton. Tout n'a pas nécessairement de la matière ; il y a des choses éternelles, et celles-ci n'ont pas de matière, sauf celles qu'on peut déplacer dans l'espace. Les choses deviennent plus concrètes en acquérant une forme ; la matière sans forme est seulement une potentialité.
[On voit quelques-unes des difficultés qu'ont constamment rencontrées les penseurs (occidentaux) antiques :
-- ils veulent que tout concept dont ils parlent ait une existence, une essence, une forme (je mélange, pour faire simple, Platon et Aristote) de la substance, si possible de la matière (cela a conduit à l'obstacle de la substance qui a gêné jusqu'au XVIIIe siècle inclus, les penseurs de seconde zone, et dont parle Bachelard, parmi d'autres obstacles épistémologiques ; les aimants doivent émettre une sorte de colle... le wifi est comme de la fumée... c'est génial à 5 ans, pas à 50)
-- ils utilisent les mots à tort et à travers ; ainsi la beauté est belle ; en outre elle a forcément une existence quelque part (dans le monde idéal de Platon)
-- ils font des déclarations péremptoires (pour essayer de mettre en place des modèles) : "c'est l'âme qui voit". Mais "modèle", dans un sens fondamental de structuration intellectuelle, est un concept qui n'était pas dans leur boîte à outils
-- Dieu est à l'origine de tout ça
(ce qu'il y a de sympa avec les dieux de l'Olympe, c'est qu'ils sont eux aussi soumis à la Fatalité)
Bref les penseurs antiques sont comme des enfants qui font joujou non seulement avec des cubes mais aussi avec des mots et avec des concepts. Il n'y a rien à redire à cela. Chez les enfants c'est charmant, émouvant, séduisant ; on voit des enfants prendre peu à peu le contrôle des instruments intellectuels pour vivre, s'exprimer de mieux en mieux, maîtriser le langage, la pensée, l'organisation des idées, sa transmission. On leur donne plein de jouets Fischer-Price, inspirés des idées de Maria Montessori, pour les aider à se construire leur compréhension du monde ; on leur parle, on leur lit des contes, on les écoute, on les guide ; on les laisse même plus tard gentiment vous démonter car c'est nécessaire à leur propre construction (les parents sont aussi des échafaudages).
Ce qui est étonnant c'est que cette pensée malhabile, enfantine, des Socratiques (inspirés par l'Orphisme + du "bon sens") ait eu une telle influence sur 25 siècles de pensée, dont une dizaine de siècles de coercition théocratique catholique.
C'est sans doute car toute organisation coercitive a besoin d'un cadre intellectuel (platonisme chrétien avant Aristote, romantisme nazi, justice et égalité communiste, pensée néolibérale de la globalisation (consensus de Washington / Davos) qui bouscule les communautés, et ne profite qu'à quelques uns) et que la pensée des socratiques était à disposition, alors que les présocratiques n'ont pas fourni de système complet de pensée et donc d'organisation sociale.
On est encore, je l'ai dit, à chercher un système de pensée pour le XXIe siècle, ce sera Une Idéologie pour le XXIe Siècle, car clairement les précédents systèmes sont élimés, et nous ont conduit à l'état préoccupant actuel de l'humanité et de la planète..]
La vue selon laquelle les formes sont des substances, qui existent indépendamment de la matière dans lesquelles elles sont incorporées, semble exposer Aristote à son propre argument qu'il utilise pourtant contre les idées de Platon. Une forme est, d'après lui, quelque chose de tout à fait différent d'un universel, mais elle en a beaucoup des mêmes caractéristiques. La forme est, nous dit-on, plus réelle que la matière ; cela rappelle l'affirmation platonicienne que la seule réalité est celle des idées. Le changement qu'Aristote apporte à la métaphysique de Platon est, semble-t-il, moins important qu'il ne croit. Cette vue est celle adoptée par Zeller, qui, sur la question de la matière et de la forme, dit :
"L'explication ultime du manque de clarté d'Aristote sur le sujet est à trouver, cependant, dans le fait qu'il ne s'est pas totalement émancipé, comme nous le verrons, de la tendance de Platon à attribuer une existence, voire de la substance concrète [dans un "espace" ou "monde" à lui], aux idées [en anglais : to hypostatise]. Les 'Formes' avaient pour Aristote, comme les 'Idées' pour Platon, une existence métaphysique qui leur était propre, comme toute chose individuelle. Et, quelle que soit la subtilité avec laquelle il dérive ses idées de l'expérience, il n'en reste pas moins que ces idées, particulièrement quand elles sont très éloignées de l'expérience et de la perception immédiate [par exemple "La Liberté" vs "Le Lit" platonicien], subissent à la fin une métamorphose les faisant passer de produit logique de l'esprit humain à "chose qui existe" dans un monde super-sensible, et deviennent pas là même des sujets de considération au même titre que les choses ou qualités sensibles." (Eduard Zeller (1814-1908), Aristotle, Vol. I, p. 204.) [Excellent !!!]
Je ne vois pas ce qu'Aristote aurait pu répondre à cette critique.
La seule réponse que je puisse imaginer serait celle qui maintiendrait que deux choses ne peuvent jamais avoir la même forme [pas au sens géométrique, mais au sens de quelque chose d'essentiel qui n'appartient qu'à elle]. Si un homme fabrique deux sphères en laiton (nous devrions dire), chacune a sa propre sphéricité, qui lui est substantielle et particulière, une instance [au sens du langage informatique java] de l'universel "sphéricité", mais pas identique à lui. Je ne pense pas, cependant, que le langage des passages que j'ai cités permette de soutenir cette interprétation.
En outre cela prêterait le flanc à l'objection que la sphéricité particulière serait, selon les vues d'Aristote, non-connaissable -- alors que c'est l'essence de sa métaphysique qu'à mesure qu'il y a plus de forme et moins de matière, les choses deviennent de plus en plus connaissables.
Ce serait cohérent avec le reste de ses vues seulement si la forme pouvait être incarnée dans plusieurs choses particulières. S'il disait qu'il y a autant de formes qui sont des instances de la sphéricité qu'il y a de choses sphériques, il lui faudrait alors procéder à des modifications radicales à sa philosophie. Par exemple, sa vue qu'une forme est identique avec l'essence est incompatible avec l'échappatoire suggérée ci-dessus.
Potentialité et actualité
La doctrine de la matière et de la forme chez Aristote est liée à la distinction entre potentialité et actualité [nous emploierons ce mot pour traduire "actuality", qui pourrait aussi être traduit par "réalisation effective"]. La matière nue est conçue comme une potentialité de forme [forme, encore une fois, c'est pas le concept géométrique, mais quelque chose de plus essentiel à la chose considérée] ; tout changement est ce que nous appellerons "évolution", dans le sens où après le changement la chose en question a encore plus de forme qu'avant. Ce qui a davantage de forme est considéré comme plus "actuel" [i.e. effectivement existant dans la réalité, mais une réalité platonicienne...]. Dieu est pure forme et pure actualité ; en Lui, par conséquent, il ne peut plus y avoir de changement. Nous allons voir que cette doctrine est optimiste et téléologique : l'univers et tout ce qui est contenu dedans se développe de manière continue vers quelque chose qui est mieux que ce qui précédait.
[Rappel : nous étudions avec un certain niveau de détail toutes ces élucubrations, non pas parce qu'elles sont intéressantes ou profondes en elles-mêmes -- elles sont juste intéressantes en tant que début d'une pensée puissante et structurée il y a 24 siècles, en Occident, malheureusement elles ont ensuite plutôt bloqué qu'autre chose la pensée pendant près de 20 siècles ! --, mais parce qu'elles ont eu une influence démesurée sur une vingtaine de siècles de philosophie après Aristote, et parce qu'en les connaissant assez bien, on comprendra beaucoup mieux les réflexions philosophiques qui vinrent ensuite, par exemple la Querelle des Universaux, à l'époque scolastique, XIIe et XIIIe siècles -- mais ce n'est pas très important, n'occupant plus que des esprits médiocres --, et par exemple les considérations sur la politique par Machiavel, Hobbes, Locke, etc..]
Le concept de potentialité est commode dans certaines réflexions [c'est R. qui parle, et il ne se fait pas là l'interprète d'Aristote], pourvu qu'on l'utilise d'une manière telle qu'on puisse ensuite traduire nos conclusions dans une forme où le concept est absent *. "Un bloc de marbre est une statue potentielle" signifie "avec ce bloc de marbre, à l'aide d'une suite appropriée d'actions, une statue est produite".
[Noter qu'un bloc de marbre est 36 statues potentielles possibles, depuis Michelange jusqu'aux pires 'créations' branchées (par exemple un tas de cailloux en marbre, exposé dans un musée, pour attirer l'attention du visiteur sur le fait que cela aussi mérite d'être regardé, et fait -- parfois -- réfléchir ou éprouver une émotion artistique) ; en d'autres termes quand on parle de la potentialité de la statue contenue dans un bloc de marbre, on ne parle pas de grand chose. Un bloc de marbre est surtout une potentialité de bloc de marbre, et aussi un bloc de marbre dans son 'actualité'. C'est l'un des problèmes de la philosophie antique, surtout aristotélicienne, c'est toujours au bord des âneries les plus consternantes, habillées en langage philosophique qui n'impressionne que les innocents.]
Mais quand la potentialité est utilisée comme concept fondamental et irréductible, il cache toujours de la confusion mentale. L'emploi par Aristote de ce concept est l'une des faiblesses de son système philosophique.
* Comme parler du Diable pour parler de ce qui nous pousse parfois à faire quelque chose qu'on sait qu'on regrettera. (A. Gide a dit, en substance : "J'ai parfois parlé du Diable, non pas parce que j'y crois, mais parce que c'est si commode.")
La théologie d'Aristote
La théologie d'Aristote est intéressante, et en lien proche avec sa métaphysique -- c'est d'autant plus vrai que "théologie" est l'un des noms qu'il a donné à ce que nous appelons "métaphysique". (On sait que son livre que nous appelons "Métaphysique" n'était pas appelé ainsi par lui.)
Il y a, dit-il, trois sortes de substances : celles qui sont sensibles et périssables, celles qui sont sensibles et durables, et celles qui ne sont pas sensibles (ni périssables). La première sorte inclut les plantes et les animaux, la deuxième les corps célestes (dont Aristote pense qu'ils ne subissent aucun autre changement que le mouvement), et la troisième inclut l'âme rationnelle en l'homme, et aussi Dieu.
Le principal argument pour Dieu est la Cause Première : il doit bien y avoir quelque chose qui est à l'origine du mouvement et qui est lui-même immobile, et qui doit être éternel, en 'substance', et en 'actualité'. L'objet du désir et l'objet de la pensée, dit Aristote, cause le mouvement dans cette direction, sans être eux-mêmes en mouvement. Ainsi Dieu produit le mouvement en étant aimé, tandis que toutes les autres causes du mouvement opèrent en étant elles-mêmes en mouvement (comme une boule de billard). Dieu est pure pensée ; car la pensée est ce qu'il y a de mieux. "La vie appartient aussi à Dieu ; car l' 'actualité' de la pensée est la vie, et Dieu est cette 'actualité' ; et l' 'actualité' de Dieu qui dépend seulement d'elle-même est la vie la meilleure et la plus éternelle."
[Noter comme tout cela consiste en des affirmations péremptoires au sein d'un modèle brinquebalant et sans aucune capacité prédictive. Comme le souligne R. au delà de la boutade, le problème d'Aristote est réellement qu'il veut concilier le mysticisme de Platon (le monde parfait, etc.) et le bon sens (une description ras-des-pâquerettes de la réalité).]
"Nous disons donc, poursuit Aristote, que Dieu est un être vivant, éternel, le meilleur, de telle sorte que la vie et la durée continue et éternelle appartiennent à Dieu ; car ceci est Dieu" (1072b).
"Il est alors clair, de ce qu'on vient de dire, qu'il y a une substance qui est éternelle et immobile et distincte des choses sensibles. On a démontré que cette substance ne peut pas avoir de dimensions géométriques, qu'elle n'a pas de parties, qu'elle est indivisible... Mais on a aussi démontré qu'elle est impassible et inaltérable ; car tous les autres changements viennent après le changement de place." (1073a).
Dieu n'a pas les attributs de la Providence chrétienne, car il dérogerait de Sa perfection s'il pensait à quoi que ce soit d'autre que ce qui est parfait, c'est-à-dire à Lui-même. [Charabia aristotélicien traduit en charabia anglais, que je ne traduis pas en charabia français] "It must be of itself that the divine thought thinks (since it is the most excellent of things), and its thinking is a thinking on thinking." (1074b).
Nous en déduisons que Dieu ignore l'existence de notre monde sublunaire. Aristote, comme Spinoza, maintient que, tandis que les hommes doivent aimer Dieu, il est impossible pour Dieu d'aimer les hommes.
[Noter comme dans chacune de ces affirmations on peut la changer en sa négation sans changer le ton ni la pertinence de ce que dit Aristote.]
Dieu n'est pas définissable en "le créateur du mouvement, lui-même immobile" ["the unmoved mover"]. Au contraire, des considérations astronomiques conduisent à la conclusion qu'il y a soit 47 soit 55 créateurs de mouvement, eux-mêmes immobiles (1074a).
Le lien entre ceux-ci et Dieu n'est pas explicité clairement ; en effet, l'interprétation naturelle serait qu'il y a 47 ou 55 dieux. Car après l'un des passages, comme ceux mentionnés ci-dessus, sur Dieu, Aristote poursuit : "Nous ne devons pas ignorer la question de savoir s'il faut penser qu'il n'y a qu'une seule telle substance ou bien qu'il y en a plusieurs", et de là s'embarque immédiatement dans l'argument qui conduit aux 47 ou 55 créateurs de mouvement, eux-mêmes immobiles.
La conception du créateur de mouvement, lui-même immobile ["unmoved mover"] est une conception difficile. Pour un esprit moderne, il semblerait que la cause d'une changement doive être elle-même un changement précédent, et que si l'univers a été totalement statique, il ne pouvait que le rester éternellement.
Pour comprendre ce qu'Aristote veut dire, nous devons prendre en compte ce qu'il dit des causes. Il y a, d'après lui, quatre sortes de causes, qui étaient appelées respectivement, matérielles, formelles, efficientes, et finales.
Prenons à nouveau l'homme en train de faire une statue. La cause matérielle de la statue est le marbre, la cause formelle est l'essence de la statue qui va être produite, la cause efficiente est le contact du ciseau avec le marbre, et la cause finale est l'objectif que le sculpteur a à l'esprit.
Dans une terminologie moderne, le mot "cause" serait limité à la cause efficiente. Le créateur de mouvement, lui-même immobile, peut être regardé comme la cause finale : il fournit un objectif de changement, qui est essentiellement une évolution vers une ressemblance avec Dieu.
Aristote n'est pas un mystique
J'ai dit qu'Aristote par tempérament n'était pas profondément religieux, mais c'est seulement partiellement vrai. On pourrait sans doute interpréter un aspect de sa religion, en prenant quelque liberté, de la manière suivante :
Dieu existe éternellement, en tant que pure pensée, bonheur, accomplissement total, sans aucun objectif non réalisé. Le monde sensible, au contraire, est imparfait ; mais il a la vie, le désir, des pensées d'une sorte imparfaite, et des aspirations. Toutes les choses vivantes sont à un degré plus ou moins grand conscientes de Dieu, et sont mises en action par l'admiration et l'amour de Dieu [i.e. qu'elles ont pour Dieu, pas l'inverse]. Ainsi, Dieu est la cause finale de toute activité. Le changement consiste à donner de la forme à la matière, mais, quand il s'agit de choses sensibles, il demeure toujours un substrat de matière. Seul Dieu est une forme sans matière. Le monde est en constante évolution vers un plus grand degré de forme, et par conséquent devient progressivement plus semblable à Dieu.
[Tout cela rappelle aussi les élucubrations du Père Teilhard de Chardin sur le Point Oméga, qui fascinait tant les catholiques bon teint au milieu du XXe siècle.]
Mais le processus ne peut pas aller à son terme, car la matière ne peut pas être totalement éliminée. La religion d'Aristote est une religion du progrès et de l'évolution, car la perfection statique de Dieu ne fait bouger le monde qu'à travers l'amour que des êtres finis éprouvent pour Lui. Platon était mathématique, Aristote est biologique ; cela explique les différences entre leurs religions.
Cela serait, cependant, une vue d'un seul aspect de la religion d'Aristote ; il a aussi l'amour grec pour la perfection statique et une préférence pour la contemplation plutôt que l'action. Sa doctrine de l'âme illustre cet autre aspect de sa philosophie.
L'âme chez Aristote
Déterminer si Aristote enseigna l'immortalité, sous quelque forme que ce soit, ou non, a été une question vexante pour les commentateurs d'Aristote. Averroès, qui soutenait qu'il ne l'enseigna pas, avait des partisans dans les pays chrétiens, dont les plus extrêmes étaient appelés Epicuriens, que Dante localisait en enfer.
En fait, la doctrine d'Aristote est complexe, et se prête aisément à des mésinterprétations. Dans son livre "Sur l'Âme", il considère l'âme comme attachée au corps, et il tourne en dérision la doctrine pythagoricienne de la transmigration (407b) ["transmigration" = fait d'exister encore après la mort du corps, et aller ailleurs, par exemple dans le corps d'un autre individu, ou dans un animal, etc.]. L'âme, semble-t-il, périt avec le corps : "il s'ensuite indubitablement que l'âme est inséparable de son corps" (413a)
[On note la technique logique : on affirme pour commencer que l'âme ne peut pas survivre au corps, puis on en déduit, comme une démonstration, que donc l'âme est inséparablement attachée à son corps.]
Mais il ajoute immédiatement : "Ou en tout cas certaines parties de l'âme sont attachées au corps." Le corps et l'âme sont liés comme la matière et la forme.
[On a vu que la forme n'est pas le concept géométrique ordinaire, mais quelque chose de plus essentiel. Dieu est pure forme. Et le monde évolue vers de plus en plus de forme et de moins en moins de matière.]
"L'âme doit être une substance dans le sens qu'elle est la forme d'un corps matériel ayant la vie potentiellement en lui. Mais la substance est 'actualité', et donc l'âme est l' 'actualité' du corps caractérisé comme ci-dessus." (412a). L'âme "est substance dans le sens qui correspond à la formule bien définie de l'essence d'une chose". Cela veut dire que c'est 'l'essentiel "qu'est-ce-c'est"' d'un corps qui a le caractère susmentionné" (c'est-à-dire qui a la vie) (412b).
"L'âme est le premier degré de l' 'actualité' d'une chose naturelle ayant la vie potentiellement en elle. Le corps ainsi décrit est un corps qui est organisé (412a). Demander si l'âme et le corps sont un est aussi dénué de sens que de demander si la cire et la forme qui lui est donnée [par exemple dans la peau d'un Babybell à qui on donne la forme d'une fée clochette] par le moule sont une (412b). L'auto-nutrition est le seul pouvoir psychique possédé par les plantes (413a). L'âme est la cause finale du corps (414a).
Distinction enter "âme" et "esprit"
Dans ce livre ["Sur l'Âme"], il fait une distinction entre l' "âme" et l' "esprit", plaçant l'esprit plus haut que l'âme, et moins lié au corps. Après avoir parlé de la relation entre l'âme et le corps, il dit : "Le cas de l'esprit est différent ; il semble être que ce soit une substance indépendante implantée à l'intérieur de l'âme, et qui soit indestructible." (408b). Et aussi : "Nous n'avons pas de preuve jusqu'ici de l'esprit ou du pouvoir de penser ; il semble être d'une nature très différente d'âme, comme la différence entre ce qui est éternel et ce qui est périssable [on se rappelle que selon Aristote l'âme est périssable et disparaît avec la mort du corps -- c'est sympa sur un plan poétique, mais c'est des délires en tant que description plus ou moins factuelle pour expliquer le monde].
"L'esprit seul est capable d'existence isolée de tout pouvoir psychique. Toutes les autres parties de l'âme, c'est évident à partir de ce que nous avons dit, sont, en dépit de certaines affirmations du contraire, incapables d'existence séparée." (413b).
L'esprit est la partie de nous-mêmes qui comprend les mathématiques et la philosophie ; ses objets sont éternels, et par conséquent il l'est aussi. L'âme est ce qui anime le corps et perçoit les objets sensibles ; elle se caractérise par l'auto-alimentation, la sensation, la pensée, et la motivité (413b) ; mais l'esprit a la fonction de penser supérieure, qui n'a pas de relation avec le corps ou les sens [il est arrivé à Aristote d'essayer de penser de manière "supérieure" alors qu'il avait très faim ou était très fatigué intellectuellement ???]. D'où il ressort que l'esprit peut être immortel, bien que le reste de l'âme ne le soit pas.
Pour comprendre la doctrine de l'âme par Aristote, nous devons nous rappeler que l'âme est la 'forme' du corps, et que la forme géométrique ou spatiale est seulement une sorte de 'forme'. Ce qu'il y a en commun [dans les différentes sortes de 'formes'] est l'attribution d'une unité à une certaine quantité de matière [comme le volume d'eau, contenu dans un seau, plongé dans l'océan]. La partie du bloc de marbre qui après le travail du sculpteur devient une statue n'est, avant ce résultat, pas séparé du reste du marbre ; il n'est pas encore une "chose", n'a pas encore d'unité. Après que le sculpteur en a fait une statue, il a une unité, qu'il dérive en l'occurence de sa forme géométrique.
Maintenant la caractéristique essentielle de l'âme, en vertu de laquelle elle est la 'forme' du corps, est qu'elle donne au corps une entité organique ayant un but en tant qu'unité. Un organe isolé a un but qui est en dehors de lui ; l'oeil, isolé du reste, ne peut pas voir. Ainsi, beaucoup de choses peuvent être dites où un animal ou une plante est le sujet de la phrase, qui ne peuvent pas être dites sur une partie de l'animal ou de la plante.
C'est en ce sens que l'organisation, ou forme, confère la substantialité. Ce qui confère la substantialité à une plante ou un animal est ce qu'Aristote appelle son "âme". Mais l' "esprit" est quelque chose de différent, moins intimement lié au corps ; peut-être est-ce une partie de l'âme, mais seule une petite minorité d'êtres vivants en ont (415a). L'esprit en tant que spéculation ne peut pas être la cause du mouvement, car il ne pense jamais à ce qui est pratique, et ne dit jamais ce qui doit être évité et ce qui doit être poursuivi (432b).
Une doctrine similaire, bien qu'avec un léger changement de terminologie, est présentée dans l'Ethique à Nicomaque. Il y a dans l'âme un élément rationnel, et un autre irrationnel. La partie irrationnelle a deux volets : le volet végétatif, qui se retrouve dans toutes les choses vivantes, même les plantes, et le volet "appétitif" qui existe chez tous les animaux (1102b). La vie de l'âme rationnelle consiste en la contemplation, qui est le bonheur total d'un homme, bien que pas entièrement accessible. "Une telle vie serait trop élevée pour un homme ; car ce n'est pas en tant qu'un homme qu'il peut vivre ainsi, mais en tant que quelque chose de divin est présent en lui ; et, dans la mesure où il s'agit de quelque chose de supérieur à notre nature composite, cette activité [de contemplation, de nature divine] est supérieure à celle que constitue l'exercice de l'autre type de vertu (la sorte pratique). Si la raison est divine, alors, en comparaison avec l'homme, [je ne traduis pas la suite de l'anglais, traduction du grec en charabia pour faire solennel] the life in accordance with it is divine in comparison in human life. But we must not follow those who advise us, being men, to think of human things, and being mortal, of mortal things, but must, so far as we can, make ourselves immortal, and strain every nerve ot live in accordance with the best thing in us; for even if it be small in bulk, much more does it in power and worth surpass everything" (1177b).
Il semble, d'après ces passages, que l'individualité -- ce qui distingue un homme d'un autre -- soit liée au corps et à la partie irrationnelle de l'âme, tandis que la partie rationnelle de l'âme ou l'esprit est divine et impersonnelle. Un homme aime les huîtres, un autre les ananas ; cela les distingue. Mais quand ils pensent à la table de multiplication, en supposant qu'ils la connaissent correctement, il n'y a pas de différence entre eux. L'irrationnel nous sépare, le rationnel nous unit. Ainsi l'immortalité de l'esprit ou de la raison n'est pas quelque chose de personnel ; ce n'est pas une immortalité personnelle d'hommes distincts, mais une partie de l'immortalité personnelle, dans le sens dans lequel c'était enseigné par Platon et le sera plus tard par les penseurs chrétiens. Aristote croyait seulement que, dans la mesure où les hommes sont rationnels, ils participent au divin, qui est immortel. L'homme a la possibilité d'accroître l'élément divin dans sa nature, et faire cela est la plus haute vertu. Mais s'il atteignait un succès total, il cesserait d'être une personne séparée. Ce n'est peut-être pas la seule interprétation possible de ce que dit Aristote, mais je pense que c'est la plus naturelle.