LA SYLPHIDE
Mon interlocuteur, au téléphone, m'avait dit que la maison était la seule du côté de la forêt, sur la route qui partait à gauche de l'Hôtel Bellevue, « à trois quatre cents mètres ». Arrivé devant l'hôtel, ne voyant pas de route qui parte sur la gauche, j'avais pris celle qui partait à droite. La nuit était tombée depuis longtemps. Les phares de ma voiture éclairaient d'un côté des villas cossues entourées de hauts murs et de l'autre la forêt. Quelques instants plus tard, comme je roulais lentement n'étant pas sûr d'être sur la bonne route, je distinguai une forme blanche à travers les arbres. Je garai la voiture contre un talus et descendis : sur un panneau de bois était gravé "La Sylphide". C'était bien ici ! Neuf heures moins cinq, j'avais quelques minutes d'avance. Mais peut-être Monsieur Hégrault était-il déjà là. Par où rentrait-on ? Avec l'épaule je dus pousser vigoureusement sur le portail pour l'entrouvrir, repoussant un tas de feuilles mortes et des outils de jardinage. Ce ne devait pas être l'entrée habituelle. M'étant glissé dans le jardin, je vis une porte-fenêtre éclairée, de ce qui était un salon ou une salle à manger, et j'allai frapper au carreau. Un homme poli aux traits moyen-orientaux vint m'ouvrir. Oui, il savait que je venais pour une visite, me dit-il. Non, Monsieur Hégrault n'était pas encore là mais il n'allait pas tarder. Et d'un geste il m'invita à entrer. C'était sans doute l'ami égyptien, dont Monsieur Hégrault m'avait parlé, qui habitait ici en permanence et gardait la maison. La pièce dans laquelle je pénétrai, assez haute de plafond, avec un curieux pilier torsadé au milieu, évoquait une salle de vente. Sur un côté un long banc d'église, en partie recouvert par des tapis, bloquait l'accès à des bow-windows dont les volets étaient fermés. Le long des murs se trouvaient un meuble de rangement haut et vitré en noyer foncé, des étagères, un piano droit en faux ébène, un buffet des années trente avec des formes courbes et lisses en bois clair plaqué, sur lequel était installée une chaîne stéréophonique réglée sur une station de radio de variétés françaises, et, disséminés dans la pièce, cinq ou six fauteuils, pas deux identiques ; au mur des gravures ou des petites huiles de femmes en tenue légère ; partout des bibelots. Tandis que l'Égyptien me laissait, je m'assis près d'une table en chêne étroite et longue dans un fauteuil au siège rebondi en moleskine verte avec des accoudoirs métalliques qui pouvait provenir d'un salon de coiffure des années quarante. De la cuisine venaient des voix d'hommes que je ne voyais pas, causant tranquillement. Mais j'entrevis un instant une femme, à peine vingt ans, dans un étroit jean bleu clair, les cheveux blonds coupés courts, l'un des mannequins dont m'avait parlé Monsieur Hégrault au téléphone certainement. Une pensée me traversa l'esprit : c'était quoi la fonction précise de l'Égyptien, eunuque ?
J'étais ici suite à une annonce vue en ville pour une location. On avait pris rendez-vous au téléphone dans l'après-midi. L'heure tardive n'était pas la meilleure pour une visite mais Monsieur Hégrault avait insisté pour que je vienne voir la maison le soir même si je pouvais. Il m'avait expliqué qu'il voulait en sous-louer une partie. Dirigeant une agence de mannequins à Paris, il l'utilisait depuis treize ans pour y loger des jeunes femmes venues de l'Est qui travaillaient pour lui. - Ça leur évite de sortir en boîte le soir. Il était amoureux de cette maison dans la forêt, mais ses affaires connaissaient un creux et il voulait y installer un autre locataire, en gardant un pied-à-terre, « une pièce pas plus ». Avisant un cendrier propre sur la table, j'allumai une cigarette et je boutonnai ma veste car le chauffage était réglé au plus bas.
Quelques instants plus tard, j'entendis une porte s'ouvrir, quelqu'un rentrer, une brève conversation étouffée dans la cuisine. Puis Monsieur Hégrault apparut. C'était un homme grand, qui avait passé la cinquantaine, vêtu d'une veste sport marron clair au tissu fatigué sur une chemise vert pâle à col ouvert. Il avait un large visage ridé, souriant et avenant de vieux beau, et portait les cheveux attachés en arrière en catogan. - Bonjour ! J'ai vu votre voiture dehors. Vous ne m'attendez pas depuis longtemps ? - Je viens d'arriver, lui dis-je en me levant et en lui tendant la main. Il s'assit et commença à parler. - Vous avez visité la maison ? Non ? Je vous explique : je loue cette maison depuis treize ans, elle me sert, etc. Et il me répéta, en un long monologue, tout ce qu'il m'avait déjà dit au téléphone : l'agence de mannequins, ce lieu qu'il adorait, en dehors de Paris, mais commode par le train, ses difficultés financières passagères. Il me parla aussi de la décision qu'il avait prise d'aller vivre à Hawaii, de ne garder ici qu'un point de chute. Ca pouvait n'être qu'un futon dans les combles. Il avait une soeur à Honolulu, deux filles en Amérique. Il leva la main vers une étagère derrière lui et prit la photographie encadrée d'une femme au visage d'adolescente allongée sur le ventre face à l'objectif dans une pose sexy. - Ma seconde fille. Elle est très belle. À Hawaii il possédait un terrain de cinquante hectares, sur une des îles de l'archipel. Il voulait en céder une partie, pour payer ses taxes. - Un échange ou une forme de communauté serait l'idéal, disait-il, sans préciser sa pensée. Il avait aussi longtemps gardé une péniche amarrée sur l'Hudson, à New-York. Quitter « La Sylphide», qui avait tant de charme, le rendrait très malheureux. - Mais il faut que vous la visitiez...
Nous commençâmes par le petit jardin planté de hauts arbres qu'on distinguait mal dans la nuit. Mon hôte poussa un portillon au milieu d'un grillage et nous étions à l'orée de la forêt. Avec le bras il me montrait des départs de chemins vers les bois. - Quand il fait beau, on y installe des tables. On joue aux boules. Dans le jardin on peut faire du feu toute l'année. Il soulignait ce dernier point qui semblait à ses yeux un avantage décisif du lieu. Une voiture de sport de couleur sombre, luisante dans l'obscurité, était garée dans le chemin à l'extérieur, le long du grillage. - Votre voiture ? - Celle d'un ami.
Le bonhomme ne me déplaisait pas. Il me distrayait. Je ne disais pas grand-chose, ayant décidé d'en apprendre le plus possible sur lui, son mode de vie et son milieu. Quant à habiter ici... Mais allons d'abord visiter, me disais-je. - Au-dessus du garage j'ai installé une terrasse, face à la forêt. Là personne ne vous voit. Il y a même une douche. De l'autre côté, face à la route, un long balcon dessert les deux chambres du premier étage. En haut sous les combles j'ai fait mettre des vélux. Il m'invita à reculer de quelques pas, dans l'un des chemins de la forêt, pour essayer d'apercevoir les vélux, sans succès. - Vous verrez tout à l'heure. Mais venez, allons visiter la maison. Une petite porte donnait directement accès du jardin au garage. Celui-ci était tellement rempli, au-delà de ma hauteur, de meubles et d'objets hétéroclites, certains recouverts par des bâches, qu'on y circulait avec peine. - Je collectionne tout. La plupart du temps ça vient de Drouot, où j'aime aller aussi souvent que je peux. Là-dessous ce sont des tableaux d'époque... (je ne pus entendre de quelle époque il s'agissait). Ça ce sont des choses chinoises. Là des armoires démontées. Oh, je pourrai vider ça rapidement si le garage vous intéresse. Pendant quelque temps j'avais installé ici un billard à trois boules. - Un billard français ? - Oui, c'est ça. Par un étroit escalier aux murs sales nous descendîmes dans une cave exiguë où il voulait me montrer une chaudière à mazout peinte en vermillon. - Elle marche très bien mais la cuve est vide alors en ce moment on ne chauffe pas, question d'économie. En année normale, il faut compter dans les dix mille francs de fioul. Les caves n'étant pas pour moi un élément déterminant dans la location d'une maison, je me retournai vers l'escalier et fis quelques pas pour remonter. Il me suivit. Depuis le garage, auquel je jetais un dernier coup d'oeil songeur, nous pénétrâmes dans l'entrée de la maison où aboutissait aussi la cage d'escalier menant aux étages. Avant de m'y accompagner, il glissa la tête dans l'étroite cuisine où l'Égyptien, en compagnie d'un autre homme, s'affairait entre une gazinière et au milieu de la pièce une table en bois recouverte de linoléum sur laquelle étaient disposés des morceaux de viande rouge dans une barquette en polystyrène. Monsieur Hégrault m'expliqua fièrement qu'il y avait deux réfrigérateurs, des restes de temps plus fastes. - C'est commode pour les fêtes.
Nous gravissions maintenant l'escalier. Le palier du premier étage donnait sur une grande chambre où le mobilier se réduisait à deux lits doubles bas. La fille mannequin - elle venait d'arriver de Lettonie, me dit M. Hégrault, - que j'avais aperçue en bas, était assise sur l'un d'eux et parlait en anglais au téléphone, le buste penché sur les genoux, comme prostrée, le visage tourné vers un sac de voyage rempli et ouvert à côté d'elle. Mon hôte tenait à ce que nous allions sur la terrasse au-dessus du garage. On y accédait en enjambant le rebord d'une fenêtre. Nous étions de nouveau dans la nuit sous les arbres dont les branches renvoyaient la lumière blafarde des lampadaires de la route. Il me racontait je ne sais quel projet qu'il avait eu, à une époque, de modifier le bout de toit en tuiles à moitié recouvertes de mousse qui partait du niveau de la terrasse devant nous et couvrait l'entrée au rez-de-chaussée. Après être rentrés dans la chambre, il referma les volets métalliques de la fenêtre donnant accès à la terrasse avec une barre de fer et m'emmena vers la salle de bain. C'était une pièce spacieuse, à l'ancienne, à grande fenêtre et carrelage blanc et bleu, avec une baignoire sur pieds, un lavabo à larges rebords et des robinets piqués de rouille, un pour l'eau chaude l'autre pour l'eau froide. Puis nous passâmes par une autre porte de la salle de bain vers une chambre plus petite, meublée d'un seul lit, à côté d'une élégante cheminée de marbre gris qui complétait les pièces du premier.
À présent nous montions au second étage. Une première chambre, surchauffée par un radiateur électrique, était meublée d'un lit double et d'une commode sur laquelle quelques vêtements étaient jetés. J'éprouvais un instant, à la visite de toutes ces pièces quasi vides, aux volets fermés, aux ampoules à l'éclairage trop faible, où l'on sentait si peu de vie, une désagréable impression de claustration. - Attention, me dit Monsieur Hégrault avec un sourire en montrant du doigt un verre plein posé sur le sol à côté du lit. Suivaient en enfilade une autre petite chambre aussi peu meublée que le reste et de nouveau le palier. Là, une échelle conduisait vers une trappe au-dessus de nous. Il monta l'ouvrir puis insista pour que j'aille moi-même jeter un oeil aux combles pendant qu'il tenait l'échelle : je vis un grand espace vide, comme l'intérieur d'une tente, avec deux vélux sous le ciel nocturne qui répandait une clarté grise. - Avec mon futon, c'est là que je suis le mieux. Je pensais : - Mais qu'est-ce qu'il me propose ?
Redescendus au rez-de-chaussée, nous nous installâmes dans la salle où je l'avais attendu et j'allumai une deuxième cigarette. Il se remit à parler de Paris, des États-Unis, de Milan, où il avait eu un bureau dans le passé, de Prague... J'entendis mentionnés les noms de Gian-Carlo Ferré, de Jean-Paul Gaultier... Je n'écoutais plus ce qu'il me disait. Son soliloque me berçait. Mais je me rappelai que j'étais là pour visiter une maison à louer. Il convenait de poser quelques questions. - Quelle partie de la maison voulez-vous sous-louer ? Dans quelles conditions financières ? lui demandai-je en l'interrompant avec un prosaïsme qui détonait et me gêna. Mais lui continuait en parlant d'amis parisiens, de fêtes, de frigos remplis avec deux mille balles de nourriture certains week-ends. À une autre question sur les commerces alentour, je me rendis compte qu'il ne connaissait pas le nom des rues près de sa maison. - Quelle pièce voulez-vous garder ? Alors, cessant son discours rempli d'images cosmopolites, il me dit gravement : - Les conditions économiques me forcent à réduire ma part de loyer à deux mille francs maximum. Il faut qu'un autre locataire prenne en charge cinq mille francs. Je peux habiter n'importe quelle pièce. Tout ça, il faisait un geste circulaire pour désigner le mobilier autour de nous, se vide facilement s'il le faut. Je n'en laisserai que le minimum, ce qu'aimera le nouveau locataire. J'appris incidemment qu'il n'avait pas pu payer le loyer des trois derniers mois, et qu'il aurait des difficultés pour le prochain terme. Il avait l'air paumé. Je songeais à mes enfants que j'allais recevoir tous les quinze jours : les amener ici, qu'ils rencontrent ces gens, dans cette ambiance de mauvais film érotique des années soixante-dix ? Je songeais aussi à ce que je cherchais : une maison tout simplement à moi, bien située, avec un bout de jardin, des voisins, des commerces proches, etc. Et tout cela me parut soudain le comble du conformisme, comme un appartement-témoin dans une résidence à Parly II. Mais en même temps il était clair que je n'allais pas venir habiter ici ! Je me dis que j'en parlerais à N. Qu'est-ce qu'elle en penserait ? Quand je lui ai raconté, plus tard, elle a ri d'un bout à l'autre de ma description. Monsieur Hégrault parlait toujours. Une inondation dans un de ses bureaux avait marqué le début de ses difficultés. Sa première femme était son top mannequin. Il avait aussi un fils de vingt-huit ans quelque part. De la cuisine, l'eunuque apportait des boissons, au choix du Fanta ou une bouteille de vin rouge entamée, avec des cacahuètes salées. - Il est bon ? demanda Monsieur Hégrault en regardant la bouteille de vin puis l'Égyptien. Il se versa un verre qu'il goûta avec des manières cérémonieuses que la bouteille ne semblait pas mériter. - Oui, ça va, jugea-t-il en inclinant légèrement la tête vers l'avant. J'en pris avec lui.
À un moment, je me rendis compte que j'étais ici depuis près d'une heure et demie. Je n'étais qu'un visiteur pour une sous-location. Il devait être temps que je m'en aille. Mais Monsieur Hégrault avait l'air heureux de me parler et son non-conformisme me charmait. Sa maison, son organisation, me rappelaient ma vie d'étudiant en Californie, il y avait près de vingt-cinq ans, quand je partageais une villa avec deux autres personnes : un homosexuel francophile qui, en période de vaches maigres, couchait avec le chien du voisin et un Texan homme grenouille, à la voix de fausset, qui était marié à une Chinoise restée en Extrême-Orient. À la cuisine, je ne savais pas ce qu'ils faisaient, mais, si repas il y avait, il devait être prêt ! Alors, je me levais avec des formules de politesse et demandais à prendre congé. Mon hôte tint à me raccompagner jusqu'à ma voiture. Il parlait encore. - Même si vous ne venez pas habiter ici, il faudra que vous veniez avec vos enfants un week-end. On jouera aux boules. On fera du feu dans le jardin. Je pensais : « Pourquoi pas ? », en regardant une dernière fois « La Sylphide ». J'eus alors soudain l'impression d'apercevoir la Lettonne sur la terrasse au-dessus du garage regardant vers la forêt. Puis la vision disparut. Je mis le moteur en marche et rentrai chez moi où je me versai un scotch.
AC, Fontainebleau, mars 1998. |