HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.1.9 : LES ATOMISTES

Leucippe et Démocrite

Il y a deux fondateurs de l'atomisme, Leucippe et Démocrite. Il est difficile de les démêler, car ils sont généralement mentionnés ensemble, et il semble que certains travaux de Leucippe furent plus tard attribués à Démocrite.

Leucippe, qui semble avoir été dans la force de l'âge vers 440 av JC, venait de Milet. Il continua à développer la philosophie scientifique rationaliste associée à cette cité. Il fut beaucoup influencé par Parménide et Zénon [tous deux d'Elée en Italie du Sud]. On sait si peu de choses sur lui qu'Epicure (un disciple de Démocrite (-460, -370), mais qui vécut un bon siècle plus tard, (-342, -270)) a apparemment carrément nié qu'il eût jamais existé, et quelques historiens modernes ont réactualisé cette hypothèse. Il y a cependant de nombreuses allusions à Leucippe dans Aristote, et cela semblerait incroyable que celles-ci (y compris des citations textuelles) aient pu avoir été faites s'il n'avait été qu'un mythe.

Démocrite est une figure beaucoup plus clairement identifiée. Il est né à Abdère en Thrace ; en ce qui concerne ses dates, il déclara qu'il était jeune quand Anaxagore était vieux, mettons vers -430, et il était adulte vers -420. Il voyagea beaucoup dans les régions méridionales et orientales du bassin méditerranéen pour s'instruire ; il a peut-être passé quelques années en Egypte, et il a certainement visité la Perse. Il retourna ensuite à Abdère où il demeura.

Eduard Zeller (philosophe allemand, 1814-1908) dit de lui qu'il est "supérieur à tous les philosophes qui l'ont précédé ou qui sont ses contemporains en terme de richesse des connaissances, et à la plupart d'entre eux en matière de finesse de la pensée et logique du raisonnement".

Démocrite était un contemporain de Socrate et des Sophistes, et du strict point de vue chronologique devrait être abordé un peu plus tard dans notre panorama. La difficulté est qu'il est si malaisé à séparer de Leucippe. Sur cette base, je le considère comme venant avant Socrate et les Sophistes, bien qu'une partie de sa philosophie ait été conçue en réponse à Protagoras, un natif de la même ville que lui, mais qui séjourna souvent à Athènes, et le plus éminent des Sophistes.


Abdère (lieu de naissance de Démocrite) et Stagire (lieu de naissance d'Aristote)

Protagoras, quand il visitait Athènes, était reçu avec enthousiasme ; Démocrite de son côté dit : "Je suis allé à Athènes et personne ne m'y connaissait." Pendant longtemps sa philosophie fut ignorée à Athènes ; "Il n'est pas clair, dit Burnet, que Platon connût quoi que ce soit de Démocrite. Aristote en revanche connaissait bien les idées de Démocrite ; car lui aussi était un Grec du Nord." [Aristote était né à Stagire.]

Platon ne le mentionne jamais dans les Dialogues. Mais Diogène Laërce [un biographe des philosophes grecs, qui vécut au 3e siècle après JC] explique que c'est parce que Platon ne l'aimait pas, et cela s'explique car Démocrite avait dit qu'il souhaitait voir brûler tous les livres de Platon. Sir Thomas Heath, dans son Histoire des Mathématiques grecques, le tient en haute estime en tant que mathématicien.

Les idées fondamentales de la philosophie commune à Leucippe et Démocrite étaient dues au premier, mais pour ce qui regarde leur développement il est à peu près impossible de les démêler ; et du reste pour notre propos cela n'a pas grande importance. Leucippe, et si ce n'est pas lui c'est Démocrite, fut conduit à l'atomisme dans une tentative de concilier le monisme et le pluralisme, représentés respectivement pas Parménide et Empédocle. Le point de vue de ces Atomistes était remarquablement proche de celui de la science moderne, et évitait la plupart des défauts dans lesquels se fourvoyaient généralement les spéculations grecques [par exemple voir une intention, par un être divin ou pas, dans l'agencement du monde sensible].

Les choses sont composées d'atomes

Ils croyaient que toute chose est composée d'atomes, qui sont physiquement, mais pas géométriquement, indivisibles [d'où leur nom : "a-tome", "tome" signifie "partie", comme dans un ouvrage en plusieurs tomes, et "a" signifie "qui n'est pas", comme dans "apolitique"]. Ils pensaient qu'entre les atomes il y avait de l'espace vide ; que les atomes étaient indestructibles ; qu'ils avaient toujours été et seraient toujours en mouvement ; qu'il y avait un nombre infini d'atomes, et même de sortes d'atomes, les différences concernant leurs formes et leurs tailles.

Aristote déclare que, selon les Atomistes, les atomes différaient en terme de chaleur, les atomes sphériques, qui composent le feu, étant les plus chauds ; en ce qui concerne leur poids, il cite Démocrite qui aurait dit "The more any indivisible exceeds, the heavier it is." [intraduisible de manière intelligible, et c'était déjà sans doute le cas en grec]. Mais la question de savoir si les atomes ont au départ un poids, qui leur est propre, dans les théories des Atomistes est controversée.


Les trois Atomistes principaux (dans l'Antiquité grecque les bustes des hommes célèbres étaient des représentations de fantaisie, avec des visages conventionnels de vieux sages barbus)

Les atomes étaient toujours en mouvement, mais les commentateurs ne s'accordent pas sur la nature de ce mouvement. Certains, en particulier Zeller, maintiennent que les atomes étaient constamment en train de chuter, les plus lourds chutant les plus vite ; ils rattrapaient ainsi les plus légers, il y avait des chocs, et lors de chocs les atomes étaient déviés à la manière des boules de billard.

C'était certainement l'idée d'Epicure (-342, -270), qui dans la plupart des cas calquait ses théories sur celles de Démocrite, tout en s'efforçant, sans y montrer beaucoup d'intelligence, de les concilier avec les critiques d'Aristote.

Mais il y a de solides raisons de penser que le poids (et l'idée de chute) ne faisait pas partie des caractéristiques intrinsèques des atomes de Leucippe et Démocrite. [Noter que depuis Newton au moins, on distingue poids et masse : masse est une caractéristique intrinsèque, poids dépend du champ gravitationnel où on se trouve ; et naturellement Einstein a encore modifié ces vues.]

Il semble plus probable que, selon Leucippe et Démocrite, les atomes bougeaient dans tous les sens au hasard, comme dans la moderne théorie cinétique des gaz. Démocrite dit qu'il n'y avait pas de haut ni de bas dans le vide infini, et compara le mouvement des atomes dans l'âme à celui des moucherons dans un rayon de soleil quand il n'y a pas de vent. C'est une vue beaucoup plus intelligente que celle d'Epicure, et je crois que nous pouvons être sûrs que c'était celle de Leucippe et Démocrite.

En conséquence des collisions, des groupes d'atomes formaient des tourbillons. Le reste découle pour l'essentiel d'Anaxagore, mais c'était une avancée d'expliquer les tourbillons mécaniquement plutôt que comme le résultat d'une action de l'esprit.

Hasard et nécessité. Les reproches faits dans l'Antiquité aux Atomistes

C'était un reproche couramment fait aux Atomiste, dans l'Antiquité, qu'ils attribuaient tout à la chance ou au hasard. Pourtant c'étaient en réalité des déterministes stricts, qui pensaient que tout existait ou se déroulait selon des lois de la nature. Démocrite a explicitement nié que quoi que ce soit arrive par hasard. Leucippe, même si son existence est mise en doute par certains, aurait dit que "Rien n'arrive sans cause, mais tout a une base et obéit à une nécessité". Il est vrai qu'il n'a pas donné de raisons expliquant pourquoi le monde est ce qu'il est en premier lieu ; ça du moins, peut-être, est dû à la chance. Mais une fois que le monde existait, son évolution ultérieure était inexorablement fixée par des principes et lois mécaniques.

Aristote et d'autres lui reprochaient, ainsi qu'à Démocrite, de ne pas expliquer le mouvement originel des atomes, mais en cela les Atomistes étaient plus scientifiques que leurs critiques. Une chaîne de causalité doit démarrer quelque part, et d'où qu'elle démarre aucune cause ne peut être assignée aux données initiales. Le monde peut être attribué à un Créateur, mais le Créateur lui-même n'est pas expliqué par une cause. La théorie des Atomistes, à cet égard, était plus proche de la science moderne qu'aucune autre théorie proposée dans l'Antiquité.

Explications mécanistiques (par des causes passées) vs explications téléologiques (par des buts à venir)

Les Atomistes, contrairement à Socrate, Platon et Aristote, cherchaient à expliquer le monde sans introduire de notion de but ou "cause finale" [une autre façon de dire "but"]. La "cause finale" d'un phénomène présent est un évènement dans l'avenir pour atteindre lequel le phénomène présent a lieu.

Dans les affaires humaines, cette conception est parfaitement valide et applicable. Pourquoi le boulanger fait-il du pain ? Parce que les gens auront faim. Pourquoi construit-on des chemins de fer ? Parce que les gens souhaiteront voyager. Dans ces cas-là, les choses présentes sont expliquées par ce à quoi elles serviront. Quand nous demandons "pourquoi ?" concernant un évènement, nous pouvons vouloir dire deux choses. Nous pouvons vouloir dire : "Quel est le but de cette chose ?" ; ou bien nous pouvons vouloir dire : "Quelle est la cause passée de cette chose ?"

La réponse à la première question est une explication dite "téléologique", c'est-à-dire une explication fondée sur l'avenir ; la réponse à la deuxième question est une explication mécanistique.

Je ne vois pas comment on aurait pu savoir à l'avance à laquelle de ces deux questions la science devrait répondre, ou bien si elle devrait poser les deux. Mais l'expérience a montré que la question mécanistique conduit à la connaissance scientifique, tandis que la question téléologique n'y conduit pas.

Les Atomistes posaient des questions mécanistiques, et donnaient des réponses du même type. Leurs successeurs, jusqu'à la Renaissance, étaient plus intéressés par des questions téléologiques. Et cela mena la science dans une voie sans issue pendant 20 siècles.

Concernant les deux questions, l'une comme l'autre, il y a une limitation qui est souvent ignorée, à la fois dans la pensée populaire et en philosophie. Aucune des deux questions ne peut être posée de manière intelligible si on la fait porter sur la réalité dans son ensemble (y compris Dieu) ; elle n'a de sens que sur des parties de la réalité. Du côté de l'explication téléologique, on arrive généralement, avant longtemps, à un Créateur, ou au moins un Machiniste, dont les objectifs sont réalisés par l'évolution du monde. Mais si un homme est tellement téléologique qu'il continue à demander quel est le but de tout ce système où un Créateur crée le monde, il devient évident que sa question est impie. Elle par ailleurs dénuée de sens, puisque pour la rendre signifiante il faut supposer que le Créateur a été créé par un super-Créateur dont le Créateur et son activité remplissent les propres buts. La conception d'un but, donc, n'est applicable que dans une partie de la réalité, pas dans la réalité prise dans son ensemble.

Un argument pas tellement différent s'applique à l'explication mécanistique. Un évènement est causé par un autre [précédent], cet autre par un troisième [encore avant], et nous sommes à nouveau conduit vers un Créateur, qui est Lui-Même sans cause. Les explications causales ont donc toutes un démarrage en un point arbitraire. C'est pourquoi il ne s'agit pas d'un défaut dans la théorie des Atomistes d'avoir laissé le mouvement originel des atomes sans explication causale.

Il ne faut pas penser que les raisons pour les théories des Atomistes étaient empiriques. La théorie atomique a été remise à l'honneur à l'époque moderne [XIXe siècle en chimie et thermodynamique, et XXe en physique] pour expliquer des faits d'observation en chimie, mais ces faits n'étaient pas connus des Grecs. Il n'y avait pas de distinction forte, dans l'Antiquité, entre observation empirique et argument logique. Parménide, il est vrai, traitait les faits d'observation avec mépris, mais Empédocle et Anaxagore ont inclus dans leurs métaphysiques des observations sur les horloges à eau et les baquets tournant au bout d'une corde comme une fronde.

Jusqu'aux Sophistes, aucun philosophe ne semble avoir douté qu'une métaphysique et une cosmologie complètes pouvaient être établies par une combinaison de beaucoup de raisonnement et un peu d'observation. Par un coup de chance, les Atomistes sont tombés sur l'hypothèse pour laquelle, plus de 2000 ans plus tard, des preuves expérimentales ont été trouvées. Leur hypothèse ou croyance, néanmoins, à leur époque, était dénuée de tout fondement solide.

Les problèmes 1) du mouvement et 2) du vide

Comme les autres philosophes de son temps, Leucippe était soucieux de trouver une façon de concilier les arguments de Parménide avec le fait manifeste que le mouvement et le changement existaient. Comme le dit Aristote (voir l'ouvrage de Gaston Milhaud sur les Philosophes géomètres grecs) :

"Bien que ces opinions (celles de Parménide) semblassent découler logiquement dans une discussion dialectique, y croire, cependant, semblait proche de la folie quand on considérait les faits. En effet même un lunatique n'était assez fou pour penser que le feu et la glace étaient "un" : c'est seulement entre ce qui est vrai et ce qui, par habitude, semble vrai que certaines personnes sont suffisamment peu éveillées pour ne pas voir de différence."


Morphogenèse : nuée d'étourneaux produisant des formes qui apparaissent et disparaissent

Leucippe, cependant, pensait qu'il avait une théorie qui s'harmonisait avec les perceptions venant des sens et qui n'abolissait donc pas l'arrivée à l'existence ni la disparition ou le mouvement et la multiplicité des choses. Il faisait ces concessions aux faits de perception. Mais d'un autre côté, il concédait aux Monistes qu'il ne pouvait pas y avoir de mouvement sans l'existence du vide.

Le résultat est une théorie qu'il énonce comme suit : "Le vide est une non-existence, et aucune partie de ce qui est a la qualité de non-existence ; car ce qui est, dans le sens strict du terme, est un plein absolu. Ce plein, cependant, n'est pas "un" ; au contraire, il est fait d'un nombre infini de choses, qui sont invisibles à cause de l'infinie petitesse de chacune. La multiplicité se meut dans le vide (car il y a du vide) : et en se rapprochant elles produisent l'arrivée à l'existence, tandis que quand elles se séparent elles produisent la disparition [on peut certainement dire cela des formes formées par de nombreuses particules, ou même des étourneaux dans le ciel]. En outre, elles agissent ou subissent des actions chaque fois que par hasard elle sont en contact (car là elles ne sont pas "une"), et elles engendrent des choses [des formes] en étant ensemble et devenant mélangées. Pour l'authentique "un", en revanche, il ne peut jamais y avoir de multiplicité ; et l'authentique "multiple" ne peut pas produire le "un" : c'est impossible."

On voit qu'il y a un point sur lequel tout le monde s'accorde, c'est qu'il ne peut pas y avoir de mouvement au sein d'un plein [dit autrement, le mouvement exige qu'il y ait du vide].

En ceci, ils avaient tous tort. Il peut y avoir un mouvement cyclique au sein d'un plein, à la condition qu'il ait toujours existé [où l'on voit les limites du langage flou -- ce qui est souvent le cas de celui des philosophes, mais rarement celui de Russell ; ici on ne sait pas si le pronom "il" remplace le mouvement ou bien le plein -- bon, en y regardant de plus près c'est sans doute "le mouvement"]. L'idée est qu'une chose ne pouvait se déplacer que vers un espace vide, et que dans un plein, il n'y avait pas de vide. On peut soutenir, peut-être de manière valide, que le mouvement ne peut jamais commencer dans un plein, mais on ne peut pas maintenir de manière valide qu'il ne peut jamais exister du tout.

[On est là dans un exemple, où Russell, se rappelant ses apprentissages de la philosophie et la logique dans sa jeunesse argumente avec les philosophes grecs en se mettant à leur niveau. Cela n'a pas grand intérêt. Ce qui est intéressant est de voir l'évolution de la pensée grecque, cherchant à tâtons des modèles du monde extérieur et même de la connaissance, i.e. l'interaction entre le monde et l'homme.]

Pour les Grecs, cependant, il semblait que soit on devait accepter qu'il n'y avait pas de mouvement, comme Parménide, soit on devait accepter l'existence du vide [une contradiction dans les termes pour les Grecs].

Dépasser Parménide

Maintenant les arguments de Parménide contre la non-existence semblaient logiquement irréfutables contre le vide, et ils étaient renforcés par la découverte que là où il semblait n'y avoir rien il y avait de l'air. (C'est un exemple de confusion, résultant du mélange entre logique et observation, qui était courante.)

[On va continuer à étudier un peu la dialectique des Grecs comme Parménide, Empédocle et les Atomistes pour comprendre comme ils observaient (un peu) et raisonnaient (beaucoup), mais il faut surtout retenir les points suivants :

1) Parménide n'acceptait pas l'idée que du vide puisse exister [c'était pour lui une contradiction dans les termes]
2) les Atomistes reconnaissaient que le mouvement nécessite du vide [même si R. s'amuse à les contredire avec des "mouvements cycliques" qui ne dérangent pas le plein]
3) Parménide déduisait de l'absence de vide, qu'il ne pouvait y avoir de mouvement
4) les Atomistes cherchaient une porte de sortie permettant à la fois de reconnaître le mouvement (qui était indéniable par un esprit sain), et de reconnaître qu'il n'y avait pas de vide

Tout cela n'a qu'un intérêt historique pour voir à quels écueils intellectuels les Grecs se heurtaient.

Lors de l'élaboration de la Mécanique quantique, dans les années 1920 à 1930, les physiciens modernes ont été confrontés à des questions encore bien plus difficiles, qui les ont conduit à abandonner l'espace euclidien 3D ordinaire pour représenter le monde, et à adopter des espaces vectoriels à nombres complexes pour représenter les systèmes physiques.

En outre ils ont séparé deux concepts qui avaient jusqu'alors été depuis toujours essentiellement identiques : l'état et la mesure.

Et il reste des questions fondamentales, mais sans conséquence pratique (à ce jour): Que se passe-t-il au juste lors de "l'effondrement de la fonction d'onde" dans une mesure ? Comment la nature peut-elle produire un choix aléatoire de mesure ?

Enfin, les phénomènes liés à l'intrication quantique défient l'entendement. Mais, là encore, ils ne nous empêchent pas de commencer à construire des ordinateurs quantiques.]

Nous pouvons exprimer la position de Parménide de la façon suivante : "Vous dites qu'il y a du vide ; donc le vide n'est pas rien ; donc il n'y a pas de vide." On ne peut pas dire que les Atomistes aient répondu à cet argument ; ils ont simplement dit qu'ils proposaient de l'ignorer, fondé sur le fait que le mouvement est un fait d'observation, et qu'il doit en conséquence exister du vide, même si cela est difficile à concevoir [et dérange Parménide].

Cyril Bailey (1871-1957) [qui publia en particulier The Greek Atomists and Epicurus, Oxford: Clarendon Press, 1928] maintient au contraire que Leucippe avait une réponse, qui était "extrêmement subtile". Cela consistait essentiellement à admettre l'existence de quelque chose (le vide) qui n'était pas du domaine du spatial, qui n'avait "pas de corps".

De même John Burnet [dans Early Greek Philosophy, dont R. a la plus haute opinion, en particulier le chapitre 2 : Science and Religion] dit "C'est un fait curieux que les Atomistes, qui sont généralement considérés comme les grands matérialistes de l'Antiquité, aient été les premiers à avoir dit clairement qu'une chose peut être réelle sans avoir de corps."

Histoire ultérieure du problème du vide et du mouvement

Considérons l'histoire ultérieure de ce problème. Le premier et plus évident moyen d'éviter la difficulté est de distinguer entre matière et espace. Selon cette vue, l'espace n'est pas "rien", mais est de la nature d'un réceptacle, dont chaque région peut ou pas être remplie de matière. Aristote (dans Physics, 208b) : "La théorie que le vide existe implique l'existence du concept de lieu : car on définirait le vide comme un lieu qui ne contient pas de corps".

Cette vue est exprimée de la manière la plus explicite qui soit par Newton, qui affirme l'existence de l'espace absolu [le fameux "ether" dont les physiciens se sont à grand peine débarrassés au début du XXe siècle car il conduisait à toutes sortes de difficultés], et par conséquent distingue entre mouvement absolu et mouvement relatif.

Dans la controverse copernicienne [sur la nature de "l'espace absolu" et sur "ce qui est en mouvement et ce qui ne l'est pas" j'imagine], chaque côté (même s'ils ne le réalisaient pas) étaient attachés à cette vue, puisqu'ils pensaient qu'il y avait une différence entre dire "les cieux bougent de l'est vers l'ouest" et dire "la terre tourne de l'ouest vers l'est".

Si tout mouvement est relatif, ces deux assertions sont seulement deux façons différentes de dire la même chose, comme "Jean est le père de Jacques" et "Jacques et le fils de Jean". Mais si tout mouvement est relatif et l'espace n'est pas substantiel, nous restons avec sur les bras l'argument de Parménide contre le vide.

[Pas vraiment.

Notons plusieurs choses :

1) la relativité du mouvement dont parle R. est la relativité de Galilée. Elle est acceptée depuis Galilée et Newton, même si à l'époque on tenait encore à un espace absolu de référence (ainsi qu'à un temps absolu)

2) la relativité d'Einstein est allée encore beaucoup plus loin, disant : si deux systèmes se déplaçant en mouvement uniforme l'un par rapport à l'autre sont indistinguables du point de vue des lois de la nature (comme dans un wagon de train sans fenêtre, où on ne peut pas savoir s'il bouge par rapport à la terre ou pas), les lois de la nature sont les mêmes dans chaque système, la lumière y a la même vitesse. Cela conduit à la relativité du temps, et à toutes sortes d'autres conséquences extraordinaires de cette théorie

3) d'une manière générale les Grecs voulaient qu'il y ait un espace référent clairement identifié, et n'aimaient pas le vide

4) la physique moderne a fait explosé tout ça, non seulement la relativité et la méca quantique, mais même au-delà (voir physique du début du XXIe siècle)

5) R. s'amuse une fois de plus à argumenter avec les philosophes grecs sur leur terrain (on imagine que c'était les discussions dans les cours de philo à Cambridge dans les années 1890) et cela n'a pas grand intérêt

6) la physique moderne est allée bcp loin que les Grecs en matière d'espace et de corpuscules : les phénomènes physiques peuvent être non locaux (cf. intrication), et les "corpuscules" sont des champs. La vue simple de particules dans un espace relativement simple (éventuellement celui de Minkowski) n'est plus qu'une pièce de musée, et donc discuter du vide n'a plus beaucoup d'intérêt à l'époque moderne -- du reste il contient de l'énergie même sans rien d'autre.]

Descartes, dont les arguments sont exactement de même nature que ceux des anciens philosophes grecs, a dit que "l'extension spatiale" est l'essence de la matière, et donc il y a de la matière partout. Pour lui "extension" est un adjectif qualificatif, pas un substantif ; ce qui est substantif c'est la matière ; sans substance la matière n'est pas.

[C'est un bel effort de la part de Descartes, mais ça reste simplement jouer sur les mots avec des "il faut que" "nécessairement" etc., s'appliquant à des "concepts" qui ne présentent aucune nécessité, quand ils ne sont pas creux. C'est comme l'a dit R. un exemple de la désastreuse volonté d'appliquer le raisonnement logique -- qui a conduit au triomphe du théorème de Pythagore -- à la métaphysique. Ceci étant dit Descartes a aussi été un grand mathématicien.]

Parler de l'espace vide, pour Descartes, est comme parler de la notion de bonheur sans un être pour le ressentir

Leibniz, arrivant par un autre chemin, croyait lui aussi en le "plein" ; il soutenait que l'espace est simplement un système de relations [une formule magnifique !].

Sur ce sujet il y a la fameuse controverse entre Leibniz et Newton, ce dernier représenté par Samuel Clarke (1675-1729). [C'était aussi une bataille pour la suprématie intellectuelle entre l'Angleterre et le Continent.] La controverse resta ouverte jusqu'à Einstein, dont la théorie donna la victoire à Leibniz.

Le physicien moderne, bien qu'il croie toujours que la matière est en certain sens atomique, ne croit plus en l'espace vide. Là où il n'y a plus de matière, il y a encore quelque chose, notamment des radiations électro-magnétiques.

[En fait en physique moderne, même en l'absence de radiation électro-magnétiques, il y a "l'énergie du vide" qui est un concept tout à fait étonnant, voir vacuum energy. Il peut aussi y avoir des ondes gravitationnelles. Enfin les théories les plus modernes au début du XXIe qui cherchent à concilier mécanique quantique et gravitation sont encore plus extraordinaires dans leur conception de l'espace.

Liste de problèmes de physique non encore résolus en 2019.]

La matière n'a plus le status éminent qu'elle avait acquis en philosophie à la suite des arguments de Parménide. Ce n'est plus une substance immuable, mais simplement une façon de décrire des phénomènes, ou dit autrement de regrouper des évènements. Certains évènements appartiennent à des groupes qu'on peut regarder comme des choses matérielles ; d'autres, comme les radiations électro-magnétiques ne sont pas de cette nature.

Les phénomènes sont la fabrique de l'univers

Ce sont les phénomènes qui sont la fabrique (au sens de tissu) de l'univers, et chacun d'entre eux est fugace. [Oui, la position philosophique la plus défendable au début du XXIe siècle est la phénoménologie.] A cet égard, la physique moderne est du côté d'Héraclite, opposée à Parménide. Mais elle était du côté de Parménide jusqu'à la relativité d'Einstein et la mécanique quantique de Heisenberg, Schrödinger, Dirac et beaucoup d'autres.

[Il est plus fructueux en effet de considérer que "tout est en état de flux" que de s'agripper à des concepts de "matière immuable". Cependant on a besoin pour raisonner de concepts plus ou moins stables. Mais les concepts de la physique moderne sont très éloignés de l'espace 3D euclidien absolu, du temps universel, et du bon sens de l'homme ordinaire.]

En ce qui concerne l'espace, la vision moderne [écrit au début des années 40] est que ce n'est ni une substance, comme le maintenait Newton, et comme l'auraient dit Leucippe et Démocrite, ni une qualité des corps "extensifs", comme pensait Descartes, mais un système de relations comme l'a dit Leibniz.

Il n'est en aucune manière clair que cette vue soit compatible avec l'existence du vide.

[Malgré l'intérêt de la discussion proposée par R., il retombe constamment dans les vieilles lunes et façons de penser. La formule "l'existence du vide" n'a pas de sens bien défini. Si le vide est un concept utile et bien défini en physique, va pour le vide ; sinon ça n'a aucune utilité. Et on peut ne pas en parler.]

Peut-être que, sur le plan de la logique abstraite, on pourrait réconcilier cette vue de Leibniz avec le vide.

[R. continue avec une pensée ancienne et stérile qui rappelle les Scolastiques. "Sur le plan de la logique abstraite" n'a pas grand sens. R. passe son temps à détruire -- avec raison -- des vieux concepts d'existence, pour constamment les réintroduire...]

Nous pouvons dire qu'entre deux choses, il y a une certaine distance plus ou moins grande, et que cette distance n'implique pas l'existence de choses intermédiaires. [Voir cependant la "l'équation de continuité" (continuity equation) en relativité générale.]

Un tel point de vue, cependant, serait impossible à utiliser en physique moderne. Depuis Einstein, la "distance" est entre évènements [dans un espace à 4D], elle n'est plus entre choses [i.e. points dans l'espace à 3D]; et elle fait intervenir le temps autant que l'espace [et cette mesure de la distance propre de Minkowski, ou plus précisément son carré, n'est pas une forme définie positive...] C'est avant tout une conception causale, et en physique moderne il n'y a pas d'action à distance. [R. a un grand mérite : 1) il n'est pas physicien professionnel et 2) il a écrit tout ça au début des années 40, manifestement éclairé par des amis physiciens, comme par exemple Patrick Blackett (1897-1974)]

Tout cela, cependant, a des fondements empiriques plutôt que logiques. En outre la vue moderne ne peut pas être exposée clairement sans équations différentielles [ni calculs tensoriels], et aurait donc été inintelligible pour les philosophies de l'Antiquité.

On pourrait penser, par conséquent, que le développement logique des vues des Atomistes est la théorie newtonienne de l'espace absolu [et du temps universel], qui résout la difficulté d'attribuer de la réalité à ce qui est vide. A cette théorie il n'y a pas d'objections logiques. La principale objection est que l'espace absolu n'est pas identifiable, et ne peut en conséquence pas être une hypothèse nécessaire en science empirique. Une objection plus pratique est que la physique peut s'en passer [à vrai dire, même doit s'en passer]. Mais le monde des Atomistes reste logiquement possible, et est plus proche du monde tel qu'on le comprend aujourd'hui que la description du monde par quelqu'autre philosophe de l'Antiquité.

[R. parle beaucoup de logique, car c'est sa formation. Mais entre logique et observations, les physiciens choisissent toujours les observations. La logique intervient seulement quand on a construit un modèle qu'on espère utile (c'est-à-dire capable de prédictions vérifiables -- et, on l'espère, vérifiées). Et les considérations de R. sur la physique actuelle sont d'un intérêt modeste -- car il reste malgré tout, très discrètement, un Réaliste naïf (par exemple il fait tout un plat de "l'espace", du "vide", des "ondes", etc., mais on sent qu'il s'accroche en réalité pas mal au "bon sens". En revanche, sa description de l'évolution des idées antiques, puis romaines, chrétiennes, médiévales, etc. est très intéressante.]

Résumé des idées de Démocrite

Démocrite a développé ses théories en grand détail, et certains de ces détails sont intéressants. Chaque atome, a-t-il dit, est impénétrable et indivisible car il ne contient pas de vide. Quand vous coupez une pomme avec un couteau, la lame trouve des espaces vides dans lesquels elle peut pénétrer ; si la pomme ne contenait pas de vide, elle serait infiniment dure, et par conséquent insécable. Chaque atome est éternellement inchangé, et en fait est un "Un" parménidien. La seule chose que font les atomes est de bouger, de rentrer en collision les uns avec les autres, et parfois de se combiner quand par chance ils ont des formes qui le permettent. Il y a toutes sortes de formes ; le feu est composé de petits atomes sphériques, et l'âme est ainsi faite aussi. Les atomes, par leurs collisions, produisent des tourbillons, qui engendrent des corps et en définitive des mondes.

Il y a beaucoup de mondes différents, certains en croissance, d'autres en décrépitude ; il y en a qui n'ont ni soleil ni lune, d'autres en ont plusieurs. Chaque monde a un début et une fin. Un monde peut être détruit dans une collision avec un monde plus grand. Cette cosmologie peut être résumée avec les mots de Shelley :

Worlds on worlds are rolling ever
From creation to decay,
Like the bubbles on a river
Sparkling bursting, borne away.

La vie s'est développée -- pour autant qu'on puisse dire, mais ici R. cite le savoir antique des Atomistes -- à partir d'une boue primordiale. Il y a du feu partout dans un corps vivant, mais la plus grand part dans le cerveau et dans la poitrine. (Sur ce point, les autorités diffèrent.) La pensée est une sorte de mouvement, et est ainsi capable de causer du mouvement ailleurs. La perception et la pensée sont des processus physiques. Il y a deux sortes de perception, celle à partir des sens, et celle à partir de la compréhension. Les perceptions de la deuxième sorte ne dépendent que des choses perçues [et sur lesquelles on réfléchit] ; tandis que celles de la première sorte dépendent aussi de nos sens, et sont donc susceptibles de nous tromper.


Illusion d'optique : les carrés A et B sont perçus comme ayant des niveaux de gris différents, mais en réalité c'est le même niveau de gris. Noter que ce ne sont pas tant "nos sens", comme l'auraient dit les Atomistes, qui nous trompent, que la façon dont notre cerveau traite les perceptions primaires qui lui sont envoyées par les yeux.

Comme Locke, Démocrite était de l'opinion que des qualités comme le chaud, le goût et la couleur ne sont pas réellement dans l'objet, mais sont dues à nos organes sensitifs, tandis que des qualités comme le poids, la densité, ou la dureté sont réellement propres à l'objet.


John Stuart Mill (1806-1873), philosophe, logicien et économiste britannique, de l'école dite "utilitariste"

Démocrite était un authentique matérialiste [ce terme a pris une connotation négative dans la culture judéo-chrétienne occidentale, mais il faut l'entendre ici comme un simple point de vue philosophique]. Pour lui, comme nous l'avons vu, l'âme était composée d'atomes, et la pensée était un processus physique. Il n'y avait pas de but dans l'univers ; il y avait seulement des atomes gouvernés par des lois mécaniques. Il ne souscrivait pas à la religion populaire, et il était intellectuellement opposé au "nous" d'Anaxagore [une sorte de conception immatérielle, voire mystique, de l'esprit]. En éthique, il considérait la joie comme le but de la vie, et regardait la modération et la culture comme les meilleurs moyens d'y parvenir. Il détestait tout ce qui était violent et passionné ; il désapprouvait le sexe, car, disait-il, c'était la submersion de la conscience par le plaisir. Il valorisait l'amitié, et n'avait pas une bonne opinion des femmes ; il ne souhaitait pas d'enfants, parce que leur éducation interfère avec la philosophie. En tout cela, on pouvait le comparer à Jeremy Bentham (1748-1832, philosophe anglais fondateur de l'école dite "utilitariste", dont l'un des membres éminents fut John Stuart Mill(1806-1873)) ; il était lui aussi un grand admirateur de ce que les Grecs appelaient démocratie.

Démocrite, le dernier philosophe libre avant 20 siècles d'obscurantisme jusqu'à la Renaissance Excellente conclusion

Démocrite, telle est en tout cas mon opinion, est le dernier des philosophes à être libre par rapport à une certaine faute qui a vicié par la suite toute la pensée antique et médiévale jusqu'à la Renaissance. Tous les philosophes que nous avons étudiés jusqu'à présent étaient engagés dans un effort désintéressé pour comprendre le monde.

Ils pensaient qu'il était plus facile de comprendre le monde qu'il n'est en réalité, mais sans leur optimisme ils n'auraient pas eu le courage d'entreprendre la construction de leurs théories. Leur attitude, dans l'ensemble, était authentiquement scientifique chaque fois qu'elle ne se contentait pas de répéter les préjugés de leur époque.

Mais elle n'était pas seulement scientifique ; elle était imaginative et vigoureuse et remplie des délices de l'aventure. Ils étaient intéressés par tout : les météores et les éclipses, les poissons et les tornades, la religion et la moralité ; à un intellect pénétrant ils ajoutaient le zest de l'émerveillement des enfants.

Après Démocrite, on perçoit les graines d'un déclin, malgré les réussites précédentes extraordinaires, et ensuite une décadence progressive. Ce qui ne va pas, même chez les meilleures philosophies après Démocrite est une focalisation excessive sur l'homme au dépens de l'univers.

Tout d'abord viendra le Scepticisme, puis les Sophistes, conduisant à l'étude de "comment nous connaissons ?" plutôt qu'à l'envie d'acquérir des connaissances nouvelles. Puis viendra avec Socrate, le souci central pour l'éthique ; avec Platon, le rejet du monde des sens en faveur d'un monde créé par lui de la pure pensée ; avec Aristote, la croyance en le but comme concept fondamental en sciences [explications téléologiques plutôt que purement causales].

En dépit du génie de Platon et d'Aristote, leur pensée contenait des vices qui se sont avérés infiniment nocifs. Après leur époque, il y a un déclin de la vigueur, et une recrudescence graduelle des superstitions populaires. Une façon de voir partiellement nouvelle apparut comme résultat de la victoire de l'orthodoxie catholique ; mais ce n'est pas avant la Renaissance que la philosophie a regagné la vigueur et l'indépendance qui caractérise les prédécesseurs de Socrate.