HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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I.2.5 : LA THEORIE DES IDEES DE PLATON
Le milieu de la République, depuis la dernière partie du Livre V jusqu'à la fin du Livre VII, est concerné principalement par des questions de pure philosophie, par opposition à de la politique. Ces questions sont introduites par l'affirmation quelque peu abrupte suivante :
Jusqu'à ce que les philosophes deviennent rois, ou que les rois et les princes de ce monde acquièrent l'esprit et la sagesse de la philosophie, et que la grandeur politique et la sagesse se rencontrent en la même personne, et que les natures plus communes qui poursuivent soit l'une soit l'autre mais pas les deux se rangent de côté, les cités ne cesseront de souffrir de ces maux -- ni elles, ni la race humaine ne cesseront de souffrir. Seulement quand les deux seront réunies [sagesse et grandeur politique] notre Etat aura la possibilité de vivre et de voir la lumière du jour.
[Quand Platon parle de "notre Etat", il parle sans doute de son utopie de philosophe fasciné par la force, comme le sont les 3/4 des philosophes après lui. En effet de Platon à Ferry en passant par les philosophes de salon, la plupart sont fascinés par la force car ils voient bien que c'est la seule et vraie voie pour mettre en oeuvre ses idées -- parler et écrire ne suffit pas. Beaucoup de philosophes sont des hommes d'action frustrés car ils n'avaient pas les capacités pour agir. Voilà pourquoi des gens comme Napoléon les fascinent. Il y a une dualité fondamentale entre l'esprit et, non pas la matière, mais l'action qui traverse l'histoire de l'humanité.]
Si cela est vrai, nous devons décider en quoi consiste philosopher, et qu'est-ce que nous entendons par "philosophie". La discussion qui s'ensuit est la partie la plus célèbre de la République, et est peut-être celle qui a eu le plus d'influence. Elle a, pour une part, une extraordinaire beauté littéraire ; le lecteur peut ne pas être d'accord (et c'est mon cas) avec ce qui est dit, mais il ne peut pas ne pas être ému par ce texte.
"La République" de Platon, édition de poche
Distinction entre réalité et apparence
La philosophie de Platon repose sur la distinction entre la réalité et l'apparence, qui a été pour la première fois mise en avant par Parménide ; à travers toute la discussion qui va nous occuper dans ce chapitre, des phrases et des arguments de Parménide reviennent constamment.
Il y a cependant une tonalité religieuse dans les allusions à la réalité, qui est plutôt pythagoricienne que parménidienne ; et il y a beaucoup de mentions des mathématiques et de la musique qui sont directement inspirées par les disciples de Pythagore.
Cette combinaison de logique de Parménide et de détachement des choses de ce monde ["other-wordliness"] de Pythagore et des Orphiques a produit une doctrine qui a été ressentie comme satisfaisante à la fois pour l'intellect et pour les émotions ; le résultat a été une puissante synthèse, qui, avec diverses modifications, a influencé presque tous les grands philosophes, jusqu'à Hegel.
Mais Platon n'influença pas seulement les philosophes. Pourquoi les Puritains avaient-ils des objections contre la musique et les peintures et les rituels magnifiques de l'Eglise catholique ? Vous trouverez la réponse dans le dixième livre de la République. Pourquoi les enfants à l'école apprennent-ils l'arithmétique ? Les raisons sont données dans le Livre VII.
Les paragraphes suivants résument la théorie des idées de Platon.
Résumé de la théorie des idées de Platon, opinion vs connaissance, monde des sens vs monde supra-naturel, apparence (ici-bas) vs réalité (céleste), etc.
Notre question est : Qu'est-ce qu'un philosophe ? La première réponse s'appuyant sur l'étymologie est : un philosophie est un amoureux de la sagesse. Mais ce n'est pas la même chose qu'un amoureux de la connaissance, dans le sens où l'on peut dire qu'un homme curieux du monde extérieur est un amoureux de la connaissance ; la vulgaire curiosité [surtout de type I de Bachelard, voir chapitre I.1.4] ne fait pas un philosophe. La définition doit donc être amendée : un philosophe est un homme qui est amoureux de la "vision de la vérité". Mais en quoi consiste cette vision ?
Considérez un homme qui aime les belles choses, qui met un point d'honneur d'être présent à toutes les premières de nouvelles tragédies, à voir les nouveaux tableaux, à écouter la nouvelle musique. Un tel homme n'est pas un philosophe, car il n'aime que des belles choses, tandis qu'un philosophe aime la beauté elle-même. L'homme qui n'aime que les belles choses rêve, tandis que celui qui aime la beauté absolue est tout à fait éveillé. Le premier a seulement une opinion ; le second a la connaissance.
Quelle est la différence entre "connaissance" et "opinion" ? L'homme qui a la connaissance a la connaissance de quelque chose [R. expose le point de vue de Platon], c'est-à-dire, de quelque chose qui existe, car ce qui n'existe pas n'est rien. (Cela rappelle Parménide.) Ainsi la connaissance est infaillible, puisqu'il est logiquement impossible de se tromper. Mais une opinion peut être erronée. Comment cela se peut-il ? Une opinion ne peut pas se rapporter à quelque chose qui n'existe pas, car c'est impossible ; ni à ce qui est, car alors ce serait une connaissance. Par conséquent une opinion porte sur quelque chose qui à la fois existe et n'existe pas.
[On se rappelle que Parménide est le premier philosophe à avoir introduit des raisonnements sur le monde à l'aide de langage. Platon fait ici pareil. Dans les deux cas le concept d' "existence", le concept de "ce qui existe" par opposition à "ce qui n'existe pas" est central. Or rien n'est plus vague. On peut parfaitement parler de choses "qui n'existent pas" comme les licornes. R. nous a longuement présenté le point de vue de Parménide, selon lequel certes les licornes n'existent pas, mais l'idée qu'on en a existe, etc. Il s'agit d'une voie de garage pour comprendre le monde. Cependant elle joue un rôle fondamental dans la théorie des idées de Platon. Et Platon a été le philosophe dominant tout l'Occident pendant près de 20 siècles, du Ve siècle av JC jusqu'au XIIe siècle après JC. Et il a encore une grande influence sur la pensée occidentale aujourd'hui.]
Mais comment cela est-il possible ? La réponse est que des choses particulières incorporent toujours des caractères opposés : ce qui est beau est aussi, par certains aspects, laid ; ce qui est juste est aussi, à certains égards, injuste ; et ainsi de suite. Tous les objets sensibles particuliers, déclare Platon, ont ce caractère contradictoire ; ils sont ainsi intermédiaires entre être et ne pas être [on notera que dans ces raisonnements spécieux, sinon délirants, le concept géométrique d'intermédiaire est aussi appelé à la rescousse]. Ils conviennent alors à l'expression d'une opinion ; mais telle n'est pas le cas de la connaissance. "De ceux qui voient l'absolu et éternel et immuable, on peut dire qu'ils ont une connaissance, et pas seulement une opinion." Nous arrivons ainsi à la conclusion que l'opinion est une chose appartenant au monde des sens, tandis que la connaissance appartient à un monde super-sensible et éternel ; par exemple, une opinion concernera de belles choses particulières, mais la connaissance concerne la beauté elle-même.
"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", Héraclite
Le seul argument avancé est que c'est self-contradictoire de supposer qu'une chose puisse être à la fois belle et pas belle, ou juste et injuste ; néanmoins des choses particulières semblent combiner de tels caractères contradictoires. Platon en conclut que les choses particulières [= perçues par les sens] ne sont pas réelles. Héraclite a dit : "Nous entrons et n'entrons pas dans le même fleuve ; nous sommes et ne sommes pas." En combinant Héraclite avec Parménide, on arrive au résultat de Platon.
[On peut naturellement renflouer l'argument d'Héraclite pour le rendre acceptable à un esprit moderne : le concept d'un fleuve, par exemple le Rhône, fait à la fois référence à une chose qui ne change pas, le Rhône, et une chose qui change, les eaux du Rhône chaque matin.
Il est plus difficile de renflouer les arguments de Parménide, qui ressortent davantage des jeux de mots et paradoxes : "rien ne change" qui devient carrément "le mouvement n'existe pas".
Cette dernière affirmation ne mérite pas de longues méditations -- sauf à dire, "Parménide ne parle pas du mouvement tel qu'on l'entend" etc.
Mais on est alors revenu au problème de définir un cadre de réflexion, avec des outils fonctionnels, et d'essayer d'éviter les raisonnements-jeux-de-mots.]
"Idées", "formes", "universaux"
Il y a, toutefois, une notion de grande importance dans la doctrine de Platon qui est nouvelle et ne découle pas de ses prédécesseurs : c'est la théorie des "idées" ou "formes". Cette théorie est pour partie logique, et pour partie métaphysique. La partie logique a à voir avec le sens des mots généraux. Il y a de nombreux animaux individuels dont on peut dire avec justesse "c'est un chat". Que voulons-nous dire par le mot "chat" ? Manifestement quelque chose de différent de chaque chat en particulier. Un animal est un chat, semble-t-il, parce qu'il participe de la nature générale de tous les chats. Le langage ne peut pas se passer de mots généraux comme "chat", et de tels mots ne sont pas évidemment pas dénués de sens. Mais si le mot "chat" veut dire quoi que ce soit, il veut dire quelque chose qui est différent de ce chat-ci ou ce chat-là en particulier ; c'est une sorte de "félinité-type-chat" universelle. Ce que ça désigne ne naît pas quand un chat particulier naît, et ne meurt pas quand il meurt. En fait, ça n'a pas de position dans l'espace ni le temps ; c'est "éternel". C'est la partie logique de la doctrine. Les arguments en sa faveur, qu'ils soient en ultime analyse valides ou pas, sont forts, et tout à fait indépendants de la partie métaphysique de la doctrine.
[R. fait une belle prestation pour introduire le concept d' "universel" qui a tant troublé les esprits occidentaux au moins jusqu'à l'apogée de la scolastique au XIIIe siècle. Ils se sont depuis longtemps avérés un concept sans utilité pour comprendre -- c'est-à-dire décrire et prévoir -- le monde, bien qu'ils fassent encore l'objet de cours au Collège de France. Mais, de même que l'astrologue contemporaine Elisabeth Tessier, pour décrocher un doctorat de l'université française, n'a pas fait une thèse sur l'Astrologie, mais une thèse sur l'Histoire de l'Astrologie -- même si elle n'y a parlé que d'Astrologie comme si c'était une discipline opérationnelle --, le cours au Collège de France ne porte pas sur les Universaux, mais sur l'Histoire de la pensée médiévale...]
Comment participer, au XXIe siècle, à la Querelle des Universaux, sans passer pour un scolastique attardé -- une variante de la thèse d'Elisabeth Tessier sur "L'Histoire de l'Astrologie".
Selon la partie métaphysique de la doctrine, le mot "chat" désigne un certain chat idéal, "Le Chat", créé par Dieu, et unique. Des chats individuels particuliers partagent quelque chose avec "Le Chat", mais plus ou moins imparfaitement ; c'est à cause de cette imperfection qu'il y en a beaucoup. Le Chat est réel ; les chats particuliers sont seulement apparents.
[Encore une fois : au-delà de l'apparente subtilité -- un peu vague, il faut bien le dire -- de cette présentation, le concept du "Chat" idéal, et sa distinction d'avec les chats particuliers ne s'est révélé d'aucune utilité pour décrire et comprendre le monde (le test étant des capacités démontrées de prédiction).
S'il a duré si longtemps c'est sans doute car il sert à étayer le concept de Dieu, dans la tentative d'appliquer la logique arithmétique -- qui a atteint un triomphe avec les "incommensurables" de Pythagore -- à la métaphysique.
De nos jours les théories du langage sont moins ambitieuses et plus pragmatiques : l'homme utilise des concepts pour décrire le monde ; certains s'appliquent à des objets en particulier, d'autres à des classes d'objets, etc. Quand on fait des sciences où le concept de vérifiabilité par tous est important, cela est tout à fait opérationnel et suffit.
Evidemment se pose la question de comment procéder quand une personne déclare prédire quelque chose, et même plus tard la vérifier. Le plus simple si la majorité ne partage pas ses perceptions est de l'ignorer. A l'inverse il y a des choses que certains perçoivent clairement et d'autres non. Alors on a le choix entre le subjectivisme le plus pur ou un pragmatisme plus tolérant : certaines personnes sont comme vous, et vous comprennent, mais pas toutes.]
Dans le dernier livre de la République, en préliminaire à la condamnation des peintres, il y a une exposition très claire de la doctrine des idées ou formes.
Là Platon explique, quand un certain nombre d'objets individuels ont un nom en commun, qu'ils ont aussi en commun une "idée" ou "forme". Par exemple, bien qu'il y ait beaucoup de lits, il n'y a qu'une "idée" ou "forme" de lit. De même que l'image réfléchie d'un lit dans un miroir est seulement apparente, et pas "réelle", les nombreux lits particuliers sont irréels, n'étant que des copies de l' "idée", qui est le seul lit réel, et qui est fabriqué par Dieu.
De ce lit-là, fabriqué par Dieu, on peut avoir connaissance, mais sur les nombreux lits fabriqués par des menuisiers on ne peut avoir que des opinions.
Le philosophe, en tant que tel, sera intéressé seulement par le lit idéal unique [fabriqué par Dieu] ; il ne s'intéressera pas aux nombreux lits qu'on peut trouver dans le monde sensible. Il éprouvera une certaine indifférence vis-à-vis des affaires ordinaires du quotidien : "Comment celui qui jouit de la magnificence de l'esprit et qui est le spectateur de tous les temps et de tous les existences, peut-il attacher beaucoup d'importance à la vie humaine ?"
[On notera que sous le beau style, cette phrase est proche de la parole d'un fou. Cependant Platon a eu une influence majeure sur 25 siècles de philosophie !]
Le jeune homme qui est capable de devenir un philosophe sera distingué parmi ses camarades s'il montre qu'il est juste et gentil, féru de connaissances, disposant d'une bonne mémoire et d'un esprit naturellement harmonieux. Alors il sera éduqué pour devenir un philosophe et un gardien.
La protestation d'Adimante
A ce moment-là Adimante intervient en protestant. Quand il essaie d'argumenter avec Socrate, dit-il, il se sent mené dans des raisonnements tortueux à chaque étape, jusqu'à ce qu'à la fin toutes ses convictions passées soient bouleversées. Mais quoi que Socrate puisse dire, il n'en reste pas moins, comme chacun peut voir, que les gens qui se consacrent à la philosophie deviennent d'étranges sortes de monstres, pour ne pas dire des fous irrécupérables ; même les meilleurs d'entre eux sont gâtés par la philosophie et deviennent incapables de rien.
Socrate reconnaît que c'est vrai dans le monde tel qu'il est actuellement, mais il maintient que ce sont les autres qui sont à blâmer, pas les philosophes ; dans une sage communauté les philosophes n'apparaîtraient pas comme des fous ; c'est seulement au milieu des fous que les sages sont jugés dépourvus de sagesse.
Confrontés à ce dilemme, que devons-nous faire ? Il y aurait eu deux façons d'inaugurer notre République : par les philosophes devenant les dirigeants, ou par les dirigeants devenant des philosophes. La première façon semble cependant impossible pour démarrer, car dans une cité qui n'est pas déjà philosophique les philosophes n'ont pas bonne presse. Mais quelqu'un né prince peut être un philosophe, et "un seul est suffisant ; faisons donc en sorte qu'il y ait un homme à la volonté duquel une cité est soumise ; alors il pourra réaliser dans la pratique l'idéal de communauté politique qui laisse le monde si incrédule". Platon espérait avoir trouvé un tel prince en le jeune Denys, tyran de Syracuse, mais le jeune homme s'avéra décevant.
La "vision de la vérité"
Dans les sixième et septième livres de la République, Platon traite de deux questions : 1) Qu'est-ce la philosophie ? 2) Comment un jeune homme ou une jeune femme, d'un caractère convenable, peuvent être éduqués pour devenir philosophes ?
La philosophie, pour Platon, est une sorte de vision, la "vision de la vérité". Ce n'est pas purement intellectuel ; ce n'est pas seulement de la sagesse, mais c'est l'amour de la sagesse. "L'amour intellectuel de Dieu" de Spinoza est tout à fait la même union entre pensée et sensibilité.
Quiconque a fait un travail créatif de quelque sorte que ce soit a fait l'expérience, à un degré plus ou moins fort, de cet état d'esprit dans lequel, après des heures de labeur, la vérité, ou la beauté, apparaît, ou semble apparaître, dans une soudaine gloire -- cela peut ne concerner que des petites choses, ou au contraire concerner l'univers entier. L'expérience, sur le coup, est très convaincante ; les doutes peuvent n'apparaître que plus tard, mais au moment de cette vision on est habité par une grande certitude.
Je pense que la plupart du meilleur travail créatif, en art, en science, en littérature, et en philosophie, a été le résultat d'un tel moment. Si cela vient aux autres comme ça me vient, je ne peux pas dire. Pour ma part, j'ai découvert quand je souhaite écrire un livre sur un sujet, que je dois d'abord m'immerger dans tous ses détails, jusqu'à ce que toutes les parties constitutives du sujet me soient familières ; alors, un jour, si je suis chanceux, je perçois le tout avec toutes ses parties dûment reliées les unes aux autres.
[Après plusieurs heures de travail intellectuel intense sur un sujet, on peut effectivement pendant une heure ou deux être habité par un "sentiment océanique" ; on a le sentiment de "tout comprendre" sur la façon dont fonctionnent l'univers, les hommes et sa propre vie. Cf. idées de Romain Rolland et de Carl Jung.]
Après ça, je n'ai plus qu'à coucher sur le papier ce que je viens de voir. L'analogie la plus proche est montagnarde : d'abord on marche dans la brume dans tout un massif montagneux, jusqu'à ce que chaque chemin, chaque crête et chaque vallée nous soient séparément familier, et puis un jour de beau temps, d'une certaine distance, voir tout le massif dans la lumière de soleil.
Je crois que cette expérience est nécessaire pour faire du bon travail créatif, mais elle n'est pas suffisante ; en effet le caractère subjectif de la certitude qu'elle apporte peut nous induire fatalement en erreur. William James [1842-1910, psychologue et philosophe américain] décrit un homme qui a fait l'expérience de gaz hilarant [type de psychotrope] ; chaque fois qu'il était sous leur influence, il connaissait les secrets de l'univers, mais quand il revenait à lui, il avait tout oublié. Enfin un jour, avec un immense effort, il écrivit les secrets avant que la vision ne s'estompe. Quand il était redevenu sobre, il se précipita pour voir ce qu'il avait écrit. C'était : "Une odeur de pétrole baigne toute l'atmosphère." [Cf aussi les expériences d'écriture en voyage dans les paradis artificiels par les écrivains français de la deuxième moitié du XIXe siècle ; les résultats furent toujours, sans exception, décevants.] Ce qui semble être comme une vision et une compréhension soudaine peut induire en erreur, et doit être testé sobrement, quand l'intoxication divine est passée.
[R. parle de deux types d'intoxication : une qui est une vraie vision, fugitive certes mais fiable, qui aide à comprendre et à produire des oeuvres créatives, et une autre qui est une pure illusion comme l'est l'ivresse alcoolisée par exemple.]
Distinction, par Platon, entre "raison" et "compréhension", et entre "connaissance" et "opinion"
La vision de Platon, en laquelle il croyait totalement quand il écrivit la République, nécessite de sa part en définitive l'aide d'une parabole, la parabole de la caverne, afin de présenter au lecteur sa nature. Mais il y vient après diverses discussions préliminaires, conçues pour que le lecteur voie la nécessité du monde des idées.
D'abord, le monde de l'intellect est distinct, explique-t-il, du monde des sens ; ensuite les perceptions de l'intellect et les perceptions des sens sont chacune à leur tour divisées en deux. Les deux types de perceptions des sens ne nous concernent pas ici ; les deux types de perceptions de l'intellect sont appelées respectivement "raison" et "compréhension".
De ces deux types d'intellect, la raison est la plus élevée ; elle s'occupe des pures idées, et sa méthode est dialectique.
La compréhension est la sorte d'activité intellectuelle utilisée en mathématiques ; elle est inférieure à la raison en ceci qu'elle utilise des hypothèses qui ne peuvent pas être testées. En géométrie, par exemple, nous disons : "Soit ABC un triangle formé de côtés rectilignes." C'est contraire aux règles de demander si ABC est réellement un triangle formé de côtés rectilignes, bien que si on en trace une figure, on puisse être sûr qu'elle ne le sera pas, car on ne peut pas tracer des lignes parfaitement droites. C'est pourquoi les mathématiques ne peuvent jamais nous dire ce qui est, mais seulement ce qui serait si...
Il n'y a pas de lignes parfaitement droites dans le monde sensible ; par conséquent, si les mathématiques doivent être plus que des vérités hypothétiques, nous devons reconnaître l'existence de lignes droites supra-sensibles dans un monde supra-sensible. Ceci ne peut pas être le fait de la compréhension, mais, d'après Platon, ça peut être celui de la raison. Elle nous montre qu'il y a, "dans les cieux", des triangles formés de côtés rectilignes ; sur ceux-ci on peut énoncer des propositions géométriques qui sont des affirmations catégoriques, et non plus seulement hypothétiques.
[Les mathématiciens depuis la fin du XIXe siècle ne s'embarrassent plus de ces distinctions qui évoquent les trois éléments de la Sainte Trinité et la vraie nature de la ou les personnes divines; ils utilisent des éléments fondamentaux, des axiomes et des règles de raisonnements. Mais cela n'a pas été sans peine ; les nombres négatifs apparus entre le XIIe et le XIVe siècle, et les nombres complexes apparus au XVIe, dans les travaux de Del Ferro et Tartaglia, ont troublé les mathématiciens pendant des siècles !
Les nombres longtemps appelés "imaginaires" (par exemple 3 + 2i )sont intéressants : ils ne sont en fait pas plus imaginaires que les nombres négatifs ; et les nombres négatifs ne sont pas plus imaginaires que 1, 2 ou 3.
A la fin du XIXe siècle David Hilbert (1862-1943) a écrit un traité sur les fondements de la géométrie, dans lequel il a expliqué que la "nature" des points et droites et plans n'avait pas d'importance, on pouvait aussi bien raisonner, pour les éléments fondamentaux, sur des tables, des chaises et des pots de bière ; ce qui importait était les axiomes et les règles.
Les mathématiciens se moquent de savoir "où" se trouvent tels ou tels nombres ou telle ou telle structure et "quelle" est leur nature.]
Arrivé ici, il y a une difficulté, qui n'a pas échappé à Platon, et était évidente aux yeux des philosophes idéalistes modernes. Nous avons vu que Dieu n'a fait qu'un seul lit ; il semble naturel de supposer qu'il n'a fait qu'une seule ligne droite. Mais dans le triangle céleste, il a dû faire au moins trois lignes droites. Les objets de la géométrie, bien qu'idéaux, doivent exister en plusieurs exemplaires ; nous avons aussi besoin de cercles qui s'intersectent, donc de plusieurs cercles, et ainsi de suite. Cela suggère que la géométrie, dans la théorie de Platon, n'est pas capable d'atteindre la vérité ultime, mais est condamnée à n'être qu'une partie de l'étude des apparences.
[On voit, quand on accepte l'idée de monde supra-sensible où les choses ne sont pas comme dans le monde sensible, mais sont plus parfaites etc., qu'on n'est jamais très loin de la folie. On est conduit à des spéculations absurdes sur l' "existence" d'une ou plusieurs lignes droites "dans les cieux", etc.
Tout cela serait risible, si les considérations sur la nature de la Sainte Trinité -- on verra le Concile de Nicée en +325, les "hérésies" arienne, nestorienne, monophysite, etc. dans le Livre II du présent ouvrage, sur la philosophie catholique, entre 0 et 1300 -- n'avaient pas conduit les hommes à s'entretuer pendant des siècles.
Et encore de nos jours, des admirateurs de la Sainte Trinité ou d'Aristote ou de Platon vous regardent avec un air violemment peiné quand vous osez leur dire qu'ils retardent. Ils sont habités par la conviction de la vérité de leurs croyances. Leur conviction évoque fortement les commissaires du peuple de sinistre mémoire. Le mieux est de s'en éloigner poliment, car il est impossible de causer avec eux (et s'ils avaient encore du pouvoir, ils l'utiliseraient pour vous détruire).
Il est vrai que les raisons des guerres de religion étaient officiellement des divergences théologiques, mais étaient en réalité des conflits politiques (pouvoir), économiques (possession, consommation), et sociaux (esclavage, soumission, liberté, organisation sociale, tributs, impôts, etc.) ]
Nous allons, cependant, ignorer ce point, sur lequel la réponse de Platon est quelque peu obscure.
Platon cherche à expliquer la différence entre la vision intellectuelle claire [dans le monde supra-sensible] et la vision confuse fournie par les perceptions issues des sens avec une analogie tirée du sens de la vue. La vue, dit-il, diffère des autres sens, puisqu'elle requiert non seulement l'oeil et l'objet, mais aussi la lumière. Nous voyons clairement les objets sur lesquels le soleil brille : au crépuscule nous ne voyons plus que confusément, et dans la nuit noire nous ne voyons rien. Maintenant, le monde des idées est ce que nous voyons quand l'objet est illuminé par le soleil, tandis que le monde des perceptions sensibles est celui de la vision confuse crépusculaire. L'oeil est comparé à l'âme, et le soleil, comme source de lumière, à la vérité ou "Ce qui est Bon".
L'âme est comme un oeil : quand elle pose son regard sur ce sur quoi la vérité et l'existence brille, l'âme perçoit et comprend, et resplendit d'intelligence ;
[on notera qu'au-delà des figures littéraires et du style qui sont indiscutablement élégants, ce sont au mieux des affirmations d'un esprit dominateur, et au pire les élucubrations d'un fou]
mais quand elle se tourne vers le crépuscule où se trouvent les choses en devenir et périssables, alors elle n'a que des opinions. Elle "clignote" en quelque sorte, en ce sens qu'elle a d'abord une opinion, puis une autre, ne peut pas se fixer sur une conviction, et ne semble pas montrer d'intelligence...
Maintenant -- R. paraphrase toujours Platon --, ce qui impartit la vérité à ce qui est connu, et le pouvoir de connaître au sujet connaissant, est ce que je vous invite à désigner du terme de "l'Idée de Ce qui est Bon" ; et c'est aussi, vous serez conduit à observer, la cause de la science.
Parabole de la caverne
Cela conduit à la célèbre image de la caverne, selon laquelle ceux qui n'ont pas de philosophie peuvent être comparés à des prisonniers enchaînés dans une caverne, ne pouvant voir que dans une direction, vers le mur du fond, qui ont derrière eux un feu.
Entre eux et le mur du fond il n'y a rien ; tout ce qu'ils voient est les ombres d'eux-mêmes et d'objets derrière eux (entre le feu et eux) projetées sur le mur devant eux par la lumière du feu. Inévitablement ils considèrent ces ombres comme réelles, et n'ont aucune notion des objets qui les causent.
Enfin un homme réussit à s'échapper de la caverne et à accéder au soleil à l'extérieur ; pour la première fois il voit les vraies choses, et prend conscience que jusqu'à présent il avait été trompé par les ombres.
S'il est le genre de philosophe qui peut devenir gardien, il se sentira la responsabilité d'aller prévenir ses semblables restés prisonniers en retournant dans la caverne, et de leur dire qu'elle est la vérité, et de leur montrer le chemin pour sortir.
[Là encore, il faut noter que sous les images -- qui viennent de Parménide -- et le style élégant -- qui est de Platon -- il s'agit simplement de l'affirmation : "je comprends tout et vous non, et je vais vous expliquer" de n'importe quel prophète illuminé et plus ou moins fou. Le lecteur jugera le dégré de folie de l'Utopie de Platon qu'il voulait mettre en oeuvre quelque part en Méditerranée.]
Mais il aura beaucoup de difficulté à les persuader, car, en sortant en pleine lumière, il verra moins bien les ombres au fond du trou, qu'ils ne les voient, et il apparaîtra à ses semblables encore enchaînés plus stupide que quand il était avec eux.
[C'est le problème de convaincre les autres d'une vision qu'on a et qu'ils n'ont pas. Platon est un bon orateur et un excellent auteur littéraire. Aussi est-il capable d'habiller avec des images et un style remarquables des idées en définitive de dictateur, qui, quand elles ont été appliquées, ont causé des désastres et des souffrances cataclysmiques, mais qui étaient apparemment pour lui inimaginables.]
Parabole de la caverne, exposée dans le Livre VII de la République (traduction d'Émile Chambry)
[Le monde sur le dossier de la banquette, entre la source de lumière et les hommes enchaînés faisant face au mur sur lequel sont projetées des ombres est "le monde idéal supra-sensible des idées et de la perfection" de Platon. Ce n'est pas le monde physique dans lequel on vit et que l'on ne perçoit que par nos sens et nos instruments (qui augmentent le pouvoir de nos sens, comme par exemple un microscope).
Car il est vrai que nous n'avons qu'une connaissance partielle du monde physique, dont la science découvre chaque jour un peu plus.
L'approche scientifico-philosophique qui sépare nettement ce monde physique des perceptions des hommes s'appelle le Réalisme naïf. C'est une vision limitative, consistant à voir le monde comme un immense meccano, figé et qu'il s'agit de découvrir, et indépendant des hommes. Elle empêche les progrès de la compréhension. Elle empêche par exemple d'être à l'aise avec les nombres complexes, ou avec les espaces de Hilbert pour décrire les états d'un système.
Mais ce qu'elle met à la place de l'univers du Réalisme naïf n'est pas le monde supra-sensible de Platon. Elle y met simplement une source, un peu mystérieuse, de phénomènes.]
La parabole de la caverne décrite par Platon dans le dialogue contenu dans le Livre VII de la République
"Socrate : Et maintenant, je dis, je vais montrer à l'aide d'une image ce que c'est qu'est être initié et ne pas l'être : Regarde ! les êtres humains vivent dans une caverne souterraine, son entrée tournée vers la lumière, laquelle entre jusqu'au fond de la caverne ; ils y sont depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, ne pouvant bouger ; ils ne peuvent pas tourner la tête, et ne regardent que devant eux ; au-dessus et derrière eux il y a un feu qui brûle dehors à une certaine distance, et entre le feu et les prisonniers il y a un espace ; et tu verras, si tu regardes bien, dans cet espace, un mur bas, comme l'écran derrière lequel des marionnettistes actionnent leurs marionnettes.
-- Glaucon : Je vois.
-- Socrate : Et vois-tu, je dis, des hommes passant le long du muret transportant toutes sortes de vaisseaux, et de statues et de figures d'animaux faits en bois et en pierre et en d'autres matériaux, qui apparaissent au-dessus du muret ? Certains parlent, d'autres sont silencieux.
-- Glaucon : Tu m'as montré une étrange image, et ce sont d'étranges prisonniers.
-- Socrate : Comme nous-mêmes, répondis-je ; et ils ne voient que leurs propres ombres ou les ombres des uns et des autres, que le feu projette sur le mur du fond de la caverne devant eux."
Fusion entre intellect et mysticisme
La position du Bien dans la philosophie de Platon est spéciale. La science et la vérité sont, dit-il, comme le Bien ; mais le Bien a une place plus élevée. "Le Bien n'est pas l'essence ; il dépasse de loin l'essence en dignité et puissance." La dialectique conduit à la fin du monde intellectuel dans la perception du Bien absolu. C'est par le moyen du Bien que la dialectique est capable de se dispenser des hypothèses des mathématiciens. L'idée sous-jacente est que la réalité, par opposition aux apparences, est complètement et parfaitement Bonne ; percevoir le Bien est par conséquent percevoir la réalité.
A travers toute la philosophie de Platon il y a cette même fusion entre l'intellect et le mysticisme, comme chez les Pythagoriciens, mais quand on atteint le point ultime de sa philosophie c'est clairement le mysticisme qui l'emporte.
Problème des universaux, problème du langage
La doctrine de Platon sur les idées contient un grand nombre d'erreurs évidentes. Cependant, malgré ses fautes, elle marque un progrès important en philosophie, puisque c'est la première théorie à souligner le problème des universaux, qui, sous diverses formes, a perduré jusqu'à nos jours.
[On l'appelait à la fin du Moyen Âge "La Querelle des Universaux". En réalité ce n'est qu'un soi-disant problème : c'est toujours cette question de "savoir" qu'elle est la différence entre le concept de "chat" que j'utilise quand je dis "tiens, un chat" en voyant un chat, et le chat particulier dont je parle.
En outre les penseurs du Moyen Âge, et les professeurs au Collège de France qui n'ont pas dépassé la pensée scolastique, se posent la question de savoir "quelle est la nature de ces universaux ?", ou pire encore "où se trouvent-ils ?", etc.
Un esprit moderne utilise la notion de classe pour désigner différents objets ayant des caractérisitiques communes -- comme les lits, ou les chats -- sans avoir besoin de s'en référer au Lit ou au Chat fabriqués par Dieu.]
Lors de sa première apparition une idée est en général encore mal dégrossie, mais son originalité ne doit pas être ignorée pour autant.
Quelque chose reste de ce que Platon avait à dire, même après que toutes les corrections nécessaires ont été faites. Le minimum minimorum qui reste, même en tenant compte des vues les plus hostiles à Platon, est ceci :
Nous ne pouvons pas nous exprimer avec un langage seulement composé de noms propres. Il nous faut aussi des substantifs généraux comme "homme", "chien", "chat" ; et si on ne veut pas de ces substantifs généraux il nous faut quand même des mots exprimant des relations comme "similaire", "avant", "après", "plus petit que", etc.
De tels mots ne sont pas des bruits dénués de sens ; et il est difficile de voir comment ils peuvent avoir un sens si le monde consiste entièrement et seulement de choses particulières désignées par des noms propres.
[C'est ici un des rares exemples explicites où Russell est pris en flagrant délit de Réalisme naïf -- c'est-à-dire la doctrine selon laquelle le monde consiste en des choses qui existent indépendamment des hommes.
En fait, l'homme est libre d'utiliser les concepts qu'il veut, ou juge utiles, pour décrire l'ensemble des phénomènes qu'on appelle "le monde". Et clairement les concepts-classes, ainsi que les relations de comparaison, sont utiles. Mais ces concepts ne sont pas "du monde", ils sont "de l'esprit de l'homme".
Ce qui est à la fois la force et la limitation de Russell, c'est qu'il est très clair et est capable de présenter de manière organisée et compréhensible des domaines variés de la pensée humaine (philosophie, histoire, sciences politiques, éducation, etc.), mais ce n'est pas un esprit aussi puissant que d'autres au XXe siècle. Il a beau avoir écrit entre 1900 et 1910 un ouvrage monumental de logique mathématique, la thèse principale qu'il y défend -- que les mathématiques peuvent être construites sur une base cohérente garantie -- a été balayée dans un article de logique mathématique de quelques pages par Kurt Gödel en 1931.
Kurt Gödel, mathématicien logicien d'origine autrichienne, 1906-1978
Cela n'a pas empêché Gödel lui-même de finir sa vie en Platonicien et aux trois quarts fou.]
Dans son utilisation des universaux Platon fait une erreur syntaxique analogue à dire "la beauté est belle"
Il y a sans doute des moyens de contourner cet argument [selon lequel il faut des mots généraux], mais quoi qu'il en soit il offre à première vue un soutien vigoureux pour les universaux. Je vais à titre provisoire l'accepter comme ayant un certain degré de validité. Mais quand on accepte cela, le reste de ce que dit Platon n'en est absolument pas la conséquence logique indiscutable.
En premier lieu, Platon n'a aucune compréhension de la syntaxe philosophique. Je peux dire "Socrate est humain", "Platon est humain", et ainsi de suite. Dans toutes ces déclarations, on peut supposer que la mot "humain" a exactement le même sens. Mais quel que soit ce qu'il veut dire, il veut dire quelque chose qui n'est pas Socrate, Platon, ou les autres représentants du genre humain eux-mêmes.
"Humain" est un adjectif ; ce serait dénué de sens de dire "humain est humain". Platon fait cependant une erreur analogue à dire que "humain est humain" ou que " la beauté est belle" ; il pense que l'universel "homme" est le nom d'un homme créé par Dieu, dont les hommes sur terre seraient des copies imparfaites et en quelque sorte "non réelles" [on se rappelle que chez Platon ce qui est "réel" est du monde de la perfection, pas de celui ici-bas.]
Platon ne comprend pas comme est grande la différence entre les universaux et les particuliers ; ses "idées" sont en réalité juste d'autres particuliers, éthiquement et esthétiquement supérieurs à la variété ordinaire.
[Russell fait du philosophisme -- c'est sa formation -- et s'amuse à contrer Platon sur son terrain. En outre R. accorde de l'importance au concept d'universel, ce qui n'est pas mon cas.
Il reproche à Platon de penser que l'universel "homme" est un homme, juste en mieux, alors que selon R. l'universel "homme" est une qualité de tous les hommes, mais n'est certainement pas lui-même un homme, fût-ce en mieux.
Ces considérations seraient intéressantes si elles débouchaient sur des prédictions vérifiables et surprenantes, concernant l'homme ou quoi que ce soit dans le monde, et nous aidaient à mieux le comprendre, mais ce n'est que de la scolastique comme les discussions sur le sexe des anges ou la nature exacte des trois personnages composant la Sainte Trinité.]
La rencontre entre Parménide, Zénon et Socrate
Platon lui-même, plus tard, commença à voir la difficulté, comme on peut le voir dans le Parménide, qui contient l'un des exemples les plus remarquables dans l'histoire d'auto-critique de la part d'un philosophe.
Dans le Parménide le narrateur est supposé être Antiphon (le demi-frère de Platon -- attention il y a plusieurs Antiphons en Grèce antique, plus célèbres que celui-ci), qui seul peut se rappeler la conversation, mais maintenant ne s'intéresse qu'aux chevaux. Les autres protagonistes le rencontrent transportant une bride, et, en insistant, le persuadent de raconter la célèbre conversation entre Parménide, Zénon, et Socrate. Elle eut lieu, nous dit-on, quand Parménide était âgé (d'environ 65 ans), Zénon au milieu de la vie (vers 40 ans), et Socrate était un jeune homme. Socrate expose la théorie des idées ; il est sûr qu'il y a des idées de similitude, justice, beauté et le-fait-d'être-bien ["goodness"] ; il n'est pas sûr qu'il y ait une idée de l'homme ; et il rejette avec indignation la suggestion qu'il pût y avoir des idées de choses comme les cheveux, la boue ou la saleté, bien que, ajoute-t-il, il lui arrive de penser qu'il n'existe aucune chose qui n'ait pas une idée correspondante. Il fuit toutefois cette pensée car il a peur de tomber dans un puits sans fond d'absurdité.
"Oui, Socrate, dit Parménide ; c'est parce que tu es encore jeune ; le temps viendra, si je ne me trompe, quand la philosophie aura une plus grande prise sur toi, et alors tu ne mépriseras pas même les choses les plus viles."
Socrate est d'accord que, d'après lui-même, "il y a certaines choses dont toutes les autres ont la nature [même si imparfaites], et de là vient leur nom ; que les choses similaires le sont car elles partagent la nature "être pareilles" ; et les choses grandes le sont car elles partagent la qualité "être grandes" ; et les choses justes et belles sont justes et belles car elles partagent la qualité "être juste et belle".
Parménide soulève alors une liste de difficultés.
(a) Est-ce qu'un élément partage toute l'idée, ou seulement une partie ? Dans les deux cas il y a des objections. Dans le premier, la même chose est à plusieurs endroits à la fois ; dans le second, l'idée est divisible, et une chose qui est en partie petite sera plus petite que la petitesse absolue, ce qui est absurde.
(b) Quand un élément partage une idée, l'élément et l'idée sont similaires ; par conséquent il va y avoir une autre idée, embrassant à la fois l'idée originelle et le particulier [l'idée de similitude ; noter qu'il y a des gens encore au XXIe siècle qui passent beaucoup de temps à se plonger dans ces discussions du Parménide, et dans d'autres dialogues de Platon, pour essayer d'en tirer toute la sagesse... Quant à nous, ce qui nous intéresse, c'est la tentative de Parménide, de Socrate ou de Platon de comprendre le monde, mais pas d'accorder beaucoup d'importance à leurs idées aujourd'hui.] Et il y en aura encore une autre embrassant les particuliers et deux idées, et ainsi de suite ad infinitum. Ainsi chaque idée, au lieu d'être une devient une série infinie d'idées. (C'est le même argument que celui d'Aristote sur le "troisième homme".)
(c) Socrate suggère que peut-être les idées ne sont que des pensées, mais Parménide souligne que les pensées doivent être quelque chose. [C'est l'idée fixe de Parménide : on ne peut pas parler de ce qui n'existe pas ; et inversement, si on peut parler de qqc, même d'une idée, alors c'est qu'elle est qqc, etc. Bon, je me marre un peu, pour souffler de l'intellectualisme parfois étouffant de Platon (mais ce sera bien pire avec Aristote), mais il faut reconnaître que c'était des recherches, et en tant que telles estimables... En outre Platon écrivait bien, de manière vivante, et attachante...]
(d) Les idées ne peuvent ressembler à des particuliers qui partagent la nature de l'idée, pour la raison donnée au point (b) ci-dessus.
(e) Les idées, s'il y en a, doivent nous être inconnues, car notre connaissance n'est pas absolue.
(f) Si la connaissance qu'a Dieu est absolue, Il ne nous connaîtra pas, par conséquent il ne peut pas nous diriger.
Néanmoins, la théorie des idées n'est pas totalement abandonnée. Sans idée, dit Socrate, il n'y a rien sur quoi l'esprit puisse s'appuyer, et par conséquent tout raisonnement devient impossible. Parménide lui dit que son trouble vient de son manque d'entraînement, mais aucune conclusion définitive n'est atteinte. [C'est aussi une qualité qu'il faut reconnaître à Platon : il laisse le lecteur se faire sa propre opinion -- même s'il l'oriente vigoureusement...]
Je ne pense pas que les objections logiques de Platon à la réalité des particuliers sensibles résisteront à l'examen. Il dit, par exemple, que ce qui est beau est aussi par certains aspects laid ; ce qui est double est aussi moitié ; et ainsi de suite.
[Dans la première phrase R. utilise des notions de philosophie proches de la scolastique : la notion de "réalité" telle qu'il l'utilise est mal définie, et se prête donc à toutes les argumentations.
Dans la seconde phrase, on voit une fois de plus que les philosophes antiques utilisaient le langage à tort et à travers : certes dans une situation qui présente quelque chose de double, il y a aussi des moitiés ; mais de là à dire qu'elle est à la fois double et moitié, c'est attacher au verbe "être" une signification floue, et dépouiller le langage de sa signification.]
Mais quand nous disons d'une certaine oeuvre d'art qui est belle à certains égards, qu'à d'autres égards elle est laide, l'analyse nous permettra toujours (au moins théoriquement) de dire "cet aspect est beau, tandis que tel autre est laid".
Et en ce qui concerne "double" et "moitié", ce sont des termes relatifs ; il n'y a pas de contradiction dans le fait que 2 soit le double de 1 et la moitié de 4 [et surtout 1 soit la moitié de 2].
Platon s'enferre constamment car il ne comprend pas que des termes puissent exprimer une relation et ne pas avoir de sens dans l'absolu. Il pense que si A est plus grand que B mais plus petit que C, alors A est à la fois grand et petit, ce qui semble contradictoire. De tels difficultés sont une maladie infantile de la philosophie.
[Les notions relatives sont une chose que les enfants apprennent tard dans leur développement. Vers cinq ans, ils vous demanderont encore en écartant les mains d'une trentaine de cm : "Dis, Papa, est-ce que ça c'est grand ou petit ?"]
La distinction entre réalité et apparence ne peut pas avoir les conséquences qui lui sont attribuées par Parménide et Platon et Hegel. Si l'apparence réellement apparaît, ce n'est pas "rien", et est donc une partie de la réalité ; c'est là un argument parménidien de la sorte correcte. Et si l'apparence n'apparaît pas, pourquoi se casser la tête à son sujet ? Mais peut-être quelqu'un dira-t-il : "L'apparence n'apparaît pas réellement, mais apparaît apparaître." Cela n'aidera pas, car nous demanderons : "Est-ce que réellement elle apparaît apparaître, ou bien c'est seulement une apparence ?" Tôt ou tard, quelque chose de réel doit arriver à l'apparence, et c'est donc une partie de la réalité. Platon n'oserait pas nier qu'il apparaît qu'il y a plusieurs lits, bien que [selon lui] il n'y a qu'un seul Lit Réel, celui fabriqué par Dieu. Mais il ne semble par avoir fait face aux implications du fait qu'il y a plusieurs apparences, et cette qualité de multiplicité est une partie de la réalité. Toute tentative pour diviser le monde en portions, parmi lesquelles une est plus réelle que l'autre, est condamnée à l'échec.
[Noter que si on passe tant de temps à décortiquer et réfuter ces enfantillages de langage, c'est parce que Platon -- et plus généralement le trio infernal Socrate/Platon/Aristote -- a eu une influence immense sur les 25 siècles qui suivirent. Sinon on n'y prêterait pas plus d'attention qu'à un fou dans un couloir du Palais de la Découverte qui vous explique qu'il a inventé le mouvement perpétuel -- comme j'en rencontrais pafois quand j'étais jeune adolescent. Cependant à l'époque je ne connaissais pas la division en type I, II et III des esprits par Bachelard, et j'étais encore pour longtemps en train de construire une approche type II de la compréhension de l'univers. Mais il y avait aussi une petite voix dans ma tête qui me disait "attention aux certitudes, qui sont souvent le tapis sur lequel il est écrit Bienvenue, à l'entrée de la connerie".]
Liée à ce point est une autre vue curieuse de Platon : celle selon laquelle la connaissance et l'opinion ne portent pas sur les mêmes sujets. Un esprit moderne fera la distinction suivante : Si je pense qu'il va neiger, c'est une opinion ; si plus tard je vois qu'il neige, c'est une connaissance ; mais le sujet est le même dans les deux cas. Platon, lui, pense que ce qui à un moment donné peut être l'objet d'une opinion ne peut jamais être l'objet d'une connaissance. La connaissance est certaine et infaillible ; l'opinion n'est pas simplement faillible, elle est nécessairement erronée, puisqu'elle accepte la réalité de ce qui n'est qu'une apparence. Tout ceci ne fait que répéter ce qu'a dit Parménide. [Ainsi Platon ne répète pas seulement les idées de Socrate, mais aussi celles de Parménide. Ces deux derniers sont un peu moins oppressant que Platon cependant. Mais c'est seulement la suite de l'histoire qui l'a montré.]
L'Un et le plusieurs de Parménide et Platon
Il y a un cas où la métaphysique de Platon est apparemment différente de celle de Parménide. Pour Parménide une seule chose existe : le Un.
[Noter comme ça ne veut rien dire quand on donne aux mots et aux phrases leur sens courant ; et quand on fait un gros effort pour essayer de voir ce que Parménide veut dire, on ne parvient pas à grand chose d'intéressant : soit on enfonce des portes ouvertes, "il n'y a qu'un seul univers" etc. ; soit on parvient à des idées sans intérêt ni utilité ; on ne fait qu'étudier la pensée antique en gestation. Et quand il s'agit de Parménide, on n'est jamais très loin des jeux de mots superficiels. Comme on l'a vu, c'est le premier à avoir dérivé du langage des considérations sur le monde -- un peu comme ces gens pontifiants et cuistres qui au début d'un ouvrage sur n'importe quel sujet commencent pas citer la définition du dictionnaire, comme si les petites mains qui font les dicos étaient plus savantes que ceux qui justement écrivent des ouvrages complets.]
Pour Platon il y a plusieurs idées. Il n'y a pas seulement la beauté, la vérité, et "Ce qui est bien", mais, comme nous l'avons vu, il y a le Lit céleste, fabriqué par Dieu ; il y a l'Homme céleste, le Chien céleste, le Chat céleste [l'Eplucheur d'escargots céleste], et ainsi de suite, toute une Arche de Noé.
Tout cela cependant, semble, dans la République, ne pas avoir été pensé jusqu'au bout. Une idée ou forme platonicienne n'est pas une pensée, bien qu'on puisse y penser. Il est difficile de voir comment Dieu pourrait l'avoir créée, puisque l'existence de cette idée est en dehors du temps. Et Dieu ne pourrait pas avoir décidé de créer un Lit sauf si sa pensée, quand Il s'est décidé, avait eu pour objet précisément le Lit platonicien dont on nous dit qu'Il créa l'existence réelle [réelle = céleste]. Il y a là une contradiction. Pour le dire plus brièvement : ce qui est en dehors du temps ne peut pas avoir été créé.
[On verra bcp loin qu'Avicenne avait des choses sympa à dire sur les idées, dans Dieu, dans les faits, et dans la mémoire des hommes.]
Les contradictions insolubles causées par la distinction entre apparences (ici-bas) et réalité (dans le monde céleste et parfait de Platon)
Nous arrivons ici à une difficulté qui a tourmenté de nombreux théologiens. Seul le monde contingent [un mot à la Sartre, pour dire le monde ici-bas. On dira de manière encore plus moderne "l'ensemble des phénomènes" que par commodité on range dans un espace-temps], le monde dans l'espace et le temps, peut avoir été créé ; or justement il s'agit là du monde de tous les jours dont Platon nous dit que non seulement c'est une illusion, mais en plus il est imparfait.
Donc le Créateur, il semblerait, n'a créé qu'une illusion, et une mauvaise ou imparfaite de surcroît. Certains Gnostiques poussèrent l'exigence de cohérence jusqu'à adopter cette vue ; mais dans Platon la difficulté est encore sous la surface, et il semble que Platon, dans la République, n'en ait jamais été conscient.
Le philosophe qui doit devenir un gardien, d'après Platon, retourne dans la caverne et vit au milieu de ses congénères qui n'ont jamais vu le soleil de la vérité. Il semblerait que Dieu lui-même, s'Il souhaite amender Sa création, devrait faire pareil ; un chrétien platonicien pourrait interpréter ainsi l'Incarnation.
Mais il demeure parfaitement inexplicable que Dieu ne se soit pas simplement satisfait du monde des idées. Le philosophe constate l'existence de la caverne, et il y retourne par bienveillance ; mais le Créateur, s'Il a créé toutes choses, pourrait, on penserait, avoir totalement évité la caverne.
Peut-être que la difficulté provient seulement de la notion chrétienne de Créateur, et n'est pas à mettre au compte de Platon, car celui-ci n'a pas dit que Dieu avait tout créé, mais seulement qu'il avait créé ce qui est bien. La multiplicité du monde sensible, selon cette vue, aurait une autre origine que Dieu. Et les idées, peut-être, n'auraient pas tant été créées par Dieu, qu'elles ne seraient Son essence. [C'est une de ces contorsions dans la définition de Dieu, pour que ça élimine les contradictions que voit celui qui parle.]
L'apparent pluralisme impliqué par la multiplicité des idées ne serait ainsi pas ultime. En dernier ressort il y aurait seulement Dieu, ou "Ce qui est Bien", dont les idées ne seraient en quelque sorte que des adjectifs. C'est, en tout cas, une interprétation possible de Platon.
L'éducation des gardiens
Platon passe ensuite à une intéressante description schématique de l'éducation qu'il convient de donner à un jeune homme destiné à être un gardien. Nous avons vu que le jeune homme est sélectionné pour cet honneur sur la base d'une combinaison de qualités intellectuelles et morales ; il doit être juste et gentil, amoureux de la connaissance, avec une bonne mémoire et un esprit harmonieux.
Le jeune homme ainsi sélectionné pour ses mérites passera les années entre 20 et 30 ans sur les quatre disciplines pythagoriciennes : arithmétique, géométrie (plane et solide), astronomie et harmonie [ce qu'on appelle le Quadrivium].
Quadrivium antique, c'est-à-dire les quatre disciplines de l'enseignement de base.
Ces études ne sont pas poursuivies dans un quelconque esprit d'utilité, mais afin de préparer son esprit à la vision des choses éternelles. En astronomie, par exemple, il ne doit pas trop se préoccuper des corps célestes eux-mêmes que l'on peut observer dans le ciel, mais plutôt des mathématiques de leur mouvement [à l'époque de Platon ce n'était pas grand chose de plus que le mouvement général de la voute céleste, et les cycles particuliers de certains astres (les planètes, la lune et le soleil), avec des bizarreries, voir infra]. Cela peut paraître absurde à un esprit moderne, mais, aussi étrange que cela puisse paraître, cela s'avéra utile du point de vue des liens avec l'astronomie empirique. La façon dont cela s'est déroulé est curieuse et mérite quelques mots.
Les mouvements apparents des planètes, jusqu'à qu'ils aient été profondément analysés, apparaissent irréguliers et compliqués, et pas du tout comme un Créateur pythagoricien les aurait choisis [c'est comme pour les irrationnels, et même pour la gamme tempérée qui n'est pas tout à fait harmonieuse d'un point de vue mathématique].
Il était évident pour tout Grec de l'Antiquité que les cieux devaient être un exemple de beauté mathématique, ce qui aurait dû impliquer que les planètes bougeassent sur des cercles [et avec une progression constante dans le temps -- i.e. sans retour en arrière]. C'était évident en particulier pour Platon, avec sa fixation sur "Ce qui est Bon" ou Beau. Le problème suivant se posait donc : y a-t-il une hypothèse qui réduira le désordre apparent du mouvement des planètes à ordre beau et simple ? [Elle finit par être trouvée par Copernic, Kepler et Newton -- même si Copernic a des prédécesseurs dans l'Antiquité (comme Aristarque de Samos -310, -230), voir ci-dessous.]
Si une telle hypothèse existe elle renforcera l'idée du Beau, et inversement. Aristarque de Samos trouva une telle hypothèse : toutes les planètes, y compris la terre, tournent autour du soleil avec des orbites circulaires.
Cette vue a été rejetée pendant 2000 ans, en partie sur l'autorité d'Aristote, qui attribue une hypothèse similaire "aux Pythagoriciens" (voir Aristote, Sur les Cieux, 293 a). Elle a été réactivée par Copernic (1473-1543), et son succès pourrait sembler conforter le biais esthétique de Platon en astronomie.
Malheureusement Kepler (1571-1630) découvrit [en exploitant avec une grande persévérance des données collectées avec le plus grand soin par Tycho Brahé (1546-1601)] que les planètes se meuvent sur des ellipses, pas des cercles, avec le soleil en l'un de leur deux foyers ; ensuite Newton découvrit que ce ne sont pas exactement des ellipses [à cause des interférences gravitationnelles de plusieurs corps -- ce qui permit même à Le Verrier (1811-1877) de calculer la position d'une planète hypothétique, pour expliquer les petites aberrations dans le mouvement d'Uranus, et conduisit à à la découverte de Neptune]. Et donc la simplicité géométrique recherchée par Platon, et apparemment trouvée par Aristarque de Samos, s'est avérée illusoire [mais a conduit à pas mal de recherches débouchant sur des découvertes -- on peut dire que c'est encore le cas en physique : les chercheurs recherchent des lois simples et belles, cf. "It must be beautiful" de Graham Farmelo, en sautant la contribution de R. Penrose].
Cet élément d'histoire des sciences illustre une maxime générale : que n'importe quelle hypothèse, aussi absurde soit-elle, peut être utile à la science, si elle permet à un découvreur de concevoir les choses d'une façon nouvelle ; mais qu'une fois qu'elle a accompli sa fonction par chance, elle peut devenir un obstacle à des progrès ultérieurs. La croyance en l'importance du Beau comme clé à la compréhension scientifique a été utile, à une certaine étape, en astronomie, mais a été un frein à des étapes ultérieures. Le biais éthique et esthétique de Platon, et encore plus d'Aristote [comme nous verrons], a beaucoup contribué à tuer la science grecque.
Il est intéressant de noter que les Platoniciens modernes, à de rares exceptions près, ignorent les mathématiques, en dépit de l'immense importance que Platon attachait à l'arithmétique et la géométrie, et l'immense influence que ces deux disciplines ont eu sur sa philosophie. C'est un exemple des effets néfastes de la spécialisation : un homme ne doit pas écrire sur Platon s'il n'a pas passé sa jeunesse sur le grec, au point de ne pas avoir eu de temps pour les choses que Platon jugeait importantes.
[De même, de nos jours, en France, les philosophes sont généralement totalement ignorants des mathématiques ou de la science la plus élémentaire. Ils peuvent ainsi continuer à se creuser la cervelle sur le paradoxe de Zénon d'Elée, en prétendant que c'est très subtil, sur les universaux, ou sur une tentative d'identification du principe d'incertitude d'Heisenberg dans des problèmes sociaux ou philosophiques courants -- j'en ai malheureusement connus quelques-uns (estimables par ailleurs) -- mais là, on n'était pas loin de l'imposture.]
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[Epilogue
On a parfois le sentiment que si Platon revenait, il dirait avec effarement : "Ah bon, vous avez passé 25 siècles à étudier ma parabole de la caverne (en réalité d'origine orphique) ! Mais c'était juste une petite idée sans prétention jetée sur le papyrus, que je n'ai jamais pris la peine d'étayer ni de développer. Ce n'était rien de sérieux. Je spéculais juste sur ce que pouvait être le monde ici-bas qui nous est accessible par nos sens et sur lequel on réfléchit aussi. Il ne fallait pas accorder plus d'importance que ça à mes élucubrations."]