HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945
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I.1.1 : L'ESSOR DE LA CIVILISATION GRECQUE
"Miracle grec"
Dans toute l'histoire, rien n'est plus étonnant ni plus difficile à expliquer que l'essor soudain de la civilisation grecque. Beaucoup de ce qui constitue une civilisation existait déjà depuis des milliers d'années en Egypte et en Mésopotamie, et s'était répandu dans les pays alentour. Mais certains éléments étaient absents, jusqu'à ce que les Grecs les apportent. Chacun est familier avec ce qu'ils ont produit en art et en littérature, mais ce qu'ils ont fait dans le domaine purement intellectuel est encore plus extraordinaire. Ils ont inventé les mathématiques, les sciences et la philosophie. Ils ont écrit de l'histoire par opposition à simplement tenir des chroniques. Ils ont spéculé librement sur la nature du monde et les buts de la vie, sans être entravés par le carcan d'une quelconque orthodoxie héritée.
L'arithmétique et un peu de géométrie existaient déjà chez les Egyptiens et les Babyloniens, mais principalement sous forme de règles du pouce ou d'accumulation de faits. Le raisonnement déductif à partir de prémisses générales est une innovation grecque.
Ce qui s'est passé est tellement extraordinaire, que jusqu'à récemment, les hommes se contentaient d'admirer bouche bée les Grecs et de parler avec des accents mystiques de leur génie. Il est cependant possible de comprendre le développement de la Grèce en termes plus factuels, et cela présente beaucoup d'intérêt de le faire.
La philosophie commence avec Thalès qui, par chance, peut être daté par le fait qu'il prédit une éclipse qui, d'après les astronomes, a eu lieu en l'an 585 av JC. La philosophie et la science qui n'étaient à l'origine pas séparées sont donc nées en même temps au début du VIe siècle av JC. Que s'est-il passé en Grèce [en matière de science et de philosophie] et dans les pays avoisinant avant cette époque ? Toute réponse doit nécessairement être en partie conjecturale, mais l'archéologie, au XXe siècle, nous a donné beaucoup plus de connaissances que n'en avaient nos grands parents.
L'art de l'écriture a été inventé en Egypte vers 4000 av JC, et en Mésopotamie peu de temps après. Dans chaque pays l'écriture commença avec des dessins des objets signifiés. Ces dessins devinrent rapidement conventionnels, de telle sorte que les mots furent représentés par des idéogrammes, comme ils le sont toujours en Chine. Au cours de millénaires, ce système malcommode évolua en écriture alphabétique [qui note les sons au lieu des mots, ce qui présente beaucoup d'avantages]. Grâce à l'écriture, quand nous savons la déchiffrer, nous pouvons compléter les connaissances que nous apporte l'archéologie.
Les civilisations environnantes plus anciennes : Egypte, Mésopotamie, etc.
Le développement de la civilisation en Egypte et en Mésopotamie est dû à l'origine au Nil, au Tigre et à l'Euphrate, qui rendirent l'agriculture très facile et très productive. La civilisation était, par beaucoup d'aspects, similaire à ce que les Espagnols découvrirent au Mexique et au Pérou. Il y avait des rois divins, avec des pouvoirs despotiques ; en Egypte, le roi [= pharaon] possédait toutes les terres. Il y avait une religion polythéiste, avec un dieu suprême avec lequel le roi avait une relation spéciale et intime. Il y avait une aristocratie militaire et aussi une aristocratie de prêtres, le clergé. Ce dernier était souvent en mesure d'empiéter sur le pouvoir royal, si le roi était faible ou s'il était engagé dans une guerre difficile. Les cultivateurs du sol étaient des serfs, appartenant au roi, à l'aristocratie et au clergé.
Il y avait une différence considérable entre la théologie égyptienne et celle babylonienne [R. semble englober dans le terme "babylonien" les différents royaumes et empires de Mésopotamie depuis les Sumériens jusqu'aux Mèdes et Babyloniens récents (après -612 jusqu'à la conquête perse puis macédonienne), en passant par les Akkadiens et les Assyriens.]
Le monde avant -1000 (source : www.hyperhistory.com)
Les Egyptiens étaient préoccupés par la mort, et croyaient que les âmes des morts descendaient dans le monde souterrain, où Osiris jugeait ce qu'avait été leur vie sur terre. Ils pensaient que l'âme finalement reviendrait vers le corps ; cela conduisit à la momification et à la construction de splendides tombes. Les pyramides furent construites par divers rois à la fin du IVe millénaire [i.e. vers - 3000] et le début du IIIe. Après cette époque, la civilisation égyptienne devint de plus en plus stéréotypée, et le conservatisme religieux rendit le progrès impossible. Vers -1800 l'Egypte fut conquise par des Sémites appelés Hyksos (voir image chronologique ci-dessus) qui dirigèrent la région pendant environ deux siècles. Ils ne laissèrent aucune marque permanente sur l'Egypte, mais leur présence [là et en Mésopotamie] a dû aider à la diffusion de la civilisation égyptienne en Syrie [= Assyrie] et Palestine. [Nous verrons en effet plus tard l'influence de la cosmogonie et des mythes égyptiens sur ceux des différents peuples de Mésopotamie et en Grèce. Les contacts entre l'Egypte et la civilisation minoenne eurent aussi lieu, forcément, par la mer.]
Le monde entre -1000 et -500 (source : www.hyperhistory.com)
La Babylonie [= la Mésopotamie] eut un développement plus guerrier que l'Egypte. Au départ, la race dominante n'était pas les Sémites, mais les "Sumériens" [découverts seulement au XIXe siècle. Ils remontent à -3500 -2500 environ], dont l'origine est inconnue. Ils inventèrent l'écriture cunéiforme, que les conquérants sémites (akkadiens, assyriens) adoptèrent. [Cette écriture, dans un processus tenant de la sténo et aussi du rébus, devint rapidement syllabique, si bien que, comme l'alphabet latin, elle permet d'écrire différentes langues. cf sarcophage d'Ahiram, c. -1000, dont le pourtour du couvercle porte la première inscription en caractères phéniciens.] Durant une période [avant l'émergence du premier empire en Mésopotamie, l'empire akkadien], il y avait diverses cités qui se battaient entre elles, mais à la fin Babylone domina [remplaça l'empire akkadien] et établit un empire [= ancien empire babylonien c.-2000 -1500, avant d'être conquis par les Assyriens].
Les dieux des autres cités mésopotamiennes devinrent subordonnés à Marduk, le dieu de Babylone. Celui-ci acquit ainsi une position comparable à celle détenue plus tard par Zeus dans le panthéon grec. La même sorte de chose s'était déroulée en Egypte, mais à une époque beaucoup plus reculée. Les religions d'Egypte et de Babylonie, comme d'autres anciennes religions, étaient à l'origine des cultes de la fertilité. La terre était femelle, et le soleil mâle. Le taureau était généralement considéré comme l'incarnation de la fertilité masculine, et les dieux-taureaux étaient courants.
A Babylone, Ishtar, la déesse de la terre était la déesse suprême parmi les divinités féminines. Dans toute la partie ouest de l'Asie, la Grande Mère était l'objet d'un culte sous divers noms. Quand les colonisateurs grecs en Asie mineure trouvèrent des temples qui lui étaient dédiés, ils la nommèrent Artémis et reprirent à leur compte les cultes antérieurs. C'est l'origine de la "Diane des Ephésiens". La chrétienté la transforma en la Vierge Marie [qui, selon certaines traditions catholiques, est enterrée à Ephèse], et c'est un concile à Ephèse qui légitima le titre de "Mère de Dieu" appliqué à Notre Dame.
Anahita (déesse de la fertilité de la terre dans l'ancienne Perse) et Ishtar (son équivalente en Mésopotamie).
Là où une religion était liée au gouvernement d'un empire, les motifs politiques faisaient beaucoup pour transformer ses caractéristiques primitives. Un dieu ou une déesse devenait associé avec l'Etat, et devait donner non seulement une récolte abondante, mais la victoire à la guerre. Une riche caste de prêtres élaborait les rites et la théologie, et ajustait en un panthéon [plus ou moins] cohérent les diverses divinités venant des différentes parties de l'empire. A travers leur association avec le gouvernement, les dieux devenaient aussi associés avec la moralité.
[J'ai toujours pensé que "la morale" d'une société, c'est-à-dire l'ensemble des règles morales en vigueur dans cette société, n'était que le résultat de très longs ajustements au cours des millénaires : ce qui est dangereux pour la cohésion sociale et donc la société dans son ensemble est "immoral" (ex. voler ou tuer son voisin, mais pas un ennemi d'une autre nation), ce qui ne présente pas de danger n'est pas immoral (ex. coucher avec son poisson rouge).]
Ceux qui établissaient les codes de loi déclaraient avoir reçu leurs instructions d'un dieu ; ainsi enfreindre la loi était impie. Le plus ancien code connu est celui d'Hammourabi, roi de l'ancien empire babylonien [à l'époque de la rédaction du livre de R. on le mettait vers -2100 ; aujourd'hui c'est plutôt vers -1750] ; ce code, déclarait Hammourabi, lui avait été délivré par Marduk. [On se rappelle plus tard les dix commandements transmis à Moïse par Dieu.] Le lien entre religion et moralité est devenu progressivement de plus en plus étroit durant toute l'Antiquité.
La religion babylonienne, contrairement à celle égyptienne, était davantage concernée par la prospérité dans ce monde-ci que par le bonheur dans l'autre. La magie, la divination, et l'astrologie, bien que pas spécifiquement babyloniennes, y étaient plus développées qu'ailleurs. Et c'est principalement via Babylone qu'elles acquirent leur importance par la suite dans toute l'Antiquité. De Babylone viennent certaines choses qui appartiennent à la science : la division du jour en 24 heures, et du cercle en 360 degrés ; ainsi que la découverte d'un cycle dans les éclipses, qui permit de prédire les éclipses de lune avec une certaine précision, et celles de soleil avec une certaine probabilité [car quand ces dernières ont lieu, elles ne concernent pas toute la terre]. Cette connaissance babylonienne, comme nous allons le voir, parvint jusqu'à Thalès.
Les civilisations d'Egypte et de Mésopotamie étaient au départ agricoles, et celles des nations alentour pastorales. Un nouvel élément arriva avec le développement du commerce, qui à l'origine était presque exclusivement maritime. Jusqu'aux bouleversements causés en Méditerranée orientale, entre -1200 et -1000, par l'arrivée des "peuples de la mer", les armes étaient faites en bronze, et les nations qui n'avaient pas les métaux nécessaires [cuivre et étain] sur leur propre territoire étaient obligées de se les procurer par le commerce ou la piraterie [cf. les fouilles archéologiques de la cargaison de l'épave du navire ayant fait naufrage à Uluburun le long de la côte sud de l'actuelle Turquie au XIVe siècle av JC]. La piraterie était un expédient temporaire, et là où les conditions sociales et politiques étaient à peu près stables, le commerce s'avérait plus profitable.
Civilisation minoenne
En matière de commerce, l'île de Crète semble avoir eu un rôle pionnier. Pendant environ onze siècles, de -2500 à -1400, une culture avancée, appelée minoenne, a existé en Crète. Ce qui est parvenu jusqu'à nous de l'art crétois minoen donne une impression de joie de vivre et de luxe presque décadent, très différent des effrayantes ténèbres des temples égyptiens.
Grèce, mer Egée, et Crète (en bas) | Art minoen, fresque, palais de Cnossos, Crète |
Sur cette importante civilisation presque rien n'était connu jusqu'aux excavations de Sir Arthur Evans [à partir de 1900] et d'autres. C'était une civilisation maritime, en contact étroit avec l'Egypte (sauf durant la domination Hyksos). L'examen de peintures, bas-reliefs et objets en Egypte montre que le commerce entre l'Egypte et la Crète était très important. Il était assuré par des marins crétois, et atteignit son apogée aux environs de -1500. [La civilisation minoenne déclina rapidement après une catastrophe naturelle qui la dévasta, vraisemblablement une explosion volcanique en mer Egée + un séisme + un tsunami, vers -1450.] La religion crétoise semble montrer quelques affinités avec celles de Syrie [= Assyrie] et d'Asie mineure, tandis que l'art crétois est plus proche de celui d'Egypte, même s'il est très original et étonnamment plein de vie. Le centre de la civilisation crétoise est ce qu'on appelle "le palais de Minos" à Cnossos, dont des souvenirs ont perduré dans les récits traditionnels de la Grèce classique [dédale, Ariane, Icare, Minotaure...]. Les palais de Crète étaient d'une beauté éblouissante, mais furent définitivement détruits vers la fin du XIVe siècle [années -1400 à -1301], probablement par des envahisseurs venus de Grèce. La chronologie de l'histoire crétoise est reconstituée à partir d'objets égyptiens trouvés en Crète, et d'objets crétois trouvés en Egypte ; toute notre connaissance est dérivée de fouilles archéologiques.
[Quand R. écrivait son livre Michael Ventris n'avait pas encore déchiffré l'écriture dite Linéraire B, trouvée à Cnossos, qui s'est avérée être une forme très ancienne de grec et a permis d'avoir aussi des informations écrites. Voir aussi les deux articles du Monde en 2019 civilisation minoenne et langues minoennes.]
Les Crétois vénéraient une déesse, ou peut-être plusieurs déesses. La déesse la plus indubitable est la "Maîtresse des Animaux", qui était une chasseresse, et probablement la source de la classique Artémis. Elle avait un jumeau ou conjoint mâle, le "Maître des Animaux", mais il apparaît moins important. C'est à une date ultérieure qu'Artémis fut identifiée avec la "Grande Mère" d'Asie Mineure.
[La "Grande Mère", sous différents noms, semble avoir été une déesse de la féminité, de la reproduction et de la maternité dans tout le Moyen Orient néolitique et sans doute même avant. Les noms d'Astarté et d'Ishtar sont clairement des déformations d'un même nom. Cependant, avant l'apparition de l'écriture, nos connaissances sur son culte -- étendu sur de vastes régions allant d'Europe de l'Ouest jusqu'à la Chine occidentale -- ne peuvent être qu'hypothétiques, fondées sur des données archéologiques et des déductions rationnelles. Il est clair que la reproduction féminine, pourtant similaire à celle des femelles animales, était vue avec mysticisme. En outre les jeunes femmes vierges étaient considérées comme ayant beaucoup de prix dans les échanges entre communautés.]
Elle, ou une autre, était aussi une mère ; la seule déité masculine, à part le "Maître des Animaux", est son jeune fils. Quelques éléments semblent indiquer qu'il y avait une croyance en une vie après la mort, dans laquelle, comme dans la croyance égyptienne, les actions faites durant la vie sur terre recevaient une récompense ou une rétribution. Mais, globalement, les Crétois, d'après leur art, semblent surtout avoir été un peuple heureux de vivre, peu oppressé par des superstitions lugubres. Ils raffolaient des combats de taureaux, dans lesquels des toréadors femmes aussi bien qu'hommes exécutaient d'impressionnantes figures acrobatiques. Les combats de taureaux étaient des célébrations religieuses, et Sir Arthur Evans estime que ceux qui y prenaient une part active appartenaient à la plus haute noblesse. Les images qui ont survécu sont pleines de mouvement et de réalisme.
Les Crétois avaient une écriture linéaire, mais elle n'a pas encore était déchiffrée [en réalité il y en avait deux, le linéaire A et le linéaire B, et le linéaire A a lui-même des éléments syllabiques et d'autres apparemment hiéroglyphiques ; le deuxième, i.e. le linéaire B, a été déchiffré en 1952, c'est, on a vu, une forme ancienne de grec ; le premier, c'est-à-dire le linéaire A, n'était toujours pas déchiffré en 2018 ; les spécialistes sont partagés entre une origine sémitique, comme l'ougaritique ou le phénicien, ou bien indo-iranienne]. Chez eux les Crétois étaient un peuple pacifique, et leurs villes n'avaient pas de murailles ; il ne semble pas faire de doute qu'ils étaient protégés par leur situation insulaire et défendus par une force maritime.
Civilisation mycénienne, et vagues d'invasions (achéenne, dorienne, ionienne)
Avant sa destruction entre -1400 et -1200, la culture minoenne se répandit, aux environs de -1600, en Grèce continentale, où elle survécut, évoluant par étapes, jusqu'aux environs de -900. Cette culture de Grèce continentale [parallèle à la fin de la culture minoenne et qui en quelque sorte prend sa suite] s'appelle la culture mycénienne ; elle est connue par des tombes de rois, et des forteresses construites sur des éminences, qui révèlent une plus grande crainte de la guerre que l'état d'esprit qui avait existé en Crète. Les tombes et les forteresses restèrent, comme des éléments anciens et frappants, dans l'imaginaire de la Grèce classique. Les plus anciens objets d'art qu'on y trouve dans les palais sont en réalité soit des produits de l'artisanat crétois, soit des imitations proches. La civilisation mycénienne, même si c'est à travers un brouillard de légendes, est celle décrite dans Homère.
Il y a beaucoup d'incertitude concernant les Mycéniens. [Rappel : tout le paragraphe -- en fait tout le livre, bien sûr -- a été écrit dans les années 1940.] Doivent-ils leur civilisation au fait qu'ils ont été conquis par les Crétois ? Parlaient-ils grec, ou bien étaient-ils une race précédente indigène ? Aucune réponse définitive à ces questions n'est possible aujourd'hui, mais des signes suggèrent que c'était probablement des conquérants parlant grec, et qu'au minimum leur aristocratie était formée d'envahisseurs venant du nord, qui apportèrent la langue grecque avec eux. [Cette denière hypothèse est difficilement compatible avec le fait que le linéaire B était du grec. Il est plus probable que les envahisseurs venant du nord adoptèrent la langue du peuple qu'ils conquirent.]. Les Grecs arrivèrent en Grèce en trois vagues successives, d'abord les Ioniens, puis les Achéens, enfin les Doriens. Les Ioniens semblent, bien qu'ils aient été des conquérants, avoir presque totalement adopté la civilisation crétoise, comme le firent plus tard les Romains avec la civilisation grecque. Mais les Ioniens furent bousculés, et largement dépossédés, par leurs successeurs, les Achéens. Nous savons, grâce aux tablettes hittites trouvées à Boghaz-Keui, qu'au quatorzième siècle av JC les Achéens avaient un grand empire organisé.
Finalement, la civilisation mycénienne, qui avait été affaiblie par les guerres avec les Ioniens et les Achéens, fut pratiquement détruite par les Doriens, les derniers des envahisseurs grecs [au début du XXIe siècle ce qu'on appelait "l'invasion dorienne", comme formant une troisième grande vague d'envahisseurs, est remise en question, mais la structure générale des évènements conduisant à la Grèce classique reste la même]. Alors que les précédents envahisseurs, avaient largement adopté la religion minoenne, les Doriens conservèrent la religion indo-européenne originelle de leurs ancêtres. La religion de la période mycénienne, cependant, perdura, particulièrement au sein des couches populaires, si bien que la religion grecque de la période classique fut un mélange des deux. Certaines des déesses classiques étaient d'origine mycénienne.
[Rappel de la chronologie de la Grèce antique continentale. Il y a trois grandes périodes :
- la période "mycénienne" : - 1600 à - 1100
- les siècles obscurs : -1100 à -800, chute de la civilisation, disparition de l'écriture (qui était l'écriture ancienne, n'utilisant pas l'alphabet phénicien ; il y avait alors le linéaire A et le linéaire B)
- l'antiquité grecque "classique", les Grecs ont à nouveau une écriture, cette fois-ci utilisant l'alphabet phénicien (auquel ils rajoutèrent des voyelles). Cette troisième partie se subdivise aussi en trois sous-parties :
- période archaïque : -800 jusqu'aux guerres avec la Perse qui débutent vers -500
- période classique : -500 à -300 (Alexandre est mort en -323)
- période hellénistique : de la mort d'Alexandre à 0.]
Bien que le compte-rendu qui vient d'être donné soit le plus probable, il faut se souvenir que nous ne savons pas si les Mycéniens étaient des Grecs ou pas. [Depuis que R. a écrit cela, la question a été tranchée par l'affirmative.] Ce que nous savons est que leur civilisation déclina, que vers l'époque où elle s'acheva le fer avait remplacé le bronze, et que pour quelques temps la suprématie sur mer était passée aux Phéniciens.
[Les "Peuples de la mer" entre -1200 et -1000 semèrent aussi un grand désordre dans toute la Méditerranée orientale, et sont pour partie responsables du passage de l'âge du bronze à l'âge du fer -- quand ils détruisirent la civilisation hittite, qui avait la première maîtrisé la métallurgie du fer, et que sa technologie diffusa dans tout le Moyen-Orient ainsi qu'en Grèce. Voir par exemple la destruction d'Ougarit racontée par Richard Miles dans son livre "Ancient Worlds".]
A la fin de la période mycénienne et un peu au-delà, certains des envahisseurs s'installèrent et pratiquèrent l'agriculture, tandis que d'autres continuèrent leur avancée, d'abord [vers l'est] dans les îles de la mer Egée et sur la côte de l'Asie mineure, qu'on a appelée dans l'Antiquité l'Ionie, ensuite [dans l'autre direction, vers l'ouest] en Sicile et en Italie du Sud, formant ce qu'on a appelé la Grande-Grèce. Dans ces différentes régions ils fondèrent des villes qui vécurent du commerce maritime. Ce fut dans les villes [d'Ionie en Asie mineure, et du sud de l'Italie et en Sicile] que les Grecs firent leur premières contributions qualitativement nouvelles à la civilisation occidentale ; la suprématie d'Athènes vint plus tard, et fut elle aussi quand elle advint associée à la puissance navale.
Le territoire continental de la Grèce est montagneux et pour la plus grande part infertile. Il y a cependant de nombreuses vallées fertiles, disposant d'un accès facile à la mer, mais séparées les unes des autres par des montagnes rendant les communications terrestres malaisées. Dans ces vallées des petites communautés se développèrent séparément, vivant de l'agriculture, et centrées autour d'une ville, généralement proche de la mer. Dans de telles circonstances, il était donc naturel qu'à mesure que les communautés croissaient jusqu'à atteindre une population qui ne pouvait plus vivre seulement des ressources internes de leur territoire, ceux qui ne pouvaient plus vivre de la terre se tournaient vers l'aventure maritime. [Ce sont ceux qui "continuèrent à avancer" mentionnés dans le paragraphe précédent.]. Les villes de Grèce continentale fondèrent des colonies, souvent en des endroits où il était beaucoup plus facile de trouver de quoi vivre que ça n'avait été le cas dans leur région d'origine. Ainsi dès les premières époques historiques les Grecs d'Asie mineure, de Sicile et d'Italie étaient beaucoup plus riches que ceux de Grèce continentale.
Diversité et inégalité de développement des systèmes sociaux et politiques
Le système social était très différent dans différentes parties de la Grèce. A Sparte, une petite aristocratie subsistait grâce au travail de serfs opprimés qui étaient d'une race différente [les ilotes] ; dans les régions agricoles les plus pauvres, la population consistait principalement en des fermiers cultivant leur propre terre avec l'aide de leur famille. Mais où le commerce et l'industrie étaient florissants, les citoyens libres s'enrichissaient en employant des esclaves masculins dans les mines, et féminins dans l'industrie textile. Ces esclaves provenaient, en Ionie, de la population barbare environnante [on se rappelle que "barbare", dans la culture grecque, veut simplement dire "qui ne parle pas grec"], et étaient toujours obtenus tout d'abord en faisant la guerre. Avec l'accroissement de la richesse les femmes respectables furent de plus en plus isolées au sein de la société grecque, et eurent un rôle de moins en moins important dans les aspects civilisés de la vie grecque, sauf à Sparte et à Lesbos.
Il y eut une évolution très générale, d'abord de la monarchie vers l'aristocratie, puis une alternance entre tyrannie et démocratie. Les rois n'étaient pas absolus, contrairement à ceux d'Egypte ou de Babylonie : ils étaient conseillés par un Conseil des Anciens, et ne pouvaient pas transgresser les coutumes avec impunité. La "tyrannie" ne voulait pas nécessairement dire un mauvais gouvernement, mais seulement la direction de la nation par un seul homme dont le pouvoir n'était pas héréditaire. La "démocratie" voulait dire un gouvernement par tous les citoyens, mais cette catégorie n'incluait pas les esclaves ni les femmes. Les premiers tyrans, comme les Médicis, acquirent leur pouvoir en étant les membres les plus riches de leurs ploutocraties respectives. Souvent la source de leur richesse était la possession de mines d'or ou d'argent, rendues encore plus profitables pour la nouvelle institution de la frappe monétaire, qui venait de la Lydie voisine de l'Ionie. Il semble que la frappe de pièces de monnaie ait été inventée peu avant -700.
L'écriture phénicienne
L'une des conséquences les plus importantes, pour les Grecs, du commerce ou de la piraterie -- au départ il n'y avait guère de différence entre les deux [Hermès est le dieu du commerce, des voleurs et des voyageurs]-- fut l'acquisition de l'écriture. Bien que l'écriture eût existé pendant des milliers d'années déjà en Egypte ou en Mésopotamie, et que les Minoens eussent une forme de script [le linéaire B déchiffrée en 52, le linéaire pas encore déchiffré en 2018], il n'y a aucune preuve que les Grecs aient acquis un système alphabétique avant le dixième siècle. Ils apprirent l'art d'écrire auprès des Phéniciens, qui, comme tous les autres habitants de Syrie, étaient soumis à la fois à l'influence égyptienne et celle babylonienne, et étaient les maîtres du commerce maritime jusqu'à l'essor des cités grecques ioniennes, italiennes et siciliennes.
Au quatorzième siècle, écrivant à Akhenaton (le pharaon hérétique d'Egypte), les Assyriens utilisaient encore le cunéiforme mésopotamien [le cunéiforme n'est pas spécifique d'une seule langue ; plusieurs langues mésopotamiennes étaient écrites en cunéiforme, dont le sumérien et l'akkadien]. Mais Hiram de Tyr (969-936) utilisait l'alphabet phénicien qui s'est probablement développé à partir du script égyptien. Les Egyptiens utilisaient, à l'origine, une écriture purement idéographique [= faite de dessins] ; graduellement les dessins, très symbolisés, en vinrent à signifier des sons (chaque dessin signifia finalement le premier son du nom de la chose qu'il représentait) [l'idée est la suivante, même si l'illustration peut ne pas être exacte : un boeuf était représenté par une tête avec deux cornes pointant vers le haut, puis par commodité d'écriture vers le côté ; le mot se prononçait, par exemple, "apis" ; alors le signe -- qui devint la lettre alpha -- représenta le son "a"] et ainsi les dessins -- très symbolisés -- devinrent des lettres.
Cette dernière étape, qui ne fut pas totalement franchie par les Egyptiens eux-mêmes, mais par les Phéniciens, produisit l'alphabet avec tous ses avantages. Les Grecs, empruntant aux Phéniciens, améliorèrent l'alphabet pour qu'il soit mieux adapté à leur propre langue, et apportèrent l'importante innovation consistant à ajouter des voyelles, au lieu de n'avoir que des consonnes. Il ne fait aucun doute que l'acquisition de cette façon très commode d'écrire accéléra considérablement le développement de la civilisation grecque. [Cependant ce n'était pas suffisant, car par exemple les Phéniciens qui non seulement l'avaient aussi mais l'avait inventé, à partir d'une impulsion initiale égyptienne, s'ils firent des contributions à la civilisation occidentale, n'en firent pas autant loin s'en faut que les Grecs.]
Coupe de Nestor, c. -730, premier objet portant une inscription en grec encore lisible de nos jours
- Νέστορος [εἰμὶ] εὔποτ[ον] ποτήριο[ν]·
ὃς δ’ ἂν τοῦδε π[ίησι] ποτηρί[ου] αὐτίκα κῆνον - ἵμερ[ος αἱρ]ήσει καλλιστ[εφάν]ου Ἀφροδίτης.
"Je suis la coupe de Nestor, bonne pour boire. Celui qui boira avec ce vaisseau, aussitôt le désir pour la belle Aphrodite le saisira."
Homère : l'Iliade et l'Odyssée et la mythologie olympienne sont les produits de la culture aristocratique urbaine, en contraste avec la culture populaire
Le premier produit notable de la civilisation hellénique fut Homère. Tout ce qui concerne Homère n'est que conjecture, mais l'opinion la plus répandue parmi les spécialistes est qu'il s'agit plus vraisemblablement d'une série de poètes plutôt que d'un seul. D'après ceux qui soutiennent cette opinion, l'Iliade et l'Odyssée, à elles deux, prirent environ deux cents ans à être complètement écrites, certains disent entre -750 et -550, tandis que d'autres soutiennent qu' "Homère" avait pratiquement fini son travail à la fin du huitième siècle. Les poèmes homériques, dans leur forme présente, ont été apportés à Athènes par Pisistrate, qui régna (avec des interruptions) de 560 à 527 av JC. Dès son époque et dans toute la suite, les jeunes athéniens apprenaient Homère par coeur, et c'était une part importante de leur éducation. Dans certaines parties de la Grèce, notamment à Sparte, Homère n'a pas joui du même prestige avant une date plus tardive.
Les poèmes homériques, comme les romans courtois de la fin du Moyen Âge, représentent le point de vue d'une aristocratie civilisée, qui ignore les diverses superstitions encore rampantes dans la populace. A une époque plus bien plus tardive, beaucoup de ces superstitions refirent surface. Guidés par l'anthropologie, nombre d'auteurs modernes sont parvenus à la conclusion qu'Homère, loin d'être un primitif, était un expurgeur, une sorte d'esprit comme au XVIIIe siècle rationalisant les anciens mythes, soutenant la vision idéale d'une classe supérieure urbaine. Les dieux de l'Olympe, qui représentent la religion dans Homère, n'étaient pas les seuls objets de vénération chez les Grecs, que ce soit à son époque ou plus tard. Il y avait d'autres éléments plus sauvages dans la religion populaire, qui étaient maintenus à distance par l'esprit grec à son zénith, mais qui attendaient, à l'affût, de venir frapper dans les moments de faiblesse ou de terreur. Au temps de la décadence [après le siècle de Périclès], il s'avéra que des croyances, qu'Homère avait rejetées, avaient persisté à moitié enfouies durant toute la période classique. Ce fait explique de nombreuses choses qui sinon paraîtraient incohérentes et surprenantes.
[Les poèmes d'Homère sont donc une réécriture de la mythologie grecque populaire, complexe, ancienne, et primitive, en une histoire cohérente -- un peu comme le système soviétique a réécrit l'histoire de la Russie. Cette mythologie olympienne + quelques apports d'origine plus primitive a produit la religion grecque officielle de l'époque classique, -500 à -300. Ensuite nous verrons une résurgence de croyances plus primitives, comme il a coexisté en France pendant tout le deuxième millénaire la religion catholique "officielle" et des croyances païennes remontant bien avant la chrétienté apparue au début du premier millénaire. Le livre II du présent ouvrage expliquera en détail la montée en puissance du christianisme, passant de petite secte opprimée aux 1er, 2eme et 3eme siècles à religion dominant tout l'Occident spirituellement et politiquement entre 1000 et 1300.]
Religion primitive
La religion primitive, où que ce soit, était tribale plutôt que personnelle. Certains rites étaient exécutés, qui avaient pour but, à l'aide de pratiques magiques pour se concilier les dieux, de faire avancer les intérêts de la tribu, en particulier en ce qui concernait la fertilité végétale, animale et humaine. Le solstice d'hiver était un moment où il fallait encourager le soleil à ne plus diminuer ; le printemps et la période des récoltes [l'été] demandaient aussi des cérémonies appropriées. Ces moments engendraient une grande excitation collective, et conduisaient les membres à perdre le sens de leur individualité pour se sentir former un tout avec l'ensemble de la tribu. Dans le monde entier, à certaines étapes de l'évolution religieuse, des animaux et des êtres humains étaient cérémonieusement tués et mangés. Dans différentes régions, cette étape apparut à des dates très différentes. Généralement les sacrifices humains durèrent plus longtemps que la consommation rituelle des victimes ; en Grèce cela n'avait pas encore disparu au début des temps historiques (-800). Les rites de la fertilité, sans de tels aspects cruels, étaient courants dans toute la Grèce ; les mystères d'Eleusis en particulier étaient essentiellement agricoles dans leur symbolisme.
Il faut bien reconnaître que la religion, dans Homère, n'est guère religieuse. Les dieux sont complètement humains, ne se distinguant des hommes que parce qu'ils sont immortels et possèdent des pouvoirs surhumains. Sur le plan moral, ils ne méritent aucune admiration, et il est difficile de comprendre comment ils ont pu susciter une telle révérence. Dans certains passages, supposés tardifs, ils sont traités avec une irrévérence voltairienne. Les quelques authentiques sentiments religieux qu'on peut trouver dans Homère concernent moins les dieux de l'Olympe que les êtres plus insaisissables que sont la Destinée ou la Nécessité ou la Fatalité, auxquelles Zeus même est soumis. Le Destin ("Fate" en anglais) a exercé une grande influence sur la pensée grecque, et est peut-être l'une des sources à partir desquelles la science a forgé le concept de loi de la nature. Les dieux homériques étaient les dieux d'une aristocratie conquérante, pas les dieux utiles de la fertilité pour ceux qui labouraient effectivement la terre. Comme le dit Gilbert Murray dans "Les cinq étapes de la religion grecque" :
"Les dieux de la plupart des nations prétendent avoir créé le monde. Rien de tel de la part des dieux de l'Olympe. Le plus qu'ils aient jamais prétendu est de l'avoir conquis... Et quand ils l'eurent conquis qu'en ont-ils fait ? S'occupent-ils de son gouvernement ? Promeuvent-ils l'agriculture ? Pratiquent-ils le commerce et l'industrie ? Rien de tout cela. Pourquoi devraient-ils se consacrer à un quelconque travail honnête ? Ils trouvent plus facile de vivre des revenus produit par le peuple, et frappent de la foudre ceux qui ne paient pas. Ce sont des chefs de bande conquérants, des pirates royaux. Ils se battent, et festoient, et jouent, et font de la musique ; ils boivent comme des trous, et partent d'immenses éclats de rire à la vue du forgeron boiteux qui s'occupe de les servir. Ils ne sont jamais effrayés, sauf par leur propre roi. Ils ne disent jamais de mensonge, sauf à la guerre et en amour."
Les héros humains d'Homère ne se comportent pas mieux. La famille principale dans l'Iliade, la Maison de Pélops [dans l'une des versions de la mythologie -- car elles sont multiples -- le père est Tantale, la mère Hippodamie, et parmi les enfants il y a les garçons Atrée, Thyeste, la fille Nicippé, etc.], ne donne pas l'image d'une famille unie et pacifique :
Tantale, le fondateur asiatique de la dynastie, commença sa carrière en commettant une offense directe envers les dieux ; certains disent, en essayant par une supercherie de leur faire manger de la chair humaine, celle de son propre fils Pélops. Pélops, ayant été miraculeusement ramené à la vie, les offensa à son tour. Il remporta la fameuse course de char contre Œnomaos, roi de Pise, grâce la connivence du conducteur de char de ce dernier, Myrtilos, puis se débarrassa de ses propres partisans, à qui il avait promis une récompense, en les jetant à la mer.
La "malédiction des Atrides" descendit sur les fils de Tantale, Atrée et Thyeste, sous la forme de ce que les Grecs appellent ate, une forte sinon irrépressible pulsion pour le crime. Thyeste corrompit la femme de son frère et grâce à cela réussit à voler la "chance" de la famille, le fameux bélier à la toison d'or. Atrée à son tour s'assura du bannissement de son frère, puis le rappelant à lui au prétexte de se réconcilier, lui offrit en repas la chair de ses propres enfants.
Agamemnon, le fils d'Atrée, hérita alors de la malédiction. Il offensa Artémis en tuant le cerf sacré. Puis il sacrifia sa propre fille, Iphigénie, pour apaiser la déesse, et obtenir un sauf-conduit pour aller à Troie avec sa flotte. Il fut à son tour tué par sa femme infidèle, Clytemnestre, et l'amant de celle-ci, Egisthe, un fils survivant de Thyeste.
Oreste, le fils d'Agamemnon, à son tour vengea son père en tuant sa mère et Egisthe.
Schéma généalogique de la Maison de Pélops dans l'une des versions de la mythologie.
Ionie, Lydie, Perse
Homère en tant qu'oeuvre achevée était un produit de l'Ionie, c'est-à-dire de la partie hellénique de l'Asie mineure et les îles adjacentes. A un certain moment au cours du sixième siècle au plus tard, les poèmes homériques furent définitivement figés dans leur forme présente. C'est aussi durant ce siècle que la science et la philosophie grecques débutèrent. A la même époque, des événements d'une importance fondamentale se déroulaient dans d'autres parties du monde. Confucius, Bouddha, et Zoroastre, s'ils ont existé, appartiennent probablement au même siècle.
Vers le milieu du VIe siècle (c'est-à-dire vers -550), l'empire perse [= empire achéménide] fut établit par Cyrus. [Cyrus conquit Sardes en Lydie, vers -547. C'est la fin de Crésus roi de Lydie, royaume dans lequel fut inventée la frappe de pièces de monnaie environ deux siècles plus tôt. Cette histoire fait partie du livre d'Hérodote "Histoires". Voir le livre "Le Pouvoir de l'Or", par Peter L. Bernstein.] Vers la fin du VIe siècle, les cités grecques d'Ionie, à qui les Perses avaient accordé une autonomie limitée, tentèrent une vaine rébellion, qui fut écrasée par Darius. Et les meilleurs hommes grecs d'Ionie fuirent en exil.
Plusieurs des philosophes grecs de cette période étaient des réfugiés, errant de ville en ville, dans la partie encore libre du monde hellénique, répandant la civilisation qui, jusqu'alors, avait été confinée pour l'essentiel en Ionie.
Ils furent bien traités dans leur errance. Xénophane (-570, -475), qui atteignit l'âge adulte avant la fin du siècle, et qui faisait partie des réfugiés, dit : "C'est la sorte de chose que nous devrions raconter en hiver au coin du feu, tandis que nous sommes étendus sur des couches, après un bon repas, buvant du vin doux et croquant des pois chiches : 'De quelle contrée venez-vous, et quel âge avez-vous, mon ami ? Et quel âge aviez-vous quand les Mèdes survinrent ?' "
Le reste de la Grèce parvint à préserver son indépendance dans les batailles de Salamine (-480) et Platées (-479) [qui font partie des célèbres "guerres médiques" (-499 à -479) opposant l'ensemble des communautés formant la Grèce à l'Empire perse -- un peu comme si plus tard, en -52, César n'avait pas remporté la victoire, mais avait été battu à Alésia]. Après quoi l'Ionie fut à nouveau grecque et libre pour un temps.
Cependant, en conséquence ultérieurement de la défaite d'Athènes contre Sparte lors de la Guerre du Péloponnèse (-431, -404), les Perses regagnèrent toute la côte occidentale de l'Asie mineure. Et leur droit sur ce territoire fut définitivement établi par la Paix d'Antalcidas (386 av JC). Environ cinquante ans plus tard, il serait incorporé dans l'Empire d'Alexandre.
Eparpillement de petits Etats indépendants (époque classique archaïque, -800 à -500)
La Grèce était divisée en un grand nombre de petits Etats indépendants, chacun constitué simplement d'une ville et de territoires agricoles alentour. Le niveau de civilisation était très différent entre les différentes parties du monde grec, et seule une minorité de cités contribuèrent à l'ensemble de la réussite grecque sur le plan de la civilisation. Sparte, dont nous serons amenés à beaucoup reparler, était importante sur le plan militaire, mais pas culturellement. Corinthe était riche et prospère, un grand centre commercial, mais n'a pas produit de grands hommes.
Ensuite il y avait des communautés rurales purement agricoles, comme la proverbiale Arcadie [cf. Les Bergers d'Arcadie, de Nicolas Poussin], dont la légende a fait des habitants des personnes menant une vie idyllique. (L'Arcadie est une région située au centre de la péninsule du Péloponnèse.) Mais en réalité ces communautés rurales étaient remplies d'anciennes horreurs barbares.
Dieux primitifs, Pan, Hermès, Artémis, etc.
Les habitants d'Arcadie, par exemple, adoraient Hermès et Pan, et avaient une multitude de cultes de la fertilité, pour lesquels, souvent, un simple pilier de pierre de section carrée faisait office de statue de la divinité. La chèvre était un symbole de la fertilité, parce que les paysans étaient trop pauvres pour posséder des taureaux. Quand la famine menaçait, la statue de Pan était frappée. (Des pratiques similaires ont encore lieu en Chine dans des villages reculés [écrit dans les années 40].) Il y avait un clan de loups-garous, lié, probablement, aux sacrifices humains et au cannibalisme. On pensait que quiconque avait goûté à la chair de la victime lors d'un sacrifice humain devenait un loup-garou. Il existait, toujours en Arcadie, une caverne consacrée à Zeus-Lycaon (le loup-Zeus). Dans cette caverne personne n'avait d'ombre, et quiconque y pénétrait mourait dans l'année. Toutes ces superstitions étaient encore fermement répandues durant la période classique (-500 à -300).
Pan, dont le nom à l'origine était "Paon", signifiant celui qui nourrit, ou bien le pasteur, acquit son sens plus connu, de "dieu total" [qui donne le préfixe pan + qqc en français pour signifier qqc de global : ex. pangermanisme, pangée, pandémonium, etc.], quand son culte fut adopté par Athènes au cinquième siècle (années -500 à -401, dit aussi "siècle de Périclès" et considéré comme l'apogée de la civilisation grecque classique), après la fin de la guerre contre les Perses (-479).
Dionysos / Bacchus, origine en Thrace
Il y avait, cependant, aussi en Grèce antique d'autres pratiques que nous assimilons plus naturellement à des pratiques religieuses. Elles n'étaient pas non plus liées aux dieux de l'Olympe, mais à Dionysos ou Bacchus, auquel nous pensons a priori comme à un dieu blâmable buvant beaucoup de vin et souvent soûl.
[La façon dont, à partir du culte de Dionysos / Bacchus, se développa un profond mysticisme, qui a beaucoup influencé un grand nombre de philosophes, et a même eu une part dans la formation de la théologie chrétienne, est tout à fait remarquable, et doit être comprise par quiconque souhaite étudier le développement de la pensée grecque et aussi de la religion chrétienne.]
Dionysos, ou Bacchus, était à l'origine un dieu thrace [région au nord de la Grèce]. Les Thraces étaient beaucoup moins civilisés que les Grecs. Ces derniers considéraient les Thraces comme des barbares. Comme tous les agriculteurs primitifs, les Thraces avaient des cultes de la fertilité, et un dieu en charge de la promouvoir. Son nom était Bacchus. Il n'a jamais été clair si Bacchus avait au départ la forme d'un homme ou d'un taureau.
Quand les Thraces découvrirent comment faire de la bière, ils estimèrent que l'ivresse était un état divin, et honorèrent Bacchus pour ce bienfait. Quand, plus tard, ils surent aussi comment faire du vin et apprirent à le boire, leur considération pour Bacchus n'en fut qu'accrue. Ses fonctions pour promouvoir la fertilité en général passèrent au second plan par rapport au raisin et la divine folie produite par le vin.
"Le Triomphe de Silène" par Jules Dalou (1838-1902), Jardin du Luxembourg. (Silène est le père nourricier de Bacchus. Il est lui-même le fils de Mercure ou de Pan et d'une nymphe.)
A quelle date son culte a-t-il migré de la Thrace vers la Grèce ? La réponse n'est pas connue, mais il semble que ce soit juste avant les temps grecs historiques [R. veut sans doute dire la fin des "siècles obscurs", c'est-à-dire vers -800. On se rappelle que la Grèce classique "archaïque va de -800 à -500].
Le culte de Bacchus rencontra l'hostilité des tenants de la religion grecque officielle, mais néanmoins trouva sa place. Il contenait de nombreux éléments barbares, comme par exemple dépecer complètement des animaux sauvages et tout manger cru. Il y avait de curieux éléments concernant les femmes. De respectables matrones et des jeunes femmes, formant de large groupes, pouvaient passer des nuits entières dans des clairières à danser, en transes simulant l'extase, et dans une ivresse peut-être en partie d'origine alcoolique, mais surtout mystique [ce sont les "Dionysies grecques, qui passèrent ensuite à Rome vers -300 où elles sont appelées les "Bacchanales"]. Les maris n'appréciaient pas beaucoup ces pratiques, mais n'osaient pas s'opposer à la religion. A la fois la beauté et la sauvagerie de ce culte est mis en avant par Euripide (-483, -406) dans Les Bacchantes (mises en scène pour la première fois en -405).
Dionysie, par Frans Francken (1542-1616). Voir aussi le site http://arts.mythologica.fr/ pour les thèmes mythologiques dans l'art.
Esprit civilisé et esprit primitif (parallèle avec la distinction entre esprit apollinien et esprit dionysiaque, faite par Plutarque, Michelet et Nietzsche)
Le succès de Dionysos en Grèce n'est pas surprenant. Comme toutes les communautés qui se sont civilisées rapidement, les Grecs, ou du moins une certaine proportion d'entre eux, développèrent un goût pour tout ce qui était primitif, et une attraction pour un mode de vie plus instinctif et passionné que ce qui était accepté par la morale. Pour l'homme ou la femme qui, par nécessité sociale, est plus civilisé dans son comportement que dans ses sentiments, la rationalité a quelque chose d'exaspérant et la vertu est ressentie comme un fardeau et un esclavage. Cela conduit à une réaction dans la façon de penser, les sentiments et la conduite. C'est la réaction dans la façon de penser qui nous concerne plus spécialement dans cet ouvrage, mais il faut d'abord dire quelque chose de la réaction dans les sentiments et la conduite.
L'homme civilisé se distingue du sauvage essentiellement par la prudence, ou, pour utiliser un terme au sens un peu plus large, par la prévision. Il est capable d'endurer des peines dans le présent afin d'obtenir des plaisirs dans l'avenir, même si ces futurs plaisirs adviendront dans longtemps. Cette habitude commença à prendre de l'importance avec l'agriculture ; aucun animal ni aucun sauvage ne travaillerait au printemps pour avoir de la nourriture le prochain hiver, à part quelques actions purement instinctives comme chez les abeilles faisant du miel ou les écureuils faisant des réserves de noisettes. Dans le cas de ces animaux il n'y a pas de prévision réfléchie ; il y a un instinct qui conduit directement à certains actes, qui aux yeux d'un spectateur humain, vont manifestement s'avérer utiles plus tard. On peut parler de vraie prévision réfléchie seulement quand un homme fait une chose vers laquelle aucun instinct ne le pousse particulièrement, mais parce que sa raison lui dit qu'il en tirera profit à un certain moment dans l'avenir. La chasse ne demande aucune prévision, car elle est elle-même source de plaisir ; mais labourer la terre est un travail, et n'est la conséquence d'aucune pulsion spontanée.
[R. a une pensée typique du milieu du XXe siècle, n'accordant aucune pensée construite, réfléchie et prévoyante aux animaux. Il n'avait sans doute pas de chats à la maison, ou ne les avait pas observés. Avec les travaux d'auteurs comme Franz de Waal, au début du XXIe siècle il semble qu'il faille modifier au moins en partie ce point de vue en ce qui concerne les animaux supérieurs, mais aussi les corvidés et d'autres, comme les pieuvres.]
La civilisation contrôle les pulsions non seulement à travers la prévision des conséquences, qui est un auto-contrôle, mais à travers la loi, la coutume, et la religion. Ce contrôle, elle en a hérité des temps barbares, mais elle le rend moins instinctif et plus systématique. Certains actes sont qualifiés de criminels, et sont punis ; d'autres, bien que non passibles de la loi, sont qualifiés de mauvais, et exposent ceux qui se sont rendus coupables de les avoir commis à l'opprobre de la société. L'institution de la propriété privée apporte avec elle la sujétion des femmes, et habituellement la création d'une classe d'esclaves. D'un côté les objectifs de la communauté sont imposés à l'individu, et d'un autre côté l'individu, ayant pris l'habitude de voir sa vie comme un ensemble, sacrifie de plus en plus son présent à son avenir.
Il est évident que ce processus peut être poussé à l'excès, comme par exemple chez l'avare. Mais sans aller jusqu'à de tels extrêmes, la prudence peut facilement conduire à perdre certaines des meilleures choses que la vie a à offrir. Celui qui vénère Dionysos réagit contre cette prudence. Dans l'intoxication, physique ou spirituelle, il recouvre une intensité d'émotions que la prudence avait détruite ; il découvre un monde rempli de délices et de beauté, et son imagination est soudainement libérée de la prison des préoccupations quotidiennes. Le rituel bachique produisait ce qui était appelé "l'enthousiasme", qui signifie, étymologiquement, l'entrée du dieu dans l'adorateur, qui se sentait ainsi devenir un avec dieu. La plupart des plus grands accomplissements humains contiennent un élément d'ivresse (je ne parle pas d'ivresse alcoolique), une mise à l'écart de la prudence en faveur de la passion. Sans l'élément bachique, la vie serait inintéressante ; avec lui, elle est dangereuse. L'opposition entre la prudence et la passion est un conflit qui a toujours existé dans l'histoire. Ce n'est pas un conflit dans lequel nous devons choisir entièrement un côté.
Dans la sphère de la pensée, la civilisation sobre est grosso modo synonyme de la science. Mais la science, sans un élément de passion irrationnelle, est insatisfaisante ; l'homme a aussi besoin de passion et d'art et de religion. La science peut mettre des limites à la connaissance, mais ne doit pas mettre de limites à l'imagination. Parmi les philosophes grecs antiques, comme parmi ceux qui vinrent après, il y avait ceux qui étaient principalement scientifiques, et ceux qui étaient principalement religieux ; les seconds devaient beaucoup, directement ou indirectement, à la religion de Bacchus. Cela s'applique particulièrement à Platon, et à travers lui à ces développements ultérieurs qui furent en définitive incorporés dans la théologie chrétienne.
Du culte dionysiaque / bachique au culte orphique. L'Orphisme préfigure le christianisme
La vénération de Dionysos dans sa forme originelle était sauvage, et par de nombreux aspects repoussante. Ce n'est pas sous cette forme qu'elle influença les philosophes, mais sous une forme spiritualisée attribuée à Orphée, qui était un ascète, et substituait l'intoxication mentale à celle physique.
Orphée est une figure mal connue et difficile à cerner. Certains soutiennent que c'est un homme qui a existé, d'autres que c'est un dieu ou un héros imaginaire. Selon la tradition, il venait de Thrace, comme Bacchus, mais il semble plus probable qu'il (ou en tout cas le mouvement qui lui est associé) venait de Crète. Il est certain que les doctrines orphiques contiennent beaucoup qui semble avoir sa source en Egypte. Or c'est surtout via la Crète que l'Egypte a influencé la Grèce. On dit d'Orphée que c'était un réformateur qui fut mis en pièces par des Ménades en furie agissant au nom de l'orthodoxie bachique. Son addiction à la musique n'est pas aussi marquée dans les formes les plus anciennes de la légende qu'elle ne le devint ensuite. C'était tout d'abord un prêtre et un philosophe.
Quels que soient les enseignements d'Orphée (s'il a existé), les enseignements des Orphiques sont bien connus. Ils croyaient en la transmigration des âmes ; ils enseignaient que l'âme pouvait dans l'au-delà atteindre l'éternel bonheur ou bien souffrir des tourments éternels ou temporaires selon la façon dont elle avait vécu ici-bas. Ils cherchaient à devenir "purs", en partie grâce à des cérémonies de purification, en partie en évitant certains types de contamination. Les plus orthodoxes d'entre eux s'abstenaient de manger de la viande animale, sauf en certaines occasions rituelles où ils la mangeaient de manière sacramentelle. L'homme, soutenaient-ils, est partiellement terrestre et partiellement céleste ; mais par une vie pure la partie céleste pouvait s'accroître et celle terrestre diminuer. A la fin un homme pouvait devenir un avec Bacchus, et était appelé "un Bacchus". Il y avait une théologie élaborée, selon laquelle Bacchus est né deux fois, une fois de sa mère Sémélé, et une autre fois de la cuisse de son père Zeus.
Il y a de nombreuses formes du mythe de Bacchus / Dionysos. Dans l'une d'entre elles, Bacchus est le fils de Zeus et de Perséphone ; alors qu'il était encore un garçon, il fut mis en pièces par les Titans, qui mangèrent sa chair toute entière sauf le cœur. Certains disent que le cœur fut donné par Zeus à Sémélé, d'autres que Zeus l'avala ; dans tous les cas, cela produisit la seconde naissance de Bacchus. Quand les adorateurs de Bacchus déchiquetaient les animaux sauvages et dévoraient leur chair crue, ils reproduisaient ce qu'avait subi Bacchus lui-même de la part des Titans, et l'animal, dans un certain sens, était une incarnation du dieu. Les Titans étaient nés sur terre, mais après avoir mangé le dieu ils avaient un élément de divinité. Ainsi l'homme est pour partie terrestre et pour partie céleste, et les rites bachiques cherchaient à la rendre plus complètement divin.
Euripide met une confession dans la bouche d'un prêtre orphique, qui est instructive (les traductions en anglais dans ce chapitre sont du professeur Gilbert Murray) :
Lord of Europa's Tyrian line, Zeus-born, who holdest at thy feet The hundred citadels of Crete, I seek to Thee from that dim shrine, |
Lord de la lignée Tyrienne d'Europe, né de Zeus, qui détient à tes pieds La centaine de citadelles de Crète, Je te recherche dans cet obscur sanctuaire, |
Roofed by the Quick and Carven Beam, By Chalyb steel and wild bull's blood. In flawless joints of Cypress wood Made steadfast. There in one pure stream |
Couvert par la Poutre Efficace et Sculptée, par l'acier de Chalyb et le sang du taureau sauvage. Rendue solide par des jointures parfaites en bois de Cyprès. Il y a un pur ruisseau |
My days have run. The servant I, Initiate, of Idaean Jove (mystiquement identifié avec Bacchus) Where midnight Zagreus (l'un des nombreux noms de Bacchus) roves, Irove; I have endured his thunder-cry; |
Que mes jours ont parcouru. Le servant Moi, Initié, de Jove Idaean (mystiquement identifié avec Bacchus) Quand Zagreus de minuit (l'un des nombreux noms de Bacchus) se déplace, Irove ; j'ai enduré sa foudre ; |
Fulfilled his red and bleeding feasts; Held the Great Mother's mountain flame; I am set free and named by name A Bacchos of the Mailed Priests |
Accompli ses fêtes rouges et sanglantes ; Détenu la flamme montagnarde de la Grande Mère; Je suis libéré et nommé du nom de Un Bacchus des Prêtres Envoyés |
Robed in pure white I have borne me clean From man's vile birth and coffined clay, And exiled from my lips alway Touch of all meat where Life hath been. |
Vêtu de blanc pur je me suis lavé de la vile naissance de l'Homme et d'argile confinée Et exilé de mes lèvres tout contact avec la viande où s'est trouvée la vie. |
[C'est curieux ce concept de "traduction de poésie", par G. Murray, qui consiste à rendre le texte d'arrivée en anglais aussi incompréhensible que celui de départ en grec. Normalement une traduction, c'est fait pour rendre compréhensible. Des traductions des dramaturges grecs sont disponibles ici http://www.ouvroir.com/biberfeld/ ]
Des tablettes orphiques ont été trouvées dans des tombes, donnant des instructions aux âmes des morts pour trouver leur chemin dans l'autre monde, et ce qu'elles doivent dire afin de prouver qu'elles ont été dignes du salut. Les tablettes sont brisées et incomplètes ; la plus complète (la tablette Petelia) dit ceci :
Tu trouveras à gauche de la maison d'Hadès une source,
Et à son côté se tiendra un cyprès blanc.
De cette source tu ne t'approcheras pas.
Mais tu en trouveras une autre près du Lac de la Mémoire,
De l'eau fraîche en sortant, et il y a des gardiens devant elle,
Dis : "Je suis un enfant de la Terre et du Ciel étoilé :
Mais ma race est du Ciel (seul). Cela vous le savez vous-mêmes
Et voyez, je suis desséché de soif et je meurs. Donnez-moi vite
De l'eau fraîche coulant du Lac de la Mémoire."
Et, d'eux-mêmes, ils te donneront à boire de la source sacrée,
Et ensuite parmi les autres héros tu auras ta place...
Une autre tablette dit : "Salut, Toi qui a souffert la souffrance... D'Homme Tu es devenu Dieu." Et encore une autre : "Heureux et béni sois-tu, tu seras Dieu au lieu de mortel."
La source où l'âme ne doit pas s'abreuver est Léthé, qui apporte l'oubli ; l'autre source est Mnémosyne, le souvenir. L'âme arrivée dans l'autre monde, si elle veut obtenir son salut, ne doit pas oublier, mais au contraire, doit acquérir une mémoire surpassant ce qui est naturel.
Les Orphiques étaient une secte ascétique ; le vin, pour eux, n'était qu'un symbole, de même qu'il l'est devenu plus tard dans le rituel catholique de la messe. L'ivresse qu'ils recherchaient était celle de "l'enthousiasme", c'est-à-dire l'union avec le dieu. Ils pensaient pouvoir eux-mêmes acquérir, par cette méthode, la connaissance mystique qui n'est pas accessible par des moyens ordinaires. Cet élément mystique est entré dans la philosophie grecque avec Pythagore, qui était un réformateur de l'Orphisme, comme Orphée l'avait été de la religion de Dionysos / Bacchus. Après Pythagore, les éléments orphiques entrèrent dans la philosophie de Platon. Et de Platon, ils passèrent dans la plupart des philosophies appartenant à la catégorie de celles qui conservent un élément religieux.
Certains éléments clairement bachiques ont survécu partout où l'Orphisme a eu une influence. L'un de ces éléments est le féminisme, qu'on retrouve chez Pythagore, et qui chez Platon va jusqu'à lui faire dire que les hommes et les femmes sont politiquement des égaux. "Les femmes en tant que sexe, dit Pythagore, sont plus enclines à la piété." Un autre élément bachique est le respect pour les émotions violentes. La tragédie grecque est issue des rites dionysiaques (voir "La Naissance de la tragédie" de Friedrich Nietzsche). Euripide, plus particulièrement, honora les deux principaux dieux de l'Orphisme : Dionysos et Eros. Il n'avait aucun respect pour l'homme froid, d'une moralité sévère, au comportement toujours contrôlé. Dans ses tragédies, celui-ci est généralement conduit vers la folie ou la souffrance envoyée par les dieux pour se venger de ses blasphèmes.
L'erreur de la vision traditionnelle qui voit en les Grecs un peuple seulement sage et serein (apollinien, ou d'un calme olympien)
La vision conventionnelle concernant les Grecs est qu'ils montraient toujours une admirable sérénité, qui leur permettait de contempler les passions de l'extérieur, percevant toute la beauté qu'elles pouvaient avoir, tout en restant eux-mêmes d'un calme olympien. C'est une vue d'un seul côté des choses. C'est peut-être vrai chez Homère, Sophocle et Aristote, mais c'est tout à fait faux chez ces Grecs qui étaient touchés directement ou indirectement par les influences bachiques ou orphiques. A Eleusis, où les Mystères d'Eleusis formaient la partie la plus sacrée de la religion d'Etat d'Athènes, un hymne était chanté disant :
Avec ta coupe haut levée,
Et avec ta folle fête,
Dans la vallée fleurie d'Eleusis
Tu viens, toi Bacchus, Paon. Salut !
Dans les Bacchantes d'Euripide, le choeur des Ménades mélange poésie et sauvagerie, ce qui est tout le contraire de la sérénité. Elles célèbrent les délices du dépeçage d'un animal sauvage, membre après membre, et de sa consommation immédiate et crue sur place :
O glad, glad on the Mountains
To swoon in the race outworn,
When the holy fawn-skin clings
And all else sweeps away,
To the joy of the quick red fountains,
The blood of the hill-goat torn,
The glory of wild-beast ravenings
Where the hill-top catches the day,
To the Phrygian, Lydian mountains
'Tis Bromios leads the way.
(Bromios était un autre des nombreux noms de Dionysos.) La danse des Ménades sur le flanc de la montagne n'était pas seulement sauvage, c'était une façon de s'échapper des fardeaux et soucis de la civilisation vers le monde de la beauté non-humaine et de la liberté du vent et des étoiles. Sur un mode moins frénétique elles chantaient aussi :
Will they ever come to me, ever again,
The long, long dances,
On through the dark till the dim stars wane?
Shall I feel the dew on my throat and the stream
Of wind in my hair?
Shall our white feet gleam
In the dim expanses?
O feet of the fawn to the greenwood fled,
Alone in the grass and the loveliness;
Leap of the hunted, no more in dread,
Beyond the snares and the deadly press.
Yet a voice still in the distance sounds,
A voice and a fear and a haste of hounds,
O wildly labouring, fiercely fleet,
Onward yet by river and lien.
Is it joy or terror, ye storm-swift feet?
To the dear lone lands untroubled of men,
Where no voice sounds, and amid the shadowy green
The little things of the woodland live unseen.
Avant de répéter que les Grecs étaient "sereins", essayez d'imaginer les matrones de Philadelphie se comportant ainsi, même dans une pièce d'Eugene O'Neill.
L'Orphisme vs la rationalité
L'Orphique n'est pas plus "serein" que l'adorateur non-réformé de Dionysos. Pour l'Orphique, la vie ici-bas n'est que fatigue et peine. Nous sommes attachés à une roue qui tourne dans un cycle sans fin, composé de naissances et de morts ; notre vraie vie est parmi les étoiles, mais nous sommes attachés à la Terre. Seulement par la purification, le renoncement et une vie d'ascèse, nous pouvons nous libérer de cette roue, et atteindre enfin l'extase de l'union avec Dieu. Ceci n'exprime pas la vision de gens dont la vie était facile et agréable. Cela évoque plutôt un Negro spiritual :
Je dirai à Dieu tous les tourments que j'ai connus,
Quand je rentrerai à la maison.
Pas tous les Grecs, mais une bonne partie, étaient passionnés, malheureux, en conflit avec eux-mêmes, tiraillés d'un côté par leur intellect et de l'autre par leur passion, avec une imagination capable de concevoir le paradis et des convictions qui créaient l'enfer. Ils avaient une maxime, "d'excès en rien", mais étaient excessifs en tout -- en pensée pure, en poésie, en religion, et en péché. C'est la combinaison de la passion et du raisonnement qui les rendit grands, tant qu'ils le furent. [C'est souvent de la combinaison de forces antagonistes qu'émergent les créations les plus profondes et les plus durables. Il n'y a pas de littérature du bonheur.] Aucun de ces deux aspects n'aurait pu seul transformer le monde à tout jamais comme ils l'ont fait. Leur prototype en mythologie n'était pas le dieu de l'Olympe Zeus, mais Prométhée, qui vola le feu des cieux et fut rétribué avec un tourment éternel.
Prométhée dérobant le feu, par Paul Rubens (1577-1640)
Si l'on prenait ce qui vient d'être dit, cependant, comme caractérisant les Grecs dans leur ensemble, cela serait aussi partiel que les caractériser par la "sérénité". Il y avait en fait deux tendances en Grèce, l'une passionnée, religieuse, mystique, appartenant à l'autre monde, et l'autre heureuse, empirique, rationaliste et intéressée à acquérir une connaissance de la diversité des faits. [Cette dichotomie est plus ou moins parallèle à ce qu'on appelait dans les cours de philo en France, au milieu du XXe siècle, l'esprit dionysiaque vs l'esprit apollinien.] Hérodote représente cette seconde tendance ; la représentent aussi les premiers philosophes grecs en Ionie ; et jusqu'à un certain point aussi Aristote. Karl Julius Beloch (1854-1929), après avoir décrit l'Orphisme, dit :
"Mais la nation grecque était trop pleine de la vigueur de la jeunesse pour globalement embrasser la croyance qui nie ce monde-ci et ne voit la vraie vie que dans l'Au-delà. Par conséquent la doctrine orphique resta confinée à un cercle relativement restreint d'initiés, sans avoir la moindre influence sur la religion d'Etat, pas même dans les communautés qui, comme Athènes, avaient adopté la célébration des mystères dans les rituels officiels, et lui avait conféré une protection légale. Un bon millier d'années devait s'écouler avant que ces idées -- dans des habits théologiques bien différents, il est vrai -- remporte la victoire dans le monde gréco-romain."
On pourrait penser que c'est une exagération, particulièrement en ce qui concerne les Mystères d'Eleusis, qui étaient imprégnés d'Orphisme. Globalement parlant, ceux qui étaient d'un tempérament religieux se tournaient vers l'Orphisme, tandis que les rationalistes le détestaient. On peut comparer cela au statut du Méthodisme en Angleterre à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.
Nous connaissons plus ou moins ce qu'un Grec éduqué avait appris de son père, mais nous connaissons très mal ce que, dans ses jeunes années, il avait appris de sa mère, qui était, dans une large mesure, exclue de la civilisation à laquelle les hommes prenaient un tel plaisir. Il semble probable que les Athéniens éduqués, même à la période la plus brillante de la culture [le siècle de Périclès], quelle qu'ait pu être la rationalité explicite présente dans leurs processus mentaux, ont conservé de la tradition de leur enfance un mode de pensée et des sentiments plus primitifs, qui pouvaient toujours prendre le dessus en période de stress. C'est pourquoi, aucune analyse de la façon de voir le monde par les Grecs a des chances d'être totalement correcte.
L'influence de la religion, plus particulièrement celle non-olympienne, sur la pensée grecque n'était pas correctement reconnue par les historiens jusqu'à une époque récente. Un livre révolutionnaire, "Prolegomena to the Study of Greek Religion" par Jane Harrison, a souligné à la fois les éléments primitifs et les éléments dionysiaques dans la religion des Grecs ordinaires ; "From Religion to Philosophy" de F. M. Cornford essaya de faire comprendre aux étudiants de la philosophie grecque l'influence de la religion sur les philosophes, mais ne peut pas être considéré comme totalement fiable en ce qui concerne beaucoup de ses interprétations, ni même dans son anthropologie. L'exposé le plus équilibré que je connaisse est celui de John Burnet (1863-1928) dans "Early Greek Philosophy", particulièrement le chapitre II, "Science and Religion".
Conflit entre science et religion. L'Orphisme cherche la révélation (chez Orphée), crée des communautés ("églises"), fonde l'autre partie de la philosophie que la philosophie naturelle (laquelle est devenue la science)
Un conflit entre la science et la religion apparut, explique John Burnet, à partir du "regain de religiosité qui parcourut Hellas au VIe siècle", en même temps qu'il y avait une translation de la scène principale de l'Ionie vers l'ouest, vers la Grèce continentale. "La religion de la Grèce continentale, dit-il, s'est développée différemment de celle d'Ionie. En particulier, le culte de Dionysos, qui venait de Thrace, et qui est à peine mentionné chez Homère, contenait en germe une façon totalement différente de voir la relation entre l'homme et le monde. Ce serait certainement erroné d'attribuer aux Thraces eux-mêmes de quelconques vues exaltées ; mais il ne fait aucun doute que, pour les Grecs, le phénomène de l'extase suggérait que l'âme était quelque chose de plus que le faible double du soi ou que c'était seulement quand elle avait quitté la dépouille du corps qu'elle pouvait révéler sa vraie nature..."
"Il semblait que la religion grecque allât accéder au même statut que celui atteint par les religions orientales ; et, s'il n'y avait pas eu l'essor de la science, il est difficile de voir ce qui aurait pu l'en empêcher. Il est habituel de dire que les Grecs ont été sauvés d'une religion de type oriental parce qu'ils n'avaient pas de clergé ; mais c'est prendre l'effet pour la cause. Les clergés ne font pas les dogmes, même si ils les préservent une fois qu'ils existent ; et dans leurs étapes initiales de développement les peuples orientaux n'avaient pas non plus de clergé. Ce n'est pas tant l'absence de clergé que l'existence d'écoles scientifiques qui sauva la Grèce."
"La nouvelle religion -- car en un sens elle était nouvelle, même si en un autre elle fût aussi vieille que l'humanité -- atteignit son degré de développement maximum avec la fondation de communautés orphiques. Pour autant que l'on puisse dire, les premières apparurent en Attique ; mais elles se répandirent avec une extraordinaire rapidité, particulièrement dans le sud de l'Italie et en Sicile. Elles étaient d'abord des associations pour le culte de Dionysos ; mais elles avaient deux traits distinctifs, nouveaux chez les Hellènes. Elles cherchaient une révélation comme source de l'autorité religieuse, et elles étaient organisées en communautés artificielles [par opposition à une tribu ou un village]. Les poèmes contenant leur théologie étaient attribués au thrace Orphée, qui était lui-même descendu chez Hadès, et était donc un guide de confiance pour les périls qui menaçaient l'âme échappée du corps dans l'autre monde."
Burnet continue en soulignant qu'il y a une similitude frappante entre les croyances orphiques et celles prévalant en Inde à peu près au même moment, bien que, soutient-il, il ne pût y avoir eu de contacts. Il en vient ensuite au sens originel du mot "orgie", qui était utilisé par les Orphiques pour signifier "sacrement", et avait pour but de purifier l'âme du croyant et lui permettre de s'échapper de la "roue de la naissance". Les Orphiques, contrairement aux prêtres des cultes olympiens, fondèrent ce qu'on peut appeler des "églises", c'est-à-dire des communautés religieuses [autres que les tribus ou villages naturels] au sein desquelles n'importe qui, sans distinction de race ou de sexe, pouvait être admis par une initiation. Et c'est sous leur influence que s'est développée la conception de la philosophie comme mode de vie.